20.

Il est assis à sa table de travail dans le petit appartement qu'il quitte rarement. Il va souvent jusqu'à la croisée, l'ouvre, regarde le parc du château et, au loin, la forêt de Fontainebleau. Parfois il entend le roulement d'une voiture sur les pavés de la cour du Cheval Blanc. Il pense à Berthier, à ses ministres, à tous ces hommes qui ont été près de lui des années durant, chaque jour, et qui ont disparu avant même qu'il se soit éloigné, tous pressés de servir les Bourbons, ce comte d'Artois que le Sénat vient de désigner lieutenant général du Royaume. Comment peuvent-ils ainsi, en quelques jours, parfois en quelques heures, changer de cocarde ?

Un officier, le colonel Montholon, demande à être reçu. Il parle avec émotion de l'état d'esprit des troupes et des populations dans toute la Haute-Loire, du mépris qui entoure le maréchal Augereau. Le duc de Castiglione, en effet, a harangué ses troupes, leur demandant de prendre la cocarde blanche : « Arborons cette couleur vraiment française, a-t-il dit, qui fait disparaître l'emblème d'une Révolution qui est fixée. » À Paris, on a le même mépris pour le maréchal Marmont qu'on appelle le maréchal Judas. On pourrait, continue Montholon, rallier les troupes, combattre encore.

Napoléon secoue la tête.

- Il est trop tard, ce ne serait plus à présent que la guerre civile et rien ne pourrait m'y décider.

Il montre, sur sa table, les livres, les planches et les cartes, les registres statistiques qu'il a fait rassembler et qui concernent l'île d'Elbe. Il veut, dit-il, tout connaître de cette « île du repos ».

Il reconduit Montholon, puis dit à Caulaincourt :

- La Providence l'a voulu ! Je vivrai ! Qui peut sonder l'avenir ? D'ailleurs, ma femme et mon fils me suffisent.

Mais pourquoi tardent-ils ?

« Ma bonne Louise, écrit-il,

« Tu dois avoir vu à cette heure ton père. L'on dit que tu vas pour cet effet à Trianon. Je désire que tu viennes demain à Fontainebleau afin que nous puissions partir ensemble et chercher cette terre d'asile et de repos où je serai heureux si tu peux te résoudre à l'être et oublier les grandeurs du monde.

« Donne un baiser à mon fils et crois à tout mon amour.

« Nap. »

Maintenant que la décision est prise, il voudrait partir sans tarder.

Que font les Alliés ? Qu'attendent-ils pour renvoyer les conventions signées, pour nommer les commissaires qui m'accompagneront jusqu'à l'île d'Elbe ?

- Je gêne, dit-il, ma présence au milieu de beaucoup d'officiers généraux et au milieu de troupes peut même donner quelques inquiétudes... Pourquoi n'en finit-on pas ?

Il regarde Caulaincourt. Que sait-il ?

Caulaincourt avoue enfin que lui aussi s'étonne. Les chevaux prévus aux différents relais ont été retirés. À Paris, on évoque des projets d'assassinat. Un certain Maubreuil prétend avoir été approché par le collaborateur le plus intime de Talleyrand afin de « nous débarrasser de l'Empereur ». Il doit recruter des hommes déterminés. Peut-être agiront-ils le long du parcours. Ici, à Fontainebleau, il y a encore la Vieille Garde.

On a déjà si souvent voulu m'assassiner. Ces hommes-là sont prêts à tout.

- M. de Talleyrand me trahit depuis si longtemps, dit-il. Il a sacrifié la France aux Bourbons. Il l'a livrée à l'intrigue d'une coterie.

Il a un geste de mépris.

- J'ai fermé l'arène des révolutions, continue-t-il, et pardonné même à ses assassins. Qu'ai-je fait pour moi ? Où sont mes trésors, mes bijoux ? Les autres étaient couverts d'or, l'habit de mes chasseurs ou de mes grenadiers me suffisait...

Il fait quelques pas, s'appuie à la croisée.

- On sera bien étonné de ma résignation, du calme dans lequel je compte vivre maintenant. L'ambition que vous-même me croyez n'aura plus pour but que la gloire de cette chère France.

Il se tourne vers Caulaincourt.

- Puisque je suis condamné à vivre, j'écrirai l'histoire. Je rendrai justice aux braves qui se sont couverts de gloire, aux hommes d'honneur qui ont bien servi la France, j'immortaliserai leurs noms, c'est pour moi une dette et je l'acquitterai.

Il reste seul.

Il le sait, il a parfois été injuste envers ceux qui lui étaient le plus proches.

Il a choisi contre eux pour atteindre ses buts politiques.

Et même s'il a essayé de les ménager, de les protéger, il les a fait souffrir. Ici même, il y a quelques jours, Marie Walewska est venue. Elle l'a attendu plusieurs heures. Il ne l'a pas reçue. Elle ne voulait que le voir, le soutenir.

Il commence à écrire :

« Marie, les sentiments qui vous animent me touchent vivement. Ils sont dignes de votre belle âme et de la bonté de votre cœur. Lorsque vous aurez arrangé vos affaires, si vous allez aux eaux de Lucques ou de Pise, je vous verrai avec un vif plaisir ainsi que votre fils, pour qui mes sentiments seront toujours invariables. Portez-vous bien, n'ayez point de chagrin, pensez à moi avec plaisir et ne doutez jamais de moi. »

Il reste un long moment silencieux, puis répond à peine à Caulaincourt qui lui annonce que les commissaires alliés arriveront le 19 avril et que le départ de Fontainebleau pourra ainsi être fixé au 20. Est-ce que ma femme et mon fils seront là ? Caulaincourt l'espère.

D'un signe, Napoléon demande à rester seul.

Il a une autre dette à honorer. Il veut écrire à Joséphine.

« Je me félicite de ma situation, lui dit-il. J'ai la tête et l'esprit débarrassés d'un poids énorme ; ma chute est grande mais au moins elle est utile, à ce qu'ils disent.

« Je vais dans ma retraite substituer la plume à l'épée. L'histoire de mon règne sera curieuse ; on ne m'a vu que de profil, je me montrerai tout entier. Que de choses n'ai-je pas à faire connaître. Que d'hommes dont on a une fausse opinion ! J'ai comblé de bienfaits des milliers de misérables ! Qu'ont-ils fait dernièrement pour moi ? Ils m'ont trahi, oui, tous.

« J'excepte de ce nombre le bon Eugène, si digne de vous et de moi. Puisse-t-il être heureux sous un roi fait pour apprécier les sentiments de la nature et de l'honneur !

« Adieu, ma chère Joséphine, résignez-vous ainsi que moi et ne perdez jamais le souvenir de celui qui ne vous a jamais oubliée et ne vous oubliera jamais.

« Napoléon. »

« P.-S. J'attends de vos nouvelles à l'île d'Elbe. Je ne me porte pas bien. »

Il peut avouer cela à Joséphine. Souvent il respire mal, comme si sa poitrine était écrasée. L'estomac, depuis la nuit de sa mort manquée, est douloureux. Il est inquiet. Malgré les lettres qu'il reçoit de Marie-Louise, il pressent qu'elle ne viendra pas, qu'il ne verra peut-être plus jamais ni sa femme ni son fils.

Il reprend les lettres qu'il a reçues d'elle. Marie-Louise lui annonce qu'elle n'ira pas aux eaux de Toscane, mais à celles d'Aix-les-Bains. Son père l'a contrainte à recevoir l'empereur Alexandre et le roi de Prusse.

Il écrit :

« Je te plains de recevoir de pareilles visites, le roi de Prusse est capable de te dire sans mauvaise intention des choses inconvenantes. Je suis fâché de te voir aller hors de la ligne des bains où il serait naturel que tu ailles. Dans tous les cas, je te recommande de prendre soin de ta santé et d'avoir du courage pour soutenir ton rang et le malheur avec fermeté et courage.

« Adieu ma bonne Louise. Tout à toi. »

Il se rend compte, après avoir confié la lettre à Montesquiou, qu'il ne l'a pas signée. Il est nerveux. Il voudrait chasser cette intuition qui grandit en lui. Il ne les verra plus.

Il guette les bruits, se précipite hors de l'appartement. C'est un courrier de l'empereur d'Autriche. Il parcourt la lettre : « Monsieur mon frère et cher beau-fils... » Il avait raison. L'Empereur entraîne sa fille et le roi de Rome à Vienne. « Rendue à la santé, écrit-il, ma fille ira prendre possession de son pays, ce qui la rapprochera tout naturellement du séjour de Votre Majesté. »

Il jette la lettre.

La vie m'est insupportable.

Il savait cela depuis longtemps. Ils vont me prendre mon fils.

Il s'écrie : « Montrer aux Viennois la fille des Césars, l'Impératrice des Français, l'épouse de Napoléon, le roi de Rome, le fils du vainqueur de l'Autriche déchu, tombé du trône par la coalition de toute l'Europe, par l'abandon d'un père, voilà qui blesse trop de convenances. »

Que la honte soit sur ces gens-là, qui osent cela. Et l'on me considérait comme indigne d'être l'égal de ces gens-là, qui me volent ma femme et mon fils !

Puisqu'il ne peut pas mourir, que la mort se refuse, et puisque les commissaires sont arrivés, alors il faut partir, vite, loin.

Ce mercredi 20 avril 1814, il est debout dès l'aube. Il entend les pas des soldats de sa Vieille Garde qui viennent former la haie dans la cour du Cheval Blanc au bas de l'escalier du fer à cheval.

Il écrit à Marie-Louise.

« Je pars pour coucher ce soir à Briare. Je partirai demain matin pour ne plus m'arrêter qu'à Saint-Tropez. J'espère que ta santé te soutiendra et que tu pourras venir me rejoindre.

« Adieu, ma bonne Louise, tu peux toujours compter sur le courage, la constance et l'amitié de ton époux.

« Nap. »

« Un baiser au petit roi. »

Il sort de l'appartement, il s'approche des commissaires étrangers, un Russe, le comte Chouvalov, le général Koller pour l'Autriche, le colonel Campbell pour l'Angleterre, et le comte prussien Walbourg-Truchsess. Il les sent émus, inquiets même. Il domine ces hommes-là.

L'empereur d'Autriche ne respecte pas ses engagements, dit-il, c'est un homme sans religion qui pousse sa fille au divorce. Ces souverains qui se sont rendus auprès de l'Impératrice ont manqué de délicatesse.

Puis il lance :

- Je n'ai point été un usurpateur, parce que je n'ai accepté la couronne que d'après le vœu unanime de la nation ; tandis que Louis XVIII l'a usurpée, n'étant appelé au trône que par un vil Sénat dont plus de dix membres ont voté la mort de Louis XVI !

Il s'éloigne. Il entend les voitures qui roulent sur les pavés de la cour du Cheval Blanc.

C'est le moment.

Il voit ses grenadiers, raides sous les armes. Les baïonnettes brillent entre les hauts bonnets à poil. Il se tourne vers les officiers qui le suivent, leur serre la main, puis descend d'un pas ferme les escaliers.

Il est au milieu de ses soldats. Il leur a tant de fois parlé pour les envoyer au combat, à la mort. Il leur doit tout.

- Soldats de ma Vieille Garde, je vous fais mes adieux, commence-t-il. Depuis vingt ans, je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l'honneur et de la gloire ! Dans ces derniers temps comme dans ceux de ma prospérité, vous n'avez cessé d'être des modèles de bravoure et de fidélité. Avec des hommes tels que vous, notre cause n'était pas perdue, mais la guerre était interminable, c'eût été la guerre civile et la France n'en serait devenue que plus malheureuse.

Il les regarde. Certains de ces hommes cachent leurs yeux sous leurs doigts, d'autres sanglotent.

Il sent l'émotion le submerger.

- J'ai donc sacrifié tous nos intérêts à ceux de la patrie, continue-t-il. Je pars : vous, mes amis, continuez à servir la France. Son bonheur était mon unique pensée ; il sera toujours l'objet de mes vœux ! Ne plaignez pas mon sort : si j'ai consenti à me survivre, c'est pour servir encore à votre gloire. Je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble !

Il est contraint de se taire quelques secondes. Il entend les sanglots.

- Adieu, mes enfants ! Je voudrais vous presser tous sur mon cœur ; que j'embrasse au moins votre drapeau.

Le général Petit avance en tenant la hampe couronnée de l'aigle. Napoléon embrasse le drapeau, serre le général dans ses bras.

Il voit des grenadiers qui soulèvent leur bonnet. Il aperçoit le général autrichien Koller qui a mis son chapeau au bout de son épée et le brandit.

Napoléon ne peut parler. Puis il se reprend, dit d'une voix forte :

- Adieu encore une fois, mes vieux compagnons ! Que ce dernier baiser passe dans vos cœurs.

Il embrasse les officiers qui l'entourent. Puis il monte dans la voiture, une « dormeuse », qui s'ébranle aussitôt.

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