CHAPITRE X

L’homme qui avait interrogé Margont devait avoir environ quarante-cinq ans. Sa présence ne déparait pas sa voix. Carré, exalté, impatient, il semblait n’attendre qu’une chose : se jeter dans la bataille. Il avait du brio, du talent. Aurait-il choisi de servir l’Empire qu’il se serait certainement élevé dans la hiérarchie, civile ou militaire. Mais il avait décidé de soutenir le roi, sa « Grande Armée » n’était qu’un groupe évalué à une trentaine de membres et, au lieu d’évoluer dans des palais ennemis dont il se serait emparé, il se terrait de cave en cave. Il était une sorte d’ange déchu précipité dans les limbes avec la royauté. Bien qu’il fut un idéaliste, il devait souffrir de ne pas occuper un rang digne de ses talents. L’argument de Margont concernant le besoin d’être reconnu l’avait d’autant plus choqué qu’il avait fait mouche... L’emblème des Épées du Roi était épinglé sur son habit, au niveau du coeur. Margont l’observa brièvement, comme s’il le voyait pour la première fois, et ce symbole lui parut correspondre en tout point à celui qu’il avait vu sur la dépouille du colonel Berle.

— Je suis le vicomte Louis de Leaume.

— Enchanté ! dit Margont en se massant la gorge.

— Baron Honoré de Nolant.

Lui s’empêtrait dans sa gêne. Ce n’est pas tous les jours que l’on se présente à la personne que l’on a failli assassiner quelques instants plus tôt... Un peu plus jeune que Louis de Leaume, il était maigre. Il ne fallait toutefois pas se fier à son allure chétive, car il avait su maîtriser Margont avec efficacité. Son regard était fuyant et se perdait dans le vague, ce qui donnait l’impression qu’il était en permanence plongé dans ses pensées.

Varencourt était pâle. Il n’osait pas bouger, comme s’il n’avait pas encore réalisé que cette épreuve était terminée. Se tournant enfin vers Margont, il lança :

— Incroyable ! Vous êtes encore plus joueur que moi !

Son rire fit rougir ses joues, mais le reste de son visage demeura blanc porcelaine.

Un troisième homme se présenta, qui était demeuré silencieux jusque-là.

— Jean-Baptiste de Châtel.

Tapi non loin de la porte, il aurait pu intercepter une tentative de fuite. Bien qu’étant le plus âgé, il n’avait pas cinquante ans. Un visage osseux, des yeux plissés, scrutateurs. Son corps, famélique, laissait supposer qu’il était malade, ou qu’il avait connu de longues années de privations.

Margont réalisa qu’il était passé devant une sorte de tribunal. Tous l’avaient écouté et, quand Louis de Leaume avait proposé d’allumer une chandelle, n’importe lequel d’entre eux, en répondant non, aurait voté sa mort... Or Jean-Baptiste de Châtel ne cachait pas son mécontentement. Lui, il avait envisagé de refuser la lumière !

— Monsieur de Langés, vous vous êtes permis de nous proposer un serment sur la sainte Bible. Mais que connaissez-vous de la parole de Dieu ?

— « Tu ne tueras point », répondit Margont en adressant un regard à Honoré de Nolant.

— C’est un peu court.

Margont était prisonnier de ce personnage d’arriviste provocateur qu’il avait improvisé. Pour ne pas choquer les puristes, les idéalistes, il tempérait par la foi cet opportunisme affiché. Manifestement, ce dernier point troublait Jean-Baptiste de Châtel. Il répondit :

— « Il a méprisé le serment, il a rompu l’alliance ; il avait donné sa main, mais il a commis toutes ces fautes ; il n’échappera pas ! C’est pourquoi ainsi parle le Seigneur, l’Éternel : Je suis vivant ! C’est le serment fait en mon nom qu’il a méprisé, c’est mon alliance qu’il a rompue. Je ferai retomber cela sur sa tête. » Ézéchiel, chapitre 17, versets 18 à 19. Qui se pagure offense Dieu Lui-même et rompt avec Lui.

L’expression de Jean-Baptiste de Châtel s’inversa du tout au tout, tel un morceau de glace se transformant instantanément en vapeur. Voilà qu’il semblait sur le point de serrer Margont dans ses bras.

— Bien, fort bien !

Dans l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert, Margont avait passé quatre années à étudier la Bible sous la férule des moines. Il avait même failli devenir l’un des leurs, bien que ce fût contre son gré. Alors, dans le domaine théologique, il était difficile de le prendre en défaut. Lorsque l’on ment, l’une des meilleures tactiques n’est-elle pas d’entraîner l’adversaire sur un terrain connu ?

— Que savez-vous de l’Antéchrist ? lui demanda Châtel.

Margont crut que celui-ci continuait à tester ses connaissances en abordant un sujet inhabituel.

— « Il abattra trois rois. Il prononcera des paroles contre le Très Haut, il opprimera les saints du Très Haut et il espérera changer les temps et la loi », Daniel... Je ne me souviens plus du chapitre...

Jean-Baptiste de Châtel exultait.

— Magnifique ! Un croyant, un vrai ! Alors, Quentin – puis-je vous appeler ainsi ? –, vous qui connaissez si bien les Saintes Écritures, n’est-il pas évident que Napoléon est l’Antéchrist ?

Margont, abasourdi, se demanda si son interlocuteur ne se moquait pas de lui. Sa réaction causa une fêlure dans la joie cristalline de Jean-Baptiste de Châtel.

— Mais enfin, cela coule de source, monsieur de Langés !

Margont était dérouté par une théorie aussi extrême. Jean-Baptiste de Châtel s’en formalisa et ne lui adressa plus un mot. Leur alliance avait duré le temps de quelques versets... Et la belle tactique de Margont se retourna contre lui : loin de s’allier avec Jean-Baptiste de Châtel, il s’en était fait un ennemi.

— Notre croisé a-t-il terminé son prêche ? demanda Louis de Leaume avec une ironie telle que ses mots ressemblaient à une gifle.

Manifestement, lors d’une admission, il n’entrait pas dans les usages du groupe qu’un membre se permette d’accaparer ainsi la parole au détriment du chef. Par sa repartie, le vicomte avait souhaité réaffirmer son rôle de meneur. Mais Jean-Baptiste de Châtel, loin de se soumettre à ce rappel à l’ordre, adressa un sourire narquois à Leaume, le provoquant plus encore. Il se réjouissait avec ostentation d’avoir amené le vicomte à se mettre en colère, et son attitude mettait mal à l’aise ses compagnons. Leaume choisit de l’ignorer. Margont se demanda si la rivalité pour le pouvoir suffisait à elle seule à expliquer l’animosité qui régnait entre ces deux hommes. D’ailleurs, Jean-Baptiste de Châtel avait toujours une manière étrange de fixer le vicomte d’un regard appuyé, insistant. Leaume se tourna vers Margont.

— Que voulez-vous en échange de votre aide ?

— Le plus possible. Faire partie des membres dirigeants des Épées du Roi.

— Il faut être parmi nous depuis plus de deux mois et avoir accompli un acte prouvant sa loyauté.

— Manquer de me faire égorger pour vous rencontrer, voilà une preuve de ma loyauté ! Quant à vos deux mois, je n’ai pas la patience d’attendre et, de toute façon, nous ne les avons pas. Le sort de la guerre va se jouer dans les semaines qui viennent. Si mon offre ne vous intéresse pas, peu importe. Il existe bien d’autres organisations royalistes : la Congrégation, les Chevaliers de la Foi, les Amis de l’Ordre... Le roi récompensera les meneurs : je vais donc devenir l’un d’entre eux, avec ou sans vous.

— Nous avons des règles, monsieur.

— Je n’en doute pas. Mais vous n’êtes pas le genre d’homme à vous embarrasser avec elles.

Ce fut d’un oeil nouveau que Louis de Leaume se mit à le regarder.

— Vous êtes bien perspicace... Les gens perspicaces sont dangereux, parce qu’ils ne se contentent pas des mensonges qui tranquillisent tout un chacun. Pourquoi souhaitez-vous intégrer notre groupe ? Les Chevaliers de la Foi, par exemple, sont plus connus : pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à eux en premier lieu ?

— Ils sont trop nombreux. Je serais noyé dans la masse, on ne m’écouterait guère, je demeurerais un pion de deuxième ordre et il n’en est pas question ! Admettez-moi au sommet, parmi vous, et mon imprimerie pèsera lourd dans le succès de vos projets. À vous de décider. C’est maintenant que l’on va voir si vous êtes vraiment l’homme d’action que vous prétendez être !

— Je vous accepte parmi nous, effectivement comme membre dirigeant. J’en prends la responsabilité.

Voulant renforcer sa position de chef, il avait pris cette décision sans demander l’avis des autres. Varencourt et honoré de Nolant, aux anges, serrèrent la main de Margont en signe de fraternité. Jean-Baptiste de Châtel se contenta de hocher la tête à son intention, avec réticence et froideur.

— Puisque vous voilà des nôtres, il y a encore une personne que nous allons vous présenter, dit Louis de Leaume. Car tous les membres du comité directeur doivent se connaître. Il nous faut monter à l’étage.

Dans les escaliers, Margont faillit trébucher. Blême, il reprit sa montée. Il venait de deviner pourquoi cet autre comploteur était demeuré là-haut tandis qu’on l’interrogeait : il ne voulait pas assister à son éventuelle exécution...

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