Assis à sa table de style mexicain, Lennon mangeait un plat d’agneau Rogan josh chauffé au micro-ondes. Le bord des chaises — de style assorti — lui cisaillait les cuisses. L’ensemble frôlait les cinq cents livres sterling, mais il l’avait acheté à crédit. Bien que le taux d’intérêt fût sûrement exorbitant, il avait signé sans même regarder le formulaire que le vendeur posait devant lui. La table et les chaises furent livrées quelques jours plus tard, et il ne s’y était jamais senti à son aise.
Il tenta de se rappeler la dernière fois qu’il s’était trouvé à cette table avec quelqu’un. Cela datait de plusieurs mois et il ne se souvenait pas du nom de la fille. Ils s’étaient à peine regardés pendant qu’elle buvait du café, et lui, du thé. Il avait pris son numéro, même s’ils savaient tous deux qu’il ne la contacterait jamais.
Écœuré par le goût de la viande qui baignait dans la sauce, il avala une ultime bouchée, repoussa son assiette, puis se rinça le palais avec une gorgée d’eau tiède tirée au robinet. Le silence glacé de la pièce lui pesait. Comme il ne supportait pas de rester seul très longtemps, il prit une douche, se changea, et sortit faire un tour en ville.
Il opta pour le bar de l’Empire. Un groupe de blues se démenait devant un public indifférent constitué principalement d’étudiants qui fêtaient le week-end avec un jour d’avance. Tandis qu’il observait les femmes, Lennon prit pleinement conscience de ses trente-sept ans. Il n’avait pas tout à fait l’âge d’être le père de quelqu’un ici, mais il pouvait passer pour un oncle pervers. Il commanda une pinte de Stella en pensant déjà à partir. Mais où aller ? Lorsqu’il tendit un billet de vingt livres au barman, la pointe de culpabilité qu’il avait éprouvée en retirant quarante livres au distributeur avec sa carte de crédit lui revint en force.
Deux filles étaient appuyées au comptoir à côté de lui. Pas assez jeunes pour être étudiantes, songea-t-il, trop bien habillées, mais avec le genre de vêtements et de bijoux que de riches petits amis ou pères n’achèteraient jamais. Non, elles gagnaient leur vie, probablement en travaillant dans l’un des centres d’appels qui poussaient comme des champignons partout dans la ville.
« Deux Smirnoff Ice », lança l’une d’elles au barman.
Lennon brandit le billet de dix livres qu’il venait de recevoir avec sa monnaie, oubliant aussitôt toute idée de frugalité. « Permettez », dit-il.
La fille le toisa de haut en bas. « Si je voulais que mon père me paye un coup à boire, dit-elle, je serais venue avec lui. C’est gentil, mais non merci. »
Lennon s’obligea à finir sa bière avant de quitter le bar. Il appela Roscoe Patterson et lui demanda ce qu’il avait prévu pour ce soir.
Moins d’une demi-heure plus tard, Lennon se garait dans le parking à moitié vide de la résidence qui donnait sur la Marina de Carrickfergus. Roscoe ne dit rien lorsqu’il ouvrit la porte de son appartement au dernier étage avec terrasse, et Lennon le suivit au salon. Roscoe, crâne rasé et épaules de taureau, retourna s’asseoir devant l’ordinateur où il était en train de jouer à un jeu vidéo. Ses gros doigts maniaient la manette d’une Playstation 3 dernier modèle avec une grâce surprenante. Sur l’énorme écran plasma, des soldats en uniforme étaient abattus par des rafales de balles.
« Assieds-toi, dit Roscoe. Elle est avec un micheton. Il n’y en a pas pour longtemps. » Sur son visage s’esquissa un vague sourire. « Comme d’habitude. »
Lennon prit place sur le canapé en cuir, face à Roscoe. Le sol vibrait, en résonance avec les explosions émises par les haut-parleurs des basses.
« Les voisins ne se plaignent pas du bruit ? » demanda-t-il.
Roscoe fit une moue amusée. « Ils n’ont râlé qu’une seule fois. De toute façon, il n’y a presque personne pendant la semaine. La plupart des apparts sont des locations de vacances ou de week-end. »
Lennon essaya de se caler contre le canapé. Son jean glissait sur le cuir.
« Il paraît que tu as épinglé Dandy Andy, dit Roscoe en explosant la tête d’un soldat.
— Oui.
— Bravo. Quel enculé. Il part en taule ?
— Pas pour très longtemps. »
Roscoe haussa les épaules. « C’est mieux que rien. »
Tandis que Roscoe agitait la manette, Lennon observait les tatouages rendus flous par les mouvements de ses avant-bras qui tournaient et roulaient. « Tu sais ce que c’était, la rogne de Rankin contre Crozier ? interrogea-t-il.
— Ne me demande pas, répondit Roscoe. Je ne suis pas ton mouchard.
— J’ai entendu dire que Crozier copinait avec les Lituaniens, poursuivit Lennon. Il a pris la place qui s’est libérée quand McKenna s’est fait dézinguer. Lui, il fournissait les muscles, eux, les filles. Et il les laissait s’installer sur l’ancien territoire de McKenna.
— Je suis pas au courant, dit Roscoe. Eh merde ! Regarde, je me suis fait tirer dessus par ta faute.
— Toi et tes gars, vous vous en fichez que Crozier fasse affaire avec les Lituaniens ? Tu ne sais pas qu’ils payent un tribut aux républicains ? C’est leurs poches que Crozier remplit.
— Ouais, je trouve pas ça clean, admit Roscoe. Les Baltes ramènent des gonzesses du monde entier, de Russie, d’Ukraine, tous ces coins pourris… Ils les bourrent de dope pour qu’elles tapinent en gagnant des clopinettes. Des esclaves, quoi. Moi, je fonctionne pas comme ça. Je fais dans la qualité, pas dans la quantité. Ça coûte un peu plus cher, mais on sait que la fille est là parce qu’elle le veut bien et qu’on la paye correctement. En plus, elle est tellement propre qu’elle couine quand on la tringle.
— Tu es le prince des macs », dit Lennon.
Roscoe sourit. « Je devrais mettre ça sur ma carte de visite. Bref. Tant que je continue à rentrer du pognon, Crozier peut sucer les queues des Baltes gratis, je m’en tape. Pareil pour les taigs. Ne le prends pas mal, hein ? Maintenant, soit tu changes de sujet, soit tu fous le camp.
— D’accord. Tu as qui ce soir ?
— Debbie.
— Debbie ?
— Université d’Édimbourg. Elle fait un master en droit commercial. Va savoir ce que c’est, cette connerie. Normalement, je ne la prends que le week-end, mais elle a des factures à payer. Elle est mignonne comme tout. Elle te plaira. »
Une porte s’ouvrit dans le vestibule, et Lennon entendit le bruit de quelqu’un qui se rhabillait. Une silhouette masculine, tête baissée, passa devant le salon.
« Tout va bien ? lança Roscoe.
— Oui, merci, répondit une voix faible.
— Impec. Vous savez où est la sortie. »
La porte de l’appartement s’ouvrit et se referma.
« Laisse-lui le temps de faire une petite toilette, dit Roscoe.
— Vous autres, reprit Lennon, vous parlez entre vous, non ? De ce qui se passe. Qui fait quoi à qui, tout ça.
— Je te répète que je ne vais pas balancer pour toi. On est potes, Jack. Ne va pas trop loin.
— Michael McKenna. Et Paul McGinty… Qu’est-ce que tu en penses ? D’après l’enquête, c’était un règlement de comptes. Des rivalités internes. Tu as entendu autre chose ? »
Roscoe sourit. « J’étais bien content, cette semaine-là. Mon vieux répétait toujours qu’un bon taig est un taig mort. Ça a fait beaucoup de bon taigs. Ne le prends pas mal, hein ?
— Pas de problème. »
Le portable de Roscoe émit un bip. Il appuya sur une touche. « Elle t’attend », dit-il.
Lennon se leva et se dirigea vers la porte.
« Il y a quand même un truc bizarre », reprit Roscoe.
Lennon s’immobilisa. « Quoi ?
— L’avocat, Patsy Toner. Ils ont dit qu’il avait prêté sa voiture au flic pourri, et l’autre se retrouve avec une balle dans la tête. Soi-disant qu’il y a eu erreur sur la personne, que les dissidents voulaient en fait descendre Toner. Mais ensuite, les dissidents sautent sur leur bombe, le problème est réglé, et tout rentre dans l’ordre. »
Lennon revint vers Roscoe. « Et alors ?
— Patsy Toner est un régulier d’une de mes filles. À ce qu’il paraît, il est complètement à plat et n’y arrive plus. Elle a tout essayé. Pipes, branlettes, doigt dans le cul. Rien ne marche.
— Épargne-moi les détails.
— T’as raison, dit Roscoe avec une mimique dégoûtée. Pourtant, il y a pire. Si tu savais ce qu’on entend dans ce milieu. »
Lennon s’appuya contre le dossier de Roscoe. « Je n’en doute pas. Mais quel est le rapport ? »
Roscoe haussa les épaules. « Je ne sais pas ce que ça vaut… En tout cas, elle m’a raconté qu’une fois il s’était pointé complètement bourré. Il ne se contrôlait plus et répétait en boucle que ce n’était pas fini, qu’ils ne lâcheraient pas le morceau, et qu’un jour ou l’autre lui aussi allait y passer. »
Lennon se redressa. « C’est vrai ? »
Roscoe sourit. « Qu’est-ce qui est vrai ? Je ne t’ai rien dit. » Il retourna à son jeu. « Je ne suis pas ta balance. Allez, file voir ta poulette maintenant, sinon elle va commencer à s’ennuyer. »
Lennon tapota l’épaule massive de Roscoe. « Merci. »
Il ressortit dans le vestibule. Un mince rai de lumière filtrait sous la porte de la chambre. Lorsqu’il frappa, le battant s’ouvrit. Elle avait des cheveux châtains qui lui tombaient sur les épaules et sentait le savon.
« Pose cent livres sur la commode, chéri, dit-elle en souriant, avec un accent écossais. Ensuite, on discutera des options. D’accord ? »
Ils se tenaient face à face, et Lennon s’obligea à la regarder dans les yeux. « Roscoe et moi, on a un deal. »
Elle se dressa sur la pointe des pieds pour lancer par-dessus l’épaule de Lennon : « Roscoe ?
— Fais tout ce qu’il veut, répondit Roscoe depuis le salon. Je te réglerai en conséquence, t’inquiète pas. »
Une expression que Lennon ne sut déchiffrer se peignit sur les traits de la fille. Mépris, tristesse ? Puis son visage s’éclaira à nouveau, comme baigné par la lumière qui s’allumait dans ses yeux, et sur ses lèvres apparut un sourire qui aurait fait fondre une pierre. « Bon. Alors, qu’est-ce que tu veux, mon chou ? » dit-elle.