Parfois, les rêves poursuivaient Gerry Fegan après son réveil. Il savait que la frontière entre son esprit et cet autre monde était solide, mais les rêves réussissaient quand même à la franchir. Quelques mois auparavant, il noyait ses terreurs nocturnes dans le whisky. À présent qu’il était sobre, elles remontaient et débordaient en force sur le matin.
Malgré ça, rien ne pouvait être pire qu’avant, quand les ombres des morts le suivaient dans les rues écartées de Belfast.
Il rejeta les couvertures afin de sortir complètement du sommeil en s’exposant à l’air humide. Alors que sa conscience reprenait le dessus, les silhouettes des rêves collaient encore aux murs. Il cligna des yeux pour les chasser, se massa les paupières de ses paumes rugueuses tandis que le bruit de la rue filtrait par l’unique fenêtre de la chambre, puis s’assit sur son lit de camp et posa les pieds par terre.
Sa cicatrice le démangeait, un soleil rose vif sur son épaule gauche, couturée par l’aiguille d’un amateur. Il la frotta de sa main pour calmer l’irritation, étira ses bras douloureux, ses épaules brisées de fatigue.
Les Doyle voulaient le voir aujourd’hui sur le chantier. Il se rongeait les sangs depuis que Tommy Sheehy l’avait pris à part pour le prévenir, la veille juste avant la fin du travail. Frères jumeaux, avec leurs faces rondes et joviales, les Doyle distribuaient de grandes claques dans le dos des ouvriers, plaisantaient, glissaient parfois un billet dans une poche en accompagnant leurs paroles d’un clin d’œil : « Va te payer un coup à boire, mon gars, t’as bien bossé. »
Et les ouvriers souriaient, hochaient la tête, remerciaient, sans jamais croiser le regard des frères Doyle. Ils en parlaient pendant la pause, en avalant leurs sandwichs et en buvant le café qu’ils apportaient dans des thermos. Fegan ne se mêlait pas aux conversations. On avait compris qu’il n’était pas du genre bavard, mais il écoutait. Les gars racontaient que Packie Doyle avait donné le foie d’un homme à manger à son chien. Que Frankie Doyle avait obligé un homme à couper le petit doigt de sa femme devant ses enfants. Pour avoir fréquenté assez de durs dans sa vie, Fegan n’accordait guère de crédit à ces « rumeurs », mais il savait aussi que la vérité était sans doute pire.
Il avait un flair infaillible pour reconnaître un tueur. Packie Doyle puait la mort, et Frankie encore plus. Tous deux voulaient le voir à neuf heures. La sonnerie du réveil retentit. Il l’éteignit du plat de la main. Un concert de klaxons et de cris s’éleva dans la rue, répercuté par les hauts immeubles.
Fegan se mit debout, remonta le store de la fenêtre et souleva le panneau qui grinçait. L’air chaud de septembre pénétra dans la pièce. À l’intérieur du vieux bâtiment, il faisait toujours plus froid et humide que dehors.
Il n’était ici que depuis deux mois, et il adorait New York. Peu importait la chambre minable qu’il partageait avec les souris et les cafards. Cette ville n’avait pas de mémoire. Personne ne se souciait de savoir qui il était, ce qu’il avait fait. Il pouvait se mêler à la foule, au milieu des gens honnêtes, toute culpabilité enfouie. Jusqu’à hier soir. Quand les Doyle l’avaient convoqué.
« Tu es Gerry Fegan, de Belfast, dit Packie Doyle.
— Le Gerry Fegan, ajouta Frankie Doyle.
— Vous vous trompez. »
Les Doyle le dévisagèrent avec le même sourire tordu. Frankie était assis derrière le grand bureau en acajou, Packie appuyé contre le rebord de la fenêtre qui donnait sur la ruelle derrière le bar. Une bâche en plastique protégeait toutes les surfaces du plâtre et de la sciure de bois.
« Ah ouais, dit Packie.
— On se trompe, compléta Frankie.
— Je m’appelle Paddy Feeney. Je viens de Donegal. J’ai montré mon passeport à votre contremaître. »
Le contremaître ne s’embarrassait guère de scrupules quant au choix de la main-d’œuvre. Tous les ouvriers qui travaillaient sur les chantiers étaient pour la plupart des clandestins venus d’ici ou d’ailleurs. Sans s’attarder sur le passeport de Fegan, il lui avait seulement donné un jour d’essai pour prouver ses talents de charpentier.
« Si tu n’es pas Gerry Fegan de Belfast, reprit Frankie, alors ça ne devrait pas trop t’embêter de savoir que quelqu’un le cherche…
— Et offre une grosse récompense pour le retrouver, dit Packie. Ils ont même envoyé une photo. »
Frankie posa une feuille de papier sur le bureau, une photo imprimée qui montrait un homme d’une trentaine d’années à peine, le visage creusé, pommettes saillantes. Le cliché, sorti des fichiers de la police, datait d’une vingtaine d’années au moins.
« Ce n’est pas moi, dit Fegan.
— Ça te ressemble, contra Frankie.
— Beaucoup », termina Packie.
Fegan examina la photo de l’homme. Jeune. Il éprouva une immense tristesse. « Ce n’est pas moi », répéta-t-il.
Frankie : « On s’est renseignés. »
Packie : « On a appelé des gars de Belfast.
— Ils ont dit que Gerry Fegan était vraiment un sale type.
— Un dingue.
— Dangereux.
— Un tueur. »
Ils avaient des têtes rondes comme des ampoules électriques, posées sur des corps lourds et gras. Mais Fegan devinait qu’il ne fallait pas sous-estimer leur force.
Packie se détacha de la fenêtre et vint s’asseoir sur le bord du bureau. Il dégageait l’odeur écœurante d’une lotion après-rasage bon marché.
« Je t’ai vu te battre avec le gros Russe, dit-il. Il faisait deux fois ton poids, et tu l’as étendu. »
Fegan savait qu’il n’aurait pas dû. Ce n’était pas un Russe, mais un Ukrainien. Une grande gueule qui l’avait asticoté toute la journée, avant de sortir une horreur sur sa mère. Fegan n’avait pas perdu son sang-froid, son pouls s’était à peine accéléré. « Je voulais juste qu’il me fiche la paix.
— Je peux t’assurer qu’il a compris le message, répondit Packie. Il n’est même pas revenu chercher sa paye. »
Frankie se taisait maintenant, laissant la parole à son frère. Il croisa le regard de Fegan et sourit.
« Ça ne se reproduira pas, dit Fegan. Je n’aime pas la bagarre.
— Paddy Feeney n’aime pas, peut-être, répliqua Packie. Mais Gerry Fegan, lui, ça le botte.
— Je vous répète que ce n’est pas moi. » Fegan se leva. « Je suis Paddy Feeney, c’est tout ce que je peux dire. Si vous ne me croyez pas, tant pis. En attendant, je dois aller bosser. »
Il partit vers la porte.
« Tu reviens t’asseoir tout de suite », ordonna Frankie.
Fegan se tourna vers les deux frères. Il n’imaginait pas devoir encore obéir à des hommes pareils. Des hommes durs, tellement vides qu’ils se nourrissaient de la souffrance des autres. Fegan en avait connu un certain nombre. Il en avait tué, mais ça, c’était dans un autre monde, dans une autre vie. Il se rassit.
Frankie sourit. « Alors… Paddy Feeney, de Donegal. Tu es content de ta vie ici, Paddy ?
— Ça va.
— Ton salaire te convient ?
— Je me débrouille.
— Tu es habile de tes mains, dit Frankie en passant la langue sur ses lèvres d’une manière qui mit Fegan en alerte.
— Je sais couper le bois, répondit-il. Dans ce boulot, c’est ce qui compte.
— Mais tu es capable de faire d’autres choses. »
Fegan fixa le sol à ses pieds.
« Tu veux gagner plus d’argent ? reprit Frankie.
— J’en gagne assez.
— Ça n’existe pas, “assez”. Mais un petit extra de temps en temps, de l’argent facile, pour quelqu’un de qualifié comme toi.
— Je n’en ai pas besoin.
— Peut-être. Sauf que la question n’est pas là, tu comprends ? Admettons qu’on te croie. D’accord, tu es Paddy Feeney de Donegal, pas Gerry Fegan de Belfast. Alors, on ne répond pas à cet homme qui cherche Gerry Fegan et qui pense qu’on pourrait savoir où il est. Personne de ce nom-là ne travaille pour nous… Ça vaut combien, ça ? »
Fegan regarda tour à tour Frankie, puis Packie. « Il faut que je retourne sur le chantier. J’ai les rampes des escaliers à installer.
— C’est ça, dit Packie. Prends un jour ou deux pour réfléchir.
— Après, tu reviens nous voir », continua Frankie.
Fegan se leva et gagna la porte.
« Au fait, Gerry », dit Packie.
Fegan s’immobilisa.
« Non, il voulait dire Paddy, corrigea Frankie. On a des amis qui vont te surveiller. Tu ne t’en apercevras pas, en tout cas pas tout le temps, mais ils ne te lâcheront pas. »
Fegan ne se retourna pas. « Je dois finir les rampes », dit-il.
Il referma la porte derrière lui.