CHAPITRE XXV

Sans prononcer un mot, le policier conduisit Margont dans le Marais, non loin de la place des Vosges. La mine renfrognée, il marchait à toute allure sans jamais se retourner, espérant peut-être le semer « accidentellement ». Il supportait si mal cet enquêteur parallèle et officieux que, lorsque, une fois arrivés, Margont lui demanda d’aller chercher le médecin-major Jean-Quenin Brémond, à l’hôpital de l’Hôtel-Dieu, il répondit avec une inertie désarmante :

— J’ai peur de ne pas réussir à le trouver...

Ces mots s’entrechoquèrent comme des silex dans l’esprit de Margont, faisant jaillir des étincelles de fureur au fond de ses yeux. L’homme changea d’avis et prit le pas de course pour s’acquitter de cette nouvelle tâche.

Contrairement à ce que laissait croire sa sobre façade, la demeure recelait un luxe intérieur inouï. Bureau Mazarin recouvert d’une marqueterie de cuivre, console en bois doré et plateau de marbre blanc, chandeliers en argent, tableaux hollandais, tapisseries des Gobelins représentant des scènes mythologiques... Margont avait l’impression d’avoir ouvert une huître apparemment semblable aux autres et de voir maintenant rouler des perles dans tous les sens à ses pieds... Le comte Kevlokine ne semblait pas avoir eu la pénible vie errante de la plupart des meneurs des Épées du Roi. En outre, il courait bien moins de risques. La police l’aurait-elle arrêté qu’une demi-heure plus tard M. de Talleyrand et Joseph l’auraient accueilli au palais des Tuileries. Caves à rats pour les ultras, palais pour les modérés.

Un homme s’avança vers Margont. Vingt-cinq, vingt-six ans, une tenue soignée, le teint frais, des manières impatientes et agressives.

— Je suis l’inspecteur Martial Sausson.

— Enchanté, répondit Margont en omettant de se présenter.

— On m’a interdit de vous demander qui vous êtes, pourquoi vous enquêtez sur cette affaire et si vous détenez des informations que j’ignore...

— Exactement.

Margont croyait presque distinguer les bouffées de colère noire qui émanaient de Sausson.

— Voici mon rapport, monsieur l’inconnu. Ce matin, un vieux domestique du nom de Keberk se présente chez ses maîtres, M. et Mme Gunans, de riches bourgeois, bien moins riches cependant depuis que l’Empereur a imposé un blocus à l’Angleterre. Les Gunans ont fait fortune dans le commerce maritime. Keberk essaie d’ouvrir la porte des domestiques avec sa clé. Il n’y parvient pas, ce qui est tout à fait anormal. La nuit, ses maîtres barrent cette entrée. Au petit matin, ils ôtent la barre, et M. Keberk peut alors utiliser sa clé quand il arrive. C’est la première fois que survient ce problème en quinze ans de service. Il perd contenance, tape à la porte, crie sous les fenêtres et file alerter la police en jurant que l’on a assassiné ses maîtres. Comme il s’agit de mon secteur, je viens en personne, accompagné de deux de mes hommes. J’inspecte les lieux et je découvre qu’un volet de la façade postérieure a été fracturé. Je prends la responsabilité de m’introduire aussitôt dans le domicile avec M. Keberk. Je ne trouve aucune trace desdits Gunans. En revanche, je découvre le cadavre d’un homme que M. Keberk me présente comme étant M. Melansi, un associé de ses maîtres – j’emploie le mot « maître » car c’est celui qu’utilise cet homme. Mais je reconnais aussitôt en la victime le comte Kevlokine, personnage recherché et dont la description a été transmise à tous les commissariats de Paris. M. Keberk semble ne rien comprendre à mes propos sur ce sujet. Je pense qu’il a été berné par ses employeurs quant à la véritable identité de cette personne. J’applique aussitôt la procédure requise en cas d’identification du sieur Kevlokine : je fais directement alerter le roi d’Espagne, Sa Majesté Joseph Ier.

Enfin, il marqua une pause. Dieu qu’il parlait vite !

— Jusqu’ici, tout se déroulait normalement... Mais voilà que surgit tout à coup dans mon commissariat un enquêteur du nom de Palenier. Celui-ci me tend un courrier signé de la main même de Sa Majesté Joseph Ier, dans lequel on me donne les ordres les plus...

Il chercha des mots diplomatiques.

— Les ordres les plus étonnants que j’ai jamais reçus. En résumé : je ne touche rien, j’attends un mystérieux inconnu – vous ! ― auquel je dois révéler tout ce que je sais sans l’interroger ! Et – cerise amère sur le gâteau –, ce Palenier me retire la lettre des mains. Quand vous serez parti, j’aurai – sur ordre ! ― tout oublié, car vous n’aurez jamais existé.

Margont comprenait d’autant mieux la fureur de Sausson qu’il avait éprouvé la même le jour de sa première rencontre avec Joseph et Talleyrand. En quelque sorte, Sausson était son reflet dans un miroir, mais un reflet qui datait d’il y avait dix jours. Le policier reprit plus vite encore :

— J’ai interrogé M. Keberk en vous attendant. Les propriétaires recevaient continuellement des visiteurs : relations mondaines, amis, clients, parents, débiteurs, créditeurs... Il prétend ignorer si les Gunans connaissaient ou non des royalistes. Mais j’en suis convaincu, autrement qu’aurait fait chez eux le comte Kevlokine ?

Celui-ci logeait ici depuis une semaine, ne sortait jamais, mais, par contre, accueillait de nombreuses personnes. C’était une bonne cachette. On aurait pu penser qu’il trouverait refuge chez des monarchistes, des aristocrates... pas chez des bourgeois apparemment tranquilles. Je vais m’employer à essayer de déterminer qui venait ici, mais cela s’annonce difficile. Il y avait du monde tous les jours et M. Keberk n’est guère bavard. J’attends des renforts du ministère de la Police générale, afin de mieux étudier cette question. Mes deux hypothèses sont les suivantes. Soit les Gunans se sont réveillés ce matin et ont découvert que M. Kevlokine avait été assassiné par quelqu’un qui avait pénétré chez eux durant la nuit. Ils ont alors pris peur. Ils craignaient d’être accusés de ce crime ou d’être arrêtés par la police pour leurs accointances avec un agent ennemi. Ils ont pris la fuite en catastrophe, avec leur gouvernante et une servante qui logeaient sur place. Soit, pour un motif que j’ignore, ils ont tué le comte Kevlokine. Quoi qu’il en soit, ils ne sont plus là et leurs deux domestiques non plus. Il manque diverses affaires personnelles : vêtements, peignes, bijoux, petits objets auxquels tenait le couple... Si vous voulez bien me suivre...

Il conduisit Margont dans une grande chambre au luxe enivrant : tableaux aux massifs cadres dorés, meubles en marqueterie, porcelaines de Sèvres ou de Saxe, tapis persans... Le corps du comte reposait près d’une cheminée, non loin d’un lit à baldaquin. L’homme était bâillonné. Il avait dans les quarante-cinq ans, était de forte corpulence. Ses joues, rougies, contrastaient avec la pâleur de sa peau. Le gris argenté de ses cheveux était presque lumineux. Il correspondait effectivement à la description que Talleyrand avait faite du comte Kevlokine. Dans cet univers paradisiaque tout en dorures et autres couleurs éclatantes, ses bras brûlés traçaient deux lignes d’une horreur rouge et noire. On lui avait attaché les mains avec le cordon de l’un des rideaux, mais ces liens avaient fini par se consumer. Il était vêtu d’un déshabillé, une longue redingote en piqué molletonné blanc et une culotte. Cette tenue servait plutôt le matin, au saut du lit. Mais les bourreaux de travail l’utilisaient également pour dormir, car elle était assez confortable pour être compatible avec le sommeil tout en permettant, en cas de réveil brutal, de traiter immédiatement une affaire urgente sans avoir à s’habiller. Il était pieds nus.

Margont s’approcha pour contempler le visage de Kevlolane. Il était indemne, à la différence de celui du colonel Berle. Margont se retourna et vit que Sausson l’observait avec attention, essayant de déduire ses pensées de ses gestes.

— On a oublié de me donner l’ordre de fermer les yeux... ironisa le policier.

Margont ne lui demanda pas de sortir et reprit son examen. L’emblème des Épées du Roi était épinglé à son vêtement de nuit, sur la poitrine, telle une décoration. Il ressemblait en tout point au symbole que Margont avait aperçu sur le colonel Berle. Le visage du comte, serein, contrastait avec l’état de ses bras rongés par le feu. En revanche, Margont ne repérait aucune blessure mortelle.

Un vacarme éclata dans la rue : cris, exclamations... Ayant reconnu l’une des voix, Margont se pressa à la fenêtre, oubliant de prendre des précautions pour demeurer caché. Jean-Quenin Brémond et le policier qui le conduisait étaient encerclés par quatre hommes. Jean-Quenin les accablait d’invectives – c’était un ange avec ses malades, ses confrères et ses amis, mais un personnage peu commode pour le reste de l’humanité. Son guide était obligé de hausser la voix pour expliquer qu’il était de la Police générale. D’autres personnes en embuscade surgirent des ruelles adjacentes pour converger vers eux.

— Imbéciles ! Butors politiques ! pesta Sausson. Et l’autre idiot qui est passé par-devant au lieu d’emprunter la porte de derrière, comme d’habitude !

Il ouvrit la fenêtre avec une telle précipitation qu’un carreau se brisa sur la patère d’un rideau, semblant voler en éclats sous le seul effet de la fureur du policier.

— Laissez-les passer ! hurla-t-il.

Les assaillants refluèrent, tels des cafards surpris par la lumière. L’instant d’après, on ne les voyait plus ! Mais Jean-Quenin continuait à les insulter : malotrus, rustres, on offensait une fois de plus le Service de Santé des Armées, ils avaient de la chance qu’il soit pressé, le ministre de la Police générale allait certes oui recevoir un courrier... Quand il s’engouffra dans la maison, on l’entendait encore lancer des imprécations. Sausson devança la question de Margont.

— Ce sont des policiers, comme moi, mais nous ne sommes pas de la même paroisse, oh non ! Je m’occupe des affaires criminelles, eux des politiques, vous de je ne sais quoi... Eux travaillent pour Joseph Ier, moi pour les Parisiens, et ce n’est sûrement pas synonyme... Ce seul meurtre a déclenché une triple enquête ! Dire que, quand une lavandière reçoit un coup de couteau, mes supérieurs me reprochent de consacrer trop de temps à traquer le coupable ! Tous ces gaillards sont arrivés avec M. Palenier. Tout cela parce que j’ai prononcé le nom de Kevlokine. Ils attrapent au collet les gens qui s’apprêtent à pénétrer chez les Gunans. Mais il y a tellement de visiteurs que, en fin de journée, ils auront arrêté tout Paris !

— C’est astucieux. Les vrais royalistes seront noyés dans la masse, il sera difficile de faire le tri... Chacun d’entre eux doit avoir pris soin de se confectionner une couverture.

Jean-Quenin arriva d’un pas furieux, sa mallette à la main, l’uniforme dissimulé sous un manteau clair, le visage écarlate. Il ouvrit la bouche pour parler, mais son ami l’arrêta d’un geste.

— L’inspecteur Sausson, que voici, ne doit rien savoir sur moi, précisa-t-il. Peut-être va-t-il nous laisser...

Il lui en coûtait de parler ainsi. Sausson se raidit. Ses lèvres se plissèrent et disparurent avec les mots qu’il ravalait. Il tourna le dos et sortit en claquant la porte.

Jean-Quenin contempla la victime.

— Dans quel guêpier t’es-tu encore fourré, Quentin ?

Son expression, lasse et désolée, en disait plus long encore.

— Peux-tu examiner ce corps, s’il te plaît, Jean-Quenin ? Je ne te dis rien pour ne pas t’influencer.

Tandis que le médecin-major s’exécutait, Margont s’approcha de la cheminée. Ici, l’odeur de chair brûlée était presque insupportable. Des taches de graisse parsemaient les pierres du foyer, ainsi que des lambeaux de vêtements calcinés. Le comte avait dû se coucher tandis que le feu brûlait encore. L’assassin l’avait-il tué dans son sommeil avant de traîner le corps jusqu’à l’âtre ? Jean-Quenin déshabilla le cadavre.

— Je n’y comprends rien... Ici aussi, cet homme a été brûlé après avoir été tué. En revanche, je ne parviens pas à déterminer la cause de la mort ! C’est bien la première fois que j’entends parler d’un crime de ce genre. Peut-être l’a-t-on empoisonné... Un poison assez lent à agir, qu’il aurait avalé au souper ou en buvant une tisane avant de se coucher et qui aurait fait effet tandis qu’il dormait... Toutefois, cette hypothèse est bizarre... Cela voudrait dire que l’empoisonneur est venu au moins deux fois : pour verser le poison, puis pour commettre ces mutilations, car il n’est quand même pas resté pendant des heures caché dans cette maison... Or tu sais que je m’intéresse aux affaires criminelles et c’est d’ailleurs à toi que je dois cette manie. Eh bien, je peux te dire que, le plus souvent, les meurtriers qui emploient le poison choisissent ce moyen justement pour ne pas avoir à toucher leur victime, parce que cela leur répugne !

Margont était perplexe.

— Sommes-nous vraiment sûrs qu’il s’agisse du même assassin que celui du colonel Berle ? Tantôt je suis persuadé que oui, tantôt c’est l’inverse... Il existe à la fois des points communs flagrants et des différences tout aussi manifestes.

— Attends, je t’ai parlé de poison, mais ne te lance pas trop vite sur cette piste ! Ce n’est qu’une hypothèse, parce que c’est la seule arme que je connaisse qui puisse donner la mort tout en laissant un corps apparemment indemne. Mais il se peut également que cette personne ait été réveillée par un bruit, qu’elle ait aperçu l’intrus dans sa chambre et que son coeur, fragilisé par l’âge et les excès de bonne chère, n’ait pas supporté la bouffée de frayeur... Ou bien une variante de cette deuxième théorie : on pourrait encore supposer que le coeur n’a pas résisté aux douleurs suscitées par les premières brûlures, mais que l’assassin a quand même continué à brûler sa victime...

— Mais son visage exprime la tranquillité... Cela n’indique-t-il pas qu’ici aussi cet homme a été mutilé après avoir été assassiné ? Peut-être même a-t-il été tué dans son sommeil tant il paraît paisible, les yeux fermés. Puis le meurtrier l’a bâillonné et lui a lié les mains, toujours pour faire croire que les brûlures ont été infligées avant la mort.

— Certes, l’absence de crispation des traits est plutôt en faveur de ton hypothèse. Mais ce n’est qu’un argument, pas une preuve. Cela n’élimine pas le deuxième cas de figure que je viens de formuler et qui, lui, au moins, expliquerait comment est morte cette personne. Une frayeur intense et brève parce que fatale ne laisse pas systématiquement sa marque sur les traits du visage.

— Pourrais-tu faire une autopsie ?

— Si le motif du décès était évident, comme pour le colonel Berle, j’aurais refusé, car nous recevons tous les jours des blessés. Mais là, c’est différent. Un médecin ne doit jamais laisser dans l’ombre la cause d’une mort. Autrement, un jour ou l’autre, cette cause qu’il a négligée croise à nouveau sa route...

— Je t’en remercie ! Je me charge d’obtenir l’accord de l’inspecteur Sausson.

— Et de la bande de hargneux qui me sont tombés dessus tout à l’heure...

Un motif de décès inconnu... Jean-Quenin était en proie à une agitation inhabituelle. Il ne s’avouait pas vaincu ! Il allait alerter d’autres confrères pour discuter de ce mystérieux cas. Chaque échec dans son combat contre la mort le conduisait non pas à concéder sa défaite, mais à fomenter une contre-attaque, et ainsi de suite, sans fin. Il lui arrivait même de reparler de patients morts dix ans auparavant comme s’il s’agissait de gens disparus la veille.

Margont lui raconta le peu qu’il savait au sujet du comte Kevlokine et lui indiqua à quelle adresse résidait Lefine, pour qu’il lui fasse parvenir ses conclusions. Puis il rappela Sausson et lui formula sa demande. Jean-Quenin ajouta qu’il fallait faire transporter le corps dans son hôpital, le plus vite possible. Sausson avait l’esprit prompt.

— À la condition expresse que j’assiste à cette autopsie. Comme cela, au moins, je serai sûr que vous ne m’en cacherez pas les résultats.

Tandis que Sausson organisait le déplacement de la dépouille, Jean-Quenin collectait tout ce qui avait été susceptible de contenir une boisson ou de la nourriture : un verre et un broc d’eau dans la chambre, des assiettes et trois tasses sales dans la cuisine...

En aparté, Margont interrogea Keberk. Il lui fit la description des membres des Épées du Roi qu’il connaissait, afin de savoir si celui-ci avait un jour aperçu l’un d’eux. Mais Keberk, toujours, secouait la tête, et il était impossible de savoir s’il n’avait effectivement jamais vu ces personnes ou s’il mentait pour protéger ses employeurs. En outre, il était si éprouvé que ses réponses paraissaient peu fiables...

Enfin, Margont se rendit sur le lieu de l’effraction. Comme pour Berle, les volets avaient été fracturés, probablement avec un pied-de-biche, et la fenêtre avait été ouverte après le bris d’une vitre.

Lorsque Margont se résolut à partir, Sausson l’interpella :

— Vous savez ce qu’il veut dire, n’est-ce pas, ce petit emblème royaliste ?

— Au revoir, inspecteur...

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