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Le Voyageur[2] suivait Orla O’Kane dans un large couloir. Elle avait des chevilles épaisses, de lourdes semelles qu’on entendait à peine fouler la moquette. En tant qu’agent immobilier, elle plaçait l’argent de son père dans diverses maisons, hôtels et immeubles de bureaux. Une partie des recettes était probablement investie dans ce manoir situé à l’extérieur de Drogheda, ancienne résidence d’un riche propriétaire anglais, reconvertie à présent en établissement de convalescence.

En arrivant, il avait admiré l’allée en gravier qui remontait entre de vertes pelouses agrémentées de plates-bandes et de buissons soigneusement entretenus. En haut s’élevait l’imposante bâtisse à trois étages qui dominait la rivière Boyne et, au-delà de la cime des arbres, le nouveau pont suspendu qu’empruntait l’autoroute.

Le bâtiment avait été vidé de ses autres occupants. Dans le grand vestibule, il aperçut une femme de ménage et une infirmière, mais les hommes qui déambulaient ici et là, avec leurs yeux méfiants et les armes qui gonflaient la poche de leurs vestes, ne pouvaient en aucun cas passer pour des membres du personnel médical.

« Il a une bonne mutuelle, votre papa ? » demanda le Voyageur.

Elle s’arrêta, joignant les talons avec raideur. Bon sang, le cul qu’elle avait. Et de sacrées épaules aussi. Son tailleur masquait quelque peu ses formes, mais c’était quand même un gros gabarit. Plutôt jolie, malgré tout.

« Il apprécie son confort », répliqua-t-elle en tournant à peine la tête. Elle s’exprimait d’une voix sèche, comme une femme qui a l’habitude d’être écoutée, pas de répondre à des questions.

Le Voyageur lui sourit. Ç’aurait pas été la fille de quelqu’un d’autre, il se la serait bien tapée. Ce devait être un bon coup, pensa-t-il, comme toutes les gonzesses qui jouaient les dures. Mais celle-là, c’était trop dangereux.

Il lui emboîta le pas dans le couloir du premier étage. Parvenue à l’avant-dernière chambre sur la gauche, elle frappa à la porte. Un grognement lui répondit de l’autre côté. Elle ouvrit et s’effaça pour laisser entrer le Voyageur.

Bull O’Kane était assis dans le coin de la pièce, entre deux grandes fenêtres. Derrière lui s’étendait une belle pelouse cernée par des buissons, jusqu’au haut mur qui bordait la rivière.

Sa fille s’éclaircit la gorge. « J’attends dans le couloir, papa. Si tu as besoin de moi. »

O’Kane sourit. « Très bien, ma chérie. »

Le Voyageur sentit un courant d’air frais dans son dos au moment où la porte se refermait.

« C’est une bonne petite, dit O’Kane. Et sacrément futée. Mais côté hommes, ça ne marche pas fort. Faut dire qu’elle choisit toujours des losers. »

Le Voyageur s’approcha de l’une des fenêtres. « Jolie vue », dit-il. Un héron s’abreuvait au bord de l’eau, de l’autre côté de la rivière gonflée par les pluies. « Il y a sûrement du poisson, là-dedans. Du saumon, des truites. J’aurais dû apporter ma canne à pêche.

— Tu ne m’as pas l’air d’un knacker[3] », dit O’Kane.

Le Voyageur se tourna vers lui. « Et vous, vous ne m’avez pas l’air de quelqu’un qui peut se payer une chambre ici, sans parler de toute une aile pour vous tout seul. »

O’Kane avait les jambes posées sur un tabouret, enveloppées d’une couverture. Une vague odeur de matières fécales flottait autour de sa personne. Le Voyageur savait qu’il avait reçu une balle dans le genou et une autre dans le ventre qui lui avait bousillé les entrailles, de sorte qu’il portait maintenant une poche et la garderait jusqu’à la fin de ses jours. Il était amaigri, bien plus frêle que le Voyageur ne se l’était imaginé d’après la photo qu’il avait vue de lui. Un homme rattrapé par la vieillesse, d’autant plus affaibli qu’il était blessé, mais dont le regard restait froid et pénétrant.

« Il paraît qu’en réalité, tu t’appelles Oliver Turley, dit O’Kane. C’est vrai ? »

Le Voyageur s’assit sur le lit. « Peut-être que oui. Peut-être que non. On m’a donné beaucoup de noms. Smith, Murphy, Tomalty, Meehan, Gorman, Maher… Et j’en passe. » Il se pencha en avant pour chuchoter : « Certains prétendent même que je ne suis pas un pavee[4]. »

O’Kane demeura de marbre. « Ne fais pas le malin avec moi. Je ne suis pas homme à plaisanter, et je ne te le répéterai pas. »

Le Voyageur s’adossa au pied du lit et hocha la tête. « Ça marche. Moi non plus, je ne suis pas du genre à plaisanter, et j’aime pas qu’on m’interroge. Vous saurez de moi ce que je voudrai bien vous dire. »

O’Kane le considéra un instant, puis soupira. « Ça marche, reprit-il en écho. Moi, je me fiche que tu sois gitan, voyageur, knacker, tinker, ou je ne sais quel mot à la con par lequel on désigne les gens comme toi. Tout ce qui m’intéresse, c’est la mission que je te confie. Tu es partant ?

— Je m’étonne juste que vous ne trouviez personne d’autre pour faire votre sale boulot. »

O’Kane secoua la tête. « Pas celui-là. Je ne peux pas engager quelqu’un qui ait un lien avec moi. Et je veux un travail bien fait. Propre, quoi. Discret.

— D’accord, fit le Voyageur. Alors, c’est quoi ? »

O’Kane s’assombrit. « Très peu de gens sont au courant de ce que je vais te raconter. Si tu réussis, seuls toi et moi en connaîtrons les détails. Tu seras bien payé en échange de ton silence. Très bien payé. Mais si jamais quelque chose me revient aux oreilles… » O’Kane sourit. « Disons que je n’essaierai pas de me faire rembourser. Tu me suis ?

— Je comprends. »

O’Kane désigna un dossier sur la table de chevet. Le Voyageur le prit, en sortit divers documents et photocopies. Certaines pages étaient allégées par des photos, d’autres ne comportaient que du texte.

« Je peux pas lire », déclara-t-il.

O’Kane le considéra un instant. « Tu ne peux pas, ou tu ne sais pas ? »

Le Voyageur étala les documents sur le lit. « C’est arrivé qu’on me prenne pour un imbécile, dit-il. De nos jours, les gens ne savent plus quoi penser. »

O’Kane fit claquer sa langue en réfléchissant. Puis il se mit à parler. Il raconta comment ce malade de Gerry Fegan, dans son délire d’alcoolique, avait tué Michael McKenna, Vincent Caffola, un flic corrompu, et le cousin de O’Kane, le père Eammon Coulter. Le politicien Paul McGinty avait essayé de contenir l’affaire, mais cela n’avait fait qu’empirer les choses et lui avait coûté la vie au cours d’un bain de sang dans une vieille ferme près de Middletown. Le fils de O’Kane était mort aussi, tué par un ex-soldat, un traître nommé Davy Campbell. C’est là que O’Kane lui-même avait été blessé.

Fegan avait pris la fuite avec Marie McKenna et sa fille. Disparus, sans laisser de traces.

Mis à part O’Kane, deux autres personnes avaient survécu à l’épisode : le chauffeur de McGinty — Quigley — et Kevin Malloy, l’un des gars de O’Kane, touché au ventre et à la poitrine. Quigley avait emmené O’Kane et Malloy à un hôpital de Dundalk, leur sauvant ainsi la vie.

« Tout le monde veut étouffer l’affaire, expliqua O’Kane. Les Anglais, Dublin, ceux de Belfast.

— Aux infos, ils ont parlé d’un règlement de comptes, dit le Voyageur. McGinty serait tombé dans une embuscade de dissidents, à la ferme.

— Ce sont les Anglais qui ont concocté l’histoire. Ils ont épinglé McSorley et ses gars à la frontière, chargé les flingues utilisés dans la voiture, et maquillé le coup pour faire croire qu’ils avaient sauté eux-mêmes sur leur propre bombe. Du beau travail. »

Le Voyageur hocha la tête pour manifester son admiration. « Mais ça ne suffit pas, hein ? reprit-il. Trop de gens sont au courant.

— Quigley et Malloy, dit O’Kane. Il faut s’en débarrasser. Les Anglais le souhaitent, tout comme moi. Et puis il y a un avocat, Patsy Toner. Lui aussi, tu dois le dégager. Les Anglais fermeront les yeux. Ils ont autant à y perdre que les autres et ils veilleront à ce que l’enquête ne donne rien. »

Le Voyageur croisa les bras sur sa poitrine. « Mais n’importe quel connard pourrait se les faire tous les trois. C’est pas pour ça que vous avez besoin de mes services.

— Je veux Fegan, répondit O’Kane. Et je le veux vivant. » Il brandit un doigt épais pour souligner ses paroles. « Vivant. S’il ne respire pas, ça n’a aucune valeur pour moi. Tu m’as compris ? Personne ne sait où il est. À toi de le retrouver.

— Comment ?

— Par Marie McKenna et sa fille. Les flics les cachent quelque part, mais on a de la veine.

— Ah oui ? Pourquoi ça ?

— Le père de Marie McKenna a eu une attaque la semaine dernière. Il peut s’estimer heureux d’être encore en vie. Ou peut-être pas, selon la manière dont on voit les choses, parce qu’il est bougrement atteint. À ce qu’il paraît, il y a de fortes chances pour qu’il en ait une autre et que ce soit la bonne.

— Donc, vous pensez qu’elle prendra le risque de venir le voir, conclut le Voyageur. Avec sa fille. »

O’Kane inclina la tête. « D’après ce que j’ai entendu dire, les femmes et les enfants ne te posent pas de problème. C’est vrai ? »

Le Voyageur haussa les épaules. « Ça dépend de la paie. »

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