Sylvia Burrows se tamponna le nez avec un mouchoir en papier, les yeux larmoyants derrière ses lunettes aux verres grossissants. Elle renifla, longuement, puis s’affaissa en exhalant tout l’air de ses poumons. Dans la pièce des interrogatoires, Lennon était assis en face d’elle à la table sur laquelle était posé un bloc-notes rempli de son écriture en pattes de mouche. Il avait rédigé le rapport l’après-midi et convoqué Sylvia pour le signer le lendemain matin.
« J’ai vu trois hommes se faire tuer dans mon café, raconta Sylvia. Le premier, c’était à la fin des années 1970. Un autre en 1981, pendant les grèves de la faim, et le troisième, juste avant le cessez-le-feu. Tous, je les connaissais. Je leur ai parlé en leur tenant la main. Jamais je n’oublierai cette sensation. Le tremblement… Et puis tout qui s’arrête et devient froid. »
Elle contempla ses mains posées à plat, doigts écartés, sur la table couverte de graffitis. Des cicatrices d’anciennes brûlures marquaient sa peau flétrie, elle portait un pansement bleu à l’annulaire gauche. « Mon Dieu, comme je vieillis », dit-elle.
Lennon se pencha en avant et mit ses mains sur les siennes. Elle les prit et les serra.
« Vous êtes quelqu’un de bon », dit-elle.
Il eut envie de reculer. De répondre que non, il n’y avait guère de bonté en lui.
« Et un beau jeune homme, continua Sylvia en tournant et palpant ses mains pour les examiner. Je ne me suis jamais mariée, vous savez. J’ai été souvent courtisée, mais je n’ai jamais pu me décider. Il y avait trop d’hommes que je trouvais séduisants. C’était mon point faible. Les hommes beaux. »
Lennon lui rendit son sourire. « Merci d’avoir répondu à mes questions. J’espère que vous témoignerez au tribunal, si l’affaire passe en jugement.
— Je ne suis jamais allée au tribunal, déclara-t-elle en lui lâchant les mains. Deux fois, j’ai vu les visages de ceux qui avaient tiré. J’aurais pu les dessiner. Je m’en souviens encore maintenant… Et puis j’ai reçu des coups de téléphone tard le soir, des balles dans ma boîte aux lettres. J’avais peur, alors je n’ai pas témoigné. Mais cette fois, je le ferai. »
À nouveau, elle le saisit par les poignets.
« Merci, dit Lennon. Vous serez en sécurité, je vous le promets. Il n’y a rien à craindre.
— Oh, je n’ai plus rien à craindre, répondit-elle, le visage soudain durci. Il faut se soutenir les uns les autres. Mon Dieu, tous ces gens qui s’entre-tuent alors qu’ils sont du même bord. Si on ne peut pas faire confiance à son entourage, vers qui peut-on se tourner, alors ? »
Lennon se dégagea de son étreinte avec un sourire crispé. « Heureusement qu’il y a des gens comme vous », dit-il.
Ils furent interrompus ; on frappait à la porte. L’inspecteur principal Uprichard l’entrouvrit.
« Je peux vous parler une minute ? »
Assis à côté du bureau d’Uprichard, l’inspecteur principal Dan Hewitt regardait Lennon. Les deux hommes étaient sortis ensemble de Garneville. Hewitt avait grimpé plus haut dans les échelons, bien qu’il fût d’un an plus jeune que Lennon, âgé de trente-six ans. Il était intelligent, fin stratège, le profil idéal de la Branche du Renseignement C3. Tandis que Lennon poursuivait une carrière laborieuse au sein de la C2 affectée aux crimes graves, Hewitt se hissa dans la hiérarchie fraîchement reconstituée de la Branche Spéciale, qui, depuis le cessez-le-feu, ne semblait plus absolument nécessaire à la nouvelle police nord-irlandaise.
Pourtant, tout le monde connaissait la nature exacte de la C3, que l’on appelait encore Branche Spéciale, hormis dans les cases de formulaires ou lorsqu’on s’adressait à la presse. Les membres de la C3 travaillaient dans des bureaux à l’écart de leurs collègues, fermés par des portes aux codes électroniques qui leur garantissaient un silence hors écoute. Depuis une dizaine d’années, la Branche Spéciale avait sauvé un nombre incalculable de vies grâce à ses agents de renseignement et à une surveillance constante des groupes paramilitaires. Mais elle n’obéissait à aucune règle, de même que le MI 15 et la 14e Intelligence Company[6]. Chaque unité, en collaboration avec les autres mais le plus souvent sans concertation, hors-la-loi bien que pourvoyant à une nécessité, organisait ses propres opérations dont elle ressortait avec du sang sur les mains. Depuis le processus de paix, certains considéraient la Branche Spéciale comme un reliquat inutile, voire dangereux, du rôle quasi militaire endossé par la police depuis une trentaine d’années. Pour d’autres, cette « force » au sein des forces de l’ordre conservait une fonction vitale tant que les groupes paramilitaires demeureraient actifs. Cela dépendait de la colère qu’on éprouvait sur le moment : envers la C3, ou envers ses ennemis.
La chaise sur laquelle se balançait Uprichard produisait un grincement qui agaçait Lennon.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il.
Uprichard semblait mal à l’aise.
Hewitt se frotta le menton.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » répéta Lennon.
Uprichard se tourna vers Hewitt. « C’est vous qui vouliez le voir, pas moi. »
Hewitt soupira. « Quelles sont tes chances ? »
Lennon regarda tour à tour les deux hommes. « Mes chances de quoi ?
— De faire condamner Rankin. »
Lennon se mit à rire, puis reprit son sérieux en voyant Hewitt froncer les sourcils. « Tu plaisantes ? »
Hewitt attendait en silence.
« J’ai quelqu’un qui l’a vu poignarder Crozier et se déclare prêt à témoigner, dit Lennon. J’ai une victime qui survivra et pourra l’identifier. J’ai une arme portant le sang de Crozier et les empreintes de Rankin. J’ai le sang sur ses vêtements. Je continue ? »
Le visage de Hewitt s’empourpra. Des perles de sueur apparurent sur son front. « Quel merdier, souffla-t-il. Il n’y a pas moyen de le tirer de là ? »
Lennon se pencha en avant. « De le tirer de là ? À part une machine à remonter le temps, rien ne peut empêcher Dandy Andy Rankin de partir à Maghaberry. J’ai peut-être raté quelque chose, mais il me semblait que c’était plutôt bien de l’envoyer en cabane. Non ?
— Ce n’est pas l’avis de tout le monde, répondit Hewitt. Écoute… Est-ce que tu es obligé de saisir le procureur pour tentative de meurtre ? Pourquoi pas pour coups et blessures ? Une bagarre qui a dérapé. Sans intention de donner la mort. »
Lennon ravala sa colère. « Va à l’hôpital, regarde le trou dans la gorge de Crozier, et dis-moi que Rankin n’a pas essayé de le tuer. Encore heureux qu’il n’ait pas touché la…
— Alors, un cas de légitime défense ? Il y avait beaucoup d’agitation dans le café à ce moment-là. Tu t’es dûment présenté comme officier de police ?
— J’ai montré ma carte, oui. Bon sang, il tenait cette pauvre Sylvia Burrows avec un couteau sous la gorge.
— Quel merdier », répéta Hewitt.
Lennon se renversa en arrière contre le dossier de sa chaise. « Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer en quoi c’est dérangeant de coffrer une ordure comme Rankin ? »
Uprichard toussota. « Jack… Vous savez que nos collègues à la C3 fonctionnent parfois de manière mystérieuse. Ils détiennent des informations auxquelles nous, simples policiers, n’avons pas accès. Cette affaire a peut-être des implications que nous ne…
— Rankin a un pouvoir énorme sur son territoire à Belfast », interrompit Hewitt.
Sans se soucier de l’agacement qui se peignait sur les traits d’Uprichard, il poursuivit : « Tout le monde s’incline devant sa loi. Il contrôle les dealers qui, sans lui, vendraient leur came aux gosses. Il empêche les petits voyous de s’entre-tuer. C’est peut-être une ordure, je te l’accorde, mais c’est une ordure utile.
— C’est un mouchard ? »
Hewitt inclina la tête. « Jack. Tu sais bien qu’on ne pose pas ce genre de question.
— Réponds-moi. C’est une balance ?
— Ça ne te regarde pas. En tout cas, parmi les loyalistes, Rankin est l’un des rares qui fait régner l’ordre autour de lui. C’est pareil de ton côté. Quand McKenna et McGinty ont été assassinés, toute la communauté républicaine aurait pu plonger, mais la direction a resserré les vis et tout le monde a filé doux.
— De mon côté ? Ça veut dire quoi, ça, bordel ?
— Jack… », commença Uprichard d’une voix sinistre.
Hewitt écarta les mains, paumes tournées vers le haut pour énoncer une évidence.
« Ça veut dire que tu es catholique, c’est tout. Tu viens de cette communauté. »
Lennon s’apprêtait à se lever, sans savoir ce qu’il allait faire, quand Uprichard s’interposa. « Jack, calmez-vous. Laissez-le terminer. »
Lennon se rassit, croisant les doigts avec raideur.
Hewitt sourit. « Tu sais combien les républicains maintiennent l’ordre à bord. Pas les loyalistes. Ils tueraient père et mère pour sortir du lot. Rankin est une vraie force de stabilisation dans ce magma. Si on la retire, Dieu sait ce qui peut arriver. »
Lennon regarda Hewitt droit dans les yeux. « C’est toi qui parles, là ? Ou le secrétariat d’État pour l’Irlande du Nord ?
— Coups et blessures involontaires, Jack. Sans intention de donner la mort. Il écopera d’une peine même s’il plaide non coupable. Ce qu’il fera, je te le garantis. Tu mettras Rankin à l’ombre et tu en retireras tout le bénéfice. Ce sera ton arrestation, ton affaire. On te louera pour ta courageuse intervention, pour les premiers secours que tu lui as apportés tout en assurant la protection de cette brave femme. Il pourrait y avoir une recommandation pour toi à la clé. Si tu interroges Rankin à l’hôpital, il te refilera peut-être quelques tuyaux. Je ne serais pas surpris qu’on te reprenne dans une MIT. »
Lennon le fixait toujours dans les yeux. « Coups et blessures avec préméditation.
— Non. S’il tombe sur le mauvais juge, il pourrait être condamné à la perpétuité.
— On ne lui donnera que cinq ans avec un simple coups et blessures, probablement moins s’il coopère. Ce qui veut dire deux ans et demi, au plus, s’il se comporte bien en prison. Sachant qu’il tirera une bonne partie en préventive. »
Hewitt soutint son regard. « Je veillerai à ce que le procureur demande le maximum.
— Tu déconnes ou quoi ?
— L’inspecteur principal Gordon a une place qui se libère dans sa MIT, dit Uprichard. Un des gars de l’unité, Charlie Stinson, part pour une mission d’un an en Afrique du Sud. Je suis sûr que Gordon aurait besoin de vos services.
— Tu étais le meilleur de nous tous, à Garneville, poursuivit Hewitt. Meilleur que moi, même. Ne t’enfonce pas à cause d’un sale type comme Rankin. Du reste, au vu de ton passé récent, il vaudrait mieux ne pas jouer la carte de l’honneur. Tu t’en es bien sorti avec l’histoire de Patterson. Tu as une dette envers moi. »
Lennon se prit la tête dans ses mains et soupira. « Putain… »