Lennon prit une douche brûlante et se frotta jusqu’à en avoir la peau rougie pour arracher la saleté, la réduire à un petit noyau dur qu’il enfouit au plus profond de lui-même de sorte qu’il le sentait à peine. C’était toujours pareil. Il savait qu’après, il se détesterait et se promettrait de ne jamais recommencer. Pendant un jour ou deux, il serait rongé par la culpabilité, puis il réussirait à s’en débarrasser et à se pardonner.
Chassant de son esprit l’image de la jeune étudiante écossaise, qui feignait clairement le plaisir avec des soupirs et des gémissements aussi transparents que ses dessous, il se remémora les paroles de Roscoe Patterson. Lennon connaissait bien Patsy Toner, pour avoir interrogé un certain nombre de voyous en sa présence. C’était une ordure de première qui se présentait comme un défenseur des droits de l’homme. En réalité, le droit d’être payé était le seul qui lui importait.
À présent que ses pensées se tournaient vers Toner, Lennon s’avisa qu’il ne l’avait pas vu depuis un certain temps, ni en salle d’interrogatoire ni au tribunal. Il semblait logique d’en attribuer la cause au meurtre de Brian Anderson. Quand le flic véreux fut retrouvé mort dans la voiture qu’il avait empruntée à Toner, puis après le bain de sang près de Middletown, le parti s’empressa de mettre à distance l’avocat et les autres laquais de Paul McGinty. L’activité de Toner en relation avec les droits de l’homme avait forcément accusé une baisse, mais il restait encore à défendre une foule de petits truands et de malfaiteurs en tout genre. Qu’il conservât ou non le soutien du parti, Patsy Toner était un avocat en vogue, connu du procureur et des tribunaux.
Mais Lennon aurait été bien en peine de dater sa dernière rencontre avec le petit homme maigrichon et sa ridicule moustache. Une bonne raison d’aller le trouver.
Il arrêta l’eau, sortit de la douche emplie de vapeur, se sécha et enfila un peignoir. La salle de bains, petite mais superbement aménagée dans la chambre, était ce qui l’avait décidé à prendre cet appartement. Ça, et la vue sur la rivière. Tout en s’essuyant les cheveux avec une serviette, il se rappela, comme chaque fois, ses pleurs d’enfant lorsque sa mère le frictionnait vigoureusement après le bain.
Sa mère.
Il n’était pas allé la voir à la maison de retraite depuis près d’un mois. Quelle importance pour elle, de toute façon ? Peut-être se rendrait-il à Newry demain matin. Même en prévenant un peu tard, cela n’empêcherait pas qu’on observe le rituel. Il enverrait un texto à sa sœur cadette, Bronagh, pour préciser l’heure de son arrivée, et ne recevrait aucune réponse. Si nécessaire, les autres membres de la famille reporteraient leur visite sans se manifester. Le système convenait à tout le monde.
Lorsque la mère de Lennon entendit courir le bruit que son frère Liam s’était engagé avec d’autres jeunes du quartier pour défendre la cause, elle le supplia de renoncer. Il se retrouverait en prison, affirmait-elle, ou pire, serait tué par les policiers ou par les Anglais.
Liam la laissa parler en se contentant de sourire, puis la prit dans ses bras. Elle ne devait pas écouter les rumeurs, dit-il. Il n’avait aucune envie de se battre. Bien sûr que non. Il travaillait pour un mécanicien spécialisé dans la réparation du matériel agricole. Il avait un avenir. Pourquoi irait-il le gâcher avec ces conneries ?
Lennon se rappelait le regard que Liam lui lança par-dessus l’épaule de sa mère. Il avait compris qu’il mentait.
Il mentit aussi lorsqu’il rentra un jour avec un œil poché.
L’université fermait l’été et Lennon, en vacances depuis un mois, s’était fait embaucher dans une station essence pour gagner un peu d’argent de poche. Le gasoil que l’on servait à la pompe provenait du mazout agricole trafiqué dans les nombreuses raffineries clandestines du pays. Personne n’ignorait qu’elles appartenaient à Bull O’Kane, mais on savait aussi qu’il ne servirait à rien de se plaindre, même si le diesel de contrebande finissait par bousiller les boîtes de vitesses. Dépenser mille livres ou plus pour réparer une boîte de vitesses bousillée revenait moins cher que moucharder, si tant est qu’on vous laissât ensuite en vie pour payer.
Dans le pub où Lennon le retrouva pour boire une bière après le match de hurling, Liam était essoufflé et surexcité, mais pas du tout blessé. Le lendemain, lorsqu’il rentra à la maison juste avant l’aube, l’œil en sang, et raconta à leur mère qu’il avait reçu un coup de batte pendant le match, Lennon garda le silence.
Plus tard, alors que le jour commençait à se lever, Liam demeura allongé sur le dos dans la chambre que partageaient les deux frères, ses bras aux muscles saillants croisés derrière la tête, respirant avec force. Lennon l’observait dans la clarté naissante, en proie à des sentiments contradictoires. Amour, rancune, peur. Il sursauta quand Liam déclara soudain :
« Je suis pas une balance.
— Quoi ? » Lennon s’assit dans son lit.
Liam continua d’une voix rauque : « Quoi qu’il se passe, quoi qu’on te dise, je suis pas une balance.
— Je ne comprends rien à ce que tu racontes. »
Après une pause, Liam poursuivit : « Il y a quelqu’un qui se couvre et essaye de me faire porter le chapeau. S’il m’arrive quoi que ce soit, rappelle-toi bien ça. Dis-le à maman et aux filles. Mais à personne d’autre, sinon toi aussi, tu te retrouveras dans la merde. »
Lennon acquiesça.
« Mais qu’est-ce qui va se passer ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas. Peut-être rien. Probablement rien. » Liam se tourna sur le côté pour regarder son frère. Ses yeux brillaient dans la pénombre. « Non, oublie ce que je t’ai dit. C’est du vent.
— D’accord.
— Tu sais, on est tous drôlement fiers que tu ailles à l’université. Alors, tu ne lâches pas, hein ? Tu continues jusqu’à ce machin, comment tu appelles ça ? Le master. En ensuite un doctorat. Tu te sors de ce trou de merde et tu te fais une bonne vie. Tu m’entends ?
— Oui », murmura Lennon, la gorge sèche.
Liam s’enfouit sous les couvertures. « Allez, dors maintenant. »
Lennon se recoucha, mais le sommeil ne venait pas. Lorsqu’il revoyait la scène maintenant, seize ans plus tard, il lui semblait parfois qu’à ce moment-là, il avait compris que c’était la dernière fois qu’il parlait à son frère.
Seize ans, depuis deux mois, date anniversaire de la mort de Liam. Seize ans depuis que Lennon s’était engagé dans la Royal Ulster Constabulary[13], se coupant de la plupart de ses connaissances parce qu’il passait dans le camp ennemi. Parfois, quand la lueur de l’aube apparaissait au plafond comme ce jour-là à Middletown, il maudissait la voie qu’il avait choisie.
D’après certains, ce sont les choses qu’on n’a pas faites qu’on regrette sur son lit de mort. Lennon savait que c’était de la foutaise.
Tout en continuant à se sécher les cheveux avec la serviette, il passa dans le salon contigu.
Une pile de courrier était posée sur la table basse. Il prit place sur le canapé et ouvrit les enveloppes. La première contenait un rappel de la banque. Il réglerait sa traite demain et téléphonerait pour dénoncer une erreur, en soutenant qu’il n’avait pas reçu l’avis de paiement. Venaient ensuite deux ou trois relevés de carte de crédit. Ceux-là pouvaient encore attendre une ou deux semaines. Du moment qu’il honorait les mensualités de son emprunt pour l’appartement et la voiture, il survivrait. Surtout s’il n’y pensait pas trop.
Après avoir pris une bière dans le frigo, il revint s’asseoir sur le canapé. Le cuir rafraîchissait sa peau encore échauffée par la douche. Il ouvrit la cannette et avala une gorgée, tournant des chiffres dans sa tête. Combien il lui fallait pour les factures, combien pour manger, combien pour le diesel de la voiture. Comme il ne parvenait pas au résultat souhaité, il cessa de calculer.
Le téléphone sonna. Il décrocha.
« Votre premier jour à la MIT commence tôt, annonça l’inspecteur principal Gordon. Deux morts à Lower Ormeau. Je vous rejoins là-bas. Dépêchez-vous, j’y serai dans vingt minutes. »
« Vous êtes en retard », aboya Gordon quand Lennon pénétra dans la maison. L’inspecteur principal attendait à la porte du salon.
« Je suis venu le plus vite possible, dit Lennon en passant devant un photographe.
— Vous auriez dû arriver avant moi. D’autant plus que vous habitez tout près. Vous avez bu ?
— Juste une bière. » Il glissa un coup d’œil par-dessus l’épaule de Gordon.
« Il a été déclaré officiellement mort, expliqua Gordon. Au moins un coup de couteau dans la poitrine, probablement plusieurs. On laisse le photographe prendre des clichés avant d’entrer.
— Vous avez parlé de deux morts. Où est l’autre ?
— Dans la courette. Un tout jeune gars. Il a l’air de s’être assommé contre le mur. Mais il fait noir comme dans un four, et il va pleuvoir. On va tout bâcher. La police scientifique arrive de Carrickfergus demain à la première heure. Je veux que vous soyez là pour surveiller les opérations. »
Lennon s’avança sur le seuil et parcourut la pièce des yeux. La victime était un homme aux cheveux bruns frisés, assis dans un fauteuil qui tournait le dos à la porte, les bras pendants de chaque côté des accoudoirs. Une table basse avait été renversée, une bouteille de vodka et un verre gisaient sur le tapis. Mais il ne semblait pas que l’endroit fût le domicile de la victime. Mobilier de vieille dame, papier mural alambiqué, objets décoratifs d’une préciosité excessive et bibelots de mauvais goût. « Il y a quelqu’un d’autre ici ? demanda Lennon.
— La mère de la victime vient d’être emmenée à l’hôpital. » Gordon s’effaça pour laisser passer le photographe. « Elle avait une ceinture dans la bouche. Ils ont dû lui donner des calmants, elle hurlait “c’est Bobby qui a fait ça”. Une voisine a expliqué que c’était son fils. Il a été tué par un soldat en franchissant un barrage routier il y a vingt ans.
— Donc, on peut le rayer de la liste », dit Lennon. Il désigna le corps. « Et lui, alors. Qui est-ce ?
— Il se trouve que cet individu est connu de nos services. En fait, il a été notre invité en plus d’une occasion. » Gordon sourit. « C’est — enfin, c’était — M. Declan Quigley, l’ex-chauffeur de Paul McGinty. » Gordon s’interrompit en voyant l’expression sur le visage de Lennon. « Quoi ?
— Declan Quigley, répéta Lennon.
— Oui.
— Le chauffeur de Paul McGinty.
— C’est exact.
— Ça ne peut pas être une coïncidence.
— Pardon ?
— Après Kevin Malloy, l’autre soir. Lui aussi était mêlé au règlement de comptes. »
Gordon posa une main sur l’épaule de Lennon. « Cette histoire est classée depuis longtemps. Ne tirez pas de conclusions trop hâtives, sinon vous risquez de passer à côté de quelque chose. Decan Quigley était un sale type. Les sales types se connaissent entre eux, et Belfast n’en manque pas. Si vous n’explorez pas toutes les pistes, vous ne m’êtes d’aucune utilité. Compris ?
— Oui. C’est juste que… » Lennon serra les dents et garda ses pensées pour lui.
« Que quoi ?
— Rien », dit Lennon. Demain, il retournerait voir le propriétaire de Marie. La dernière fois, l’entretien n’avait rien donné parce qu’il ne voulait pas brusquer le bonhomme et ne lui avait pas posé les vraies questions. Cette fois, il mettrait davantage la pression.
Le photographe sortit du salon et s’éloigna.
« Sur mon bureau demain matin », lança Gordon. Il poussa Lennon du coude. « Allez, on y va. Prenez des notes. Et faites attention où vous posez les pieds. »
Sortant un bloc-notes et un stylo de sa poche, Lennon suivit son supérieur jusqu’au centre de la pièce. Ils se tinrent tous deux devant le corps de Quigley.
« Hum, fit Gordon. Remarquez-vous quelque chose d’étrange à propos de M. Quigley, inspecteur Lennon ?
— Absolument.
— Quoi ? »
Lennon s’accroupit près du fauteuil et montra avec son stylo. « Il n’y a aucune marque sur les mains ou les bras indiquant que la victime a essayé de se défendre. En général, face à quelqu’un qui vous attaque, on tente de se protéger, voire de s’emparer du couteau.
— Et donc ?
— Donc, soit l’agresseur a pris Quigley par surprise, soit celui-ci s’est laissé faire.
— Et la blessure ? Les blessures, plutôt ? »
Lennon se releva et se pencha sur le corps de Quigley. Une tache rouge de la taille d’un poing s’étalait au milieu de sa poitrine. « Très propres. Les blessures mortelles à l’arme blanche sont souvent infligées avec une sorte de frénésie, et chez la plupart des victimes, on trouve de nombreuses estafilades autour du torse, sur les bras, les épaules, le cou, et même à la tête.
— Comme dans le cas de M. Crozier après l’assaut de votre ami M. Rankin.
— Tout à fait. Mais ici, il y a eu un, deux, peut-être trois coups portés tout près les uns des autres, directement dans le cœur à travers le sternum. Il est sans doute mort à cause de l’afflux de sang dans la cage thoracique. À l’extérieur, l’épanchement reste limité. L’agresseur est quelqu’un d’expérimenté. »
Quelque chose attira l’attention de Lennon à côté de la table renversée. « Regardez. »
Gordon s’accroupit près de lui. « Une aiguille à tricoter. Avec du sang sur la pointe.
— Ça ne peut pas être l’arme, dit Lennon. Les blessures qui résultent d’aiguilles à tricoter sont minuscules. Indiscutablement, Declan a été tué avec une lame.
— Je tendrais aussi à le penser. Assurez-vous que les techniciens apportent un échantillon de ce sang à Birmingham au plus vite. Avec un peu de chance, c’est celui du meurtrier. Et avec encore plus de chance, il est déjà enregistré dans nos fichiers. »