Les rues de Paris offraient tous les contrastes. Certains, confiants dans le génie militaire de Napoléon, vaquaient à leurs occupations comme si de rien n’était, s’amusant du trouble de ceux qui s’inquiétaient. Le discours des optimistes était joyeusement enthousiaste. Les Prussiens arrivaient ? Ha, ha, la belle farce ! Le 14 octobre 1806, en deux batailles livrées le même jour, l’Empereur à Iéna et le maréchal Davout à Auerstaedt avaient précipité la rutilante armée prussienne dans les limbes. Napoléon allait à nouveau les faire disparaître en quelques heures, avec l’aisance du magicien qui a l’habitude de ce tour. Les Anglais ? Trop peu nombreux ! Et ils ne se soucient que de leur intérêt. À la première défaite, ils laisseront se faire tuer leurs alliés espagnols et portugais et fileront s’embarquer sur leurs navires pour repartir aux Indes, au Canada ou en Afrique ! Les Autrichiens ? Essayez donc de citer une seule victoire autrichienne remportée contre nous ces quinze dernières années ! Les Russes ? Oui, certes, les Russes... Plus coriaces. Invincibles en Russie, avec leurs partisans et leurs cosaques dans notre dos. Mais, en ordre de bataille face à la Grande Armée, c’est une autre histoire ! Battus à Austerlitz, à Eylau, à Friedland, à la Moskova... Les Suédois ? Comptons-les comme des demi-Russes.
Mais ces propos faciles ne tranquillisaient pas les flots de réfugiés en provenance du Nord-Est qui déferlaient sur Paris.
Les rues étaient régulièrement encombrées par de longues colonnes de prisonniers. La population se pressait sur leur passage pour se rassurer. C’est vrai qu’ils avaient l’air moins effrayants qu’en imagination, ces cosaques à pied, ces dragons claudicants, ces Autrichiens affamés et ces Prussiens aux uniformes en haillons. On leur tendait un quignon de pain et ils se jetaient dessus avec une avidité telle qu’il fallait retirer sa main de peur de laisser un doigt entre leurs dents.
Margont avait de la peine à se déplacer. Un officier ! On le hélait, on l’attrapait par le bras... « Où est l’Empereur ? », « Est-il vrai que les Prussiens du général York ont ravagé Château-Thierry ? », « Des nouvelles ! Donnez-nous des nouvelles ! », « Où sont vos soldats ? », « Combien reste-t-il d’Autrichiens, après tous les hommes qu’ils ont perdus ces dernières semaines ? », « C’est le vieux Blucher qu’il faut tuer, c’est lui le plus acharné, avec les autres, on pourra s’entendre ! »... Il ne répondait pas. Se serait-il arrêté que la foule se serait agglutinée autour de lui jusqu’à l’étouffer. Ces gens attendaient de lui qu’il apaise leurs angoisses or, justement, lui aussi avait les siennes. Quand il pensait à la situation, il imaginait l’Empire comme un gigantesque navire prenant l’eau et gîtant de plus en plus.
Il atteignit enfin sa caserne, dans le quartier du Palais-Royal. La sentinelle en faction voulut lui présenter les armes, mais son fusil lui échappa des mains et atterrit dans la boue. « Soldat depuis hier, mort de demain », pensa Margont avec amertume.
— Ce n’est rien ! lança-t-il. L’important, c’est d’apprendre à bien tirer.
La garde nationale était l’héritière du vieux principe de la milice. Elle devait admettre dans ses rangs le plus de civils possible. Ces soldats avaient pour mission d’aider l’armée régulière à défendre le pays contre une invasion.
Dans la cour, c’était la foire. Piquebois – qui venait de passer capitaine –, entouré de ses hommes, se faisait insulter par un officier des krakkus. Ce dernier s’était fait tirer dessus par un garde national qui l’avait pris pour un Russe et avait paniqué. Depuis la campagne de Russie, les puissants s’étaient mis en tête d’avoir leurs propres cosaques. Le roi de Prusse avait maintenant son escadron de cosaques de la Garde. Napoléon, lui, voulait « cosaquiser » les paysans français en les transformant en partisans sur les arrières de l’ennemi et il possédait ses krakkus polonais. Ces derniers ressemblaient à leurs homologues russes, excepté en ce qui concernait leur coiffe, un chapeau traditionnel, bombé et écarlate. Malheureusement, ce détail ne permettait pas de bien les distinguer des cosaques... Margont salua brièvement son ami qui présentait de plates excuses à l’officier polonais.
Des gardes nationaux en habit-veste bleu et bicorne à cocarde bleu blanc rouge formaient une colonne approximative sous les hurlements de sergents. Des hommes en civil et en sabots les côtoyaient, qui, la veille encore, étaient journaliers, meuniers, cordonniers, charpentiers, perruquiers, chaudronniers, boutiquiers, étudiants, bateliers... Les combattants aguerris se trouvaient avec l’Empereur, quelque part près de Reims. Ne restaient à Paris que des milliers de miliciens, des blessés, des soldats incorporés la veille, des conscrits trop jeunes, des vétérans « trop âgés » qui reprenaient du service et quelques officiers pour transformer tout ce monde en armée. Plus les militaires que l’on avait sanctionnés en les mutant là... À cette pensée, Margont grinça des dents.
Depuis 1798, il avait servi dans l’armée régulière. Et voilà qu’au lieu d’être avec la Grande Armée pour tenter d’empêcher la France de subir les abominations d’une invasion, il était là ! Grâce à son ami Saber, au véritable talent de stratège ! Lieutenant au début de la campagne de Russie, aujourd’hui, il était colonel ! Une telle promotion, obtenue en un temps dérisoire, du seul fait de ses mérites, était rare, mais pas rarissime. Capitaine lorsque la campagne d’Allemagne de 1813 avait commencé, il s’était distingué à plusieurs reprises. Chef de bataillon lors de la bataille de Dresde, il avait participé à l’attaque du 2e corps du maréchal Victor contre la gauche autrichienne, entraînant son bataillon dans une charge folle, refoulant des nuées de chasseurs déployés en tirailleurs, culbutant une série d’unités autrichiennes et les mettant en déroute les unes après les autres, talonnant les fuyards qui percutaient les autres lignes adverses et les désorganisaient... Les positions ennemies cédaient ainsi de proche en proche, comme s’effondre une succession de dominos. À un moment, il s’était retrouvé en tête du 2e corps d’armée tout entier, ce qui lui avait valu un nouveau surnom : « le fer de lance »... En janvier 1814, le miracle qu’il attendait depuis si longtemps s’était enfin produit : il avait été promu colonel, et avait obtenu de son ancien colonel de pouvoir faire muter ses amis, avec leur accord, dans le régiment qu’il allait commander. Il avait ainsi emmené avec lui Margont, Piquebois et Lefine.
Seulement voilà, son orgueil avait enflé jusqu’à devenir un monstre bouffi. À peine arrivé, il avait bombardé son général de brigade de « conseils ». Il voulait tout réorganiser, obtenir des promotions pour les uns, faire dégrader les autres... Les canons régimentaires ne convenaient pas parce que ceci, la cavalerie du corps d’armée n’était pas au niveau parce que cela, on ne prenait pas les bonnes routes, on manquait d’agressivité, de mordant, vis-à-vis de l’ennemi, le ravitaillement était indigne de l’armée française... Constatant que le général de brigade ne tenait pas compte de ses avis, il décréta que celui-ci était un « fieffé incompétent, ce qui est fréquent chez les imbéciles », et s’adressa directement au général de division Duhesme. Ce dernier se retrouva rapidement acculé : s’il gardait Saber, la totalité de ses autres colonels et généraux de brigade demanderaient leur mutation ! C’était soit l’un, soit tous les autres...
Duhesme se débarrassa de Saber – qui était persuadé de l’emporter... – en l’expédiant dans la garde nationale de Paris, sous le prétexte on ne peut plus mensonger qu’il savait bien former les hommes. Le maréchal Moncey, qui commandait en second la garde nationale et réclamait à cor et à cri des officiers expérimentés pour encadrer ces multitudes de miliciens, accepta avec joie. Saber n’avait commandé son régiment que trente-cinq jours... Le général Duhesme, sans faire de distinctions, traita de la même manière les amis que Saber avait amenés avec lui...
Margont voulut traverser cette foule désorganisée, mais il fit l’effet d’une aiguille piquant une bulle de confusion. Des visages l’encerclèrent. Des nouvelles ! Tous voulaient des nouvelles tandis que lui cherchait de l’air.
— Je ne sais rien de nouveau ! clamait-il.
Les gardes s’obstinaient. Mais si, il avait forcément obtenu des informations puisqu’il était... En fait, qu’était-il exactement ? Deux épaulettes de colonel, mais, étrangement, des fils argentés se mêlaient aux dorés. Même bizarrerie avec son shako : deux galons à son sommet, l’un large et doré, mais le second, fin et argenté. Et son plumet ? Dans l’infanterie de ligne, celui d’un colonel était blanc, celui d’un chef de bataillon rouge. Le sien était mi-rouge mi-blanc. Ce devait être un « demi-colonel », ou un « chef des chefs de bataillon »...
— Faites place pour le major ! s’époumona un capitaine.
« Major » ? Mais qu’est-ce que c’était que ça ? À quoi cela servait-il ?
Margont fit signe à Lefine, qui expliquait aux recrues le fonctionnement du fusil modèle 1777 modifié en l’an IX, et l’entraîna à sa suite pour aller voir
Saber. La mort dans l’âme, les gardes nationaux les regardèrent s’éloigner. Où était l’Empereur ? Gagnait-on cette guerre ou était-on en train de la perdre ?
Noyé dans son bureau aux allures de bibliothèque bombardée, le colonel Saber griffonnait un courrier tout en en dictant deux autres à ses officiers adjoints. Quoiqu’il fût toujours ami avec Margont, Lefine et Piquebois, son attitude vis-à-vis d’eux s’était modifiée depuis son ascension fulgurante. Il faut dire qu’il était si souvent occupé à critiquer ceux qui étaient plus haut placés que lui qu’il n’avait plus guère le temps de regarder vers le bas. On racontait que le maréchal Moncey, en lisant la première missive que lui avait adressée Saber, avait failli s’étouffer en avalant son café. Heureusement pour ce dernier, il n’y avait actuellement personne pour le remplacer. Saber rédigeait en ce moment même une dixième lettre adressée au maréchal. Margont ne pouvait pas discerner ce qu’il en était, mais l’écriture parlait d’elle-même : mots reliés les uns aux autres pour gagner du temps, papier martyrisé par une plume trop appuyée, longue liste d’alinéas...
Saber tendit brusquement la feuille à l’un de ses officiers.
— Rajoutez la formule de politesse !
Il ne le faisait pas lui-même, car il était furieux contre le maréchal, qui n’appliquait pas ses innombrables propositions pour protéger Paris. Consciencieusement, le lieutenant Dejal entreprit d’imiter l’écriture de Saber. Il murmurait : « Je suis, avec le plus profond respect, de Monsieur le Maréchal le fidèle et dévoué... » Saber lui arracha la feuille des mains ; la plume traça involontairement un trait oblique et, de rage, vomit une perle noire sur le bois clair du bureau.
— Vous perdez la raison ? Allez-vous également ajouter que je viendrai lui cirer les bottes ? Moins obséquieuse, la formule ! Récrivez toute la lettre ! Quelque chose comme : « Salutations de votre obligé », parce que je suis bien obligé de le saluer. Mais un peu plus enrobé : il est si susceptible !
Il feignit de se remettre à dicter à son autre souffre-douleur, puis adressa enfin un regard à Margont et à Lefîne, qui patientaient au garde-à-vous.
— Repos. Quelles mauvaises nouvelles ?
Margont obtint de faire sortir les deux officiers adjoints. Alors, il expliqua, sans donner de détails, qu’il était chargé d’une mission confidentielle et qu’il demandait à avoir Lefîne à ses côtés pour l’assister. La lettre de Joseph consterna Saber. Il se demandait pourquoi le commandant de l’armée et de la garde nationale de Paris refusait de l’inclure dans ce secret. Comment ce haut personnage pouvait-il croire que l’on allait réussir quoi que ce soit d’important dans la capitale sans l’aide du colonel Saber ? Il en arriva à la conclusion que Joseph était un incompétent, tout comme Moncey, le général Duhesme et tous les autres, et il se sentit plus seul que jamais.
— Bien. J’obéis aux ordres. Pour une fois que Joseph se décide à faire quelque chose, je ne vais pas faire la fine bouche ! Major Margont, le capitaine Piquebois vous remplacera dans vos fonctions. Je le ferai avertir. Vous pouvez prendre le sergent Lefine avec vous. J’espère que vous serez de retour le plus vite possible. Vous pouvez disposer.
Puis il rappela ses officiers adjoints. Margont et Lefine allaient partir lorsque Saber intervint :
— Une affaire secrète... Je n’aime pas cela. Faites attention à vous...
Durant un instant, ce fut comme si l’ancien Saber était à nouveau là. Puis Margont et Lefine s’en allèrent tandis que la voix de Saber retentissait, semblant les poursuivre dans le couloir.
— Lieutenant Dejal, vous n’avez pas encore terminé ma lettre au maréchal Moncey ? Lieutenant Malsoux : lettre au général sénateur comte Augustin de Lespinasse, commandant l’artillerie et le génie de la garde nationale de Paris. « Toujours rien ! Où sont les canons auxquels j’ai droit ? » Voilà l’idée clé : habillez ça avec des mots et le strict minimum de respect imposé par la hiérarchie militaire, qui est bien trop généreuse avec ce genre d’aigrefins. Lieutenant Dejal, toujours pas fini avec le maréchal ? Mais mon pauvre Dejal, ne vous laissez pas intimider par le mot « maréchal ». Habituez-vous-y, au contraire, car vous servez sous mes ordres...
Margont et Lefine revêtirent des vêtements civils. Margont chargea également un soldat de remettre une lettre au médecin-major Jean-Quenin Brémond, qui se trouvait dans l’île de la Cité, à l’hôpital de l’Hôtel-Dieu, où il soignait les blessés français et alliés affluant dans Paris. Il avait placé son mot dans une enveloppe cachetée à la bougie, afin de se prémunir des regards indiscrets, et imaginait déjà le visage incrédule de Jean-Quenin devant cette demande de le rejoindre au plus vite chez un certain colonel Berle, en dissimulant son uniforme sous un manteau, en passant par la porte de derrière et en n’acceptant de parler qu’à un dénommé Mejun... Mais Jean-Quenin avait l’habitude des demandes apparemment saugrenues de son ami : il viendrait, sauf cas de force majeure.
Puis, tout en se rendant sur les lieux du crime d’un pas rapide, il informa Lefine de toute l’affaire.