CHAPITRE XXXIV

Margont essayait de ralentir leur marche. Mais les deux hommes dans son dos le pressaient toujours plus. Ils bifurquèrent dans une ruelle, en prirent une autre, s’engagèrent dans une troisième... Leur parcours ressemblait à la marche d’un ivrogne égaré dans un labyrinthe. Margont ne connaissait pas ces lieux, visiblement mal famés. On faisait tout pour l’égarer et, en plus, il avait un médiocre sens de l’orientation. Son seul espoir de déterminer où ils se trouvaient résidait en Lefine. Ils se faufilèrent entre deux habitations, par un passage si étroit qu’il fallait cheminer à la queue leu leu. L’homme qui fermait la marche s’arrêta au milieu de ce coupe-gorge et se mit à chiquer, tandis que le reste du groupe poursuivait sa progression. Si les agents de Joseph les suivaient encore, il leur faudrait passer sur le corps de celui-là...

Ils parvinrent dans une cour crasseuse étranglée par les bâtiments qui l’entouraient. Leur guide les fit entrer dans une vieille maison. Il indiqua l’escalier :

— Ils vous attendent là-haut.

Lui-même demeura en bas, en faction avec son complice.

L’étage offrait un spectacle déroutant. Les volets fermés et les rideaux tirés transformaient la grande pièce en une sorte de cocon illuminé de l’intérieur par des lampes. Les cinq membres dirigeants des Épées du Roi étaient installés au milieu d’une accumulation d’objets luxueux : commodes en marqueterie à la Régence, buffets-vaisseliers, chaises à haut dossier Louis XIII, fauteuils Louis XIV et Louis XV, tables à jeu, tables en « bois des isles », « bonheur-du-jour » recelant des cachettes où l’on pouvait dissimuler des lettres compromettantes, sofa d’alcôve... Ce salon ressemblait à une caverne d’Ali Baba dissimulée au milieu des maisons des quarante voleurs.

Le vicomte de Leaume les invita à s’asseoir.

— Venir ici est toujours un plaisir. Il s’agit de notre trésorerie, expliqua-t-il. Beaucoup des nôtres ont émigré dans toutes les capitales d’Europe. Souvent, ils ont dû abandonner en France des meubles trop encombrants. Mais, plutôt que de les laisser aux mains des révolutionnaires, ils ont parfois réussi à les amasser dans des caches comme celle-ci. Des amis réfugiés à Londres nous ont confié la tâche de veiller sur ce lieu. En échange, nous pouvons vendre une partie des biens. À condition d’utiliser l’argent pour la bonne cause, bien entendu.

Margont s’assit dans un confortable fauteuil au revêtement égayé de roses.

— Fauteuil Louis XVI : la place du décapité... plaisanta Honoré de Nolant.

Ce trait de mauvais goût aurait dû lui attirer les foudres de ses compagnons, mais ceux-ci firent mine de ne pas l’avoir entendu. Lefine choisit le siège le plus différent possible de celui de son ami. Leaume était joyeux et tendu à la fois.

— Je vois que vous êtes accompagné de M. Plami...

— « Lami » : L, A, M, I, monsieur le vicomte, corrigea Lefine.

— Peu importe... Quoi qu’il en soit, à titre exceptionnel, je vous autorise à assister à cette séance. Vous allez comprendre pourquoi.

Margont pensait à tout à la fois. Il observait ses interlocuteurs, étudiait leurs manières, songeait aux agents de Joseph – peut-être que ceux qui suivaient Varencourt ou Catherine de Saltonges, eux, n’avaient pas été semés... –, jouait son rôle de son mieux... Il s’imprégnait aussi des lieux. Durant ses campagnes, il avait appris à évaluer les distances, à repérer le moindre détail. C’était une question de survie. Quand on engageait ses soldats à découvert, dans un champ, il fallait avoir déjà réfléchi au fait que des coups de feu pouvaient provenir de ce bois, là-bas, à trois cents pas au nord-ouest, qu’en courant, on mettrait une trentaine de secondes à atteindre ce chemin creux qui s’étendait d’est en ouest et qui offrirait un excellent point de défense, que l’on allait sûrement trouver de l’eau – de l’eau ! ― dans ce bosquet vert vif, à l’est, en contrebas, car on y repérait des saules pleureurs, arbres qui ont une prédilection pour les ruisseaux et les mares... L’air de rien, il comptait donc les mètres qui le séparaient de la porte et des fenêtres...

Finalement, tout le monde était nerveux, excepté Charles de Varencourt, qui avait repris des couleurs. Margont aurait préféré le retrouver aussi pâle que précédemment. Qu’est-ce qui avait pu apaiser son inquiétude ? Quant à Catherine de Saltonges, quoique tendue, elle ne laissait rien soupçonner du drame qu’elle avait vécu une semaine plus tôt.

Louis de Leaume exultait.

— Ce lieu est le joyau de notre groupe. C’est ici que nous nous sommes réunis à chaque fois que notre moral flanchait, que nous avions subi un revers, et il nous a toujours réconfortés ! Mais, aujourd’hui, c’est l’inverse. Les nouvelles ne sont pas bonnes, elles sont excellentes ! Miraculeuses ! Alors j’ai choisi cet endroit pour les fêter. Les Alliés sont aux portes de la capitale ! Leur attaque est imminente. Or il va leur falloir prendre Paris le plus vite possible. Donc, plus que jamais, ils ont besoin de nous !

— Tous les groupes monarchistes parisiens viennent de voir leur valeur décupler, exphqua à sa façon Honoré de Nolant.

Margont nota qu’il n’était pas dans l’habitude du baron de Nolant d’intervenir ainsi sans arrêt. En outre, son humour était cynique, morbide. Lui aussi se comportait de manière étrange.

— Plus nous aiderons nos alliés, reprit Louis de Leaume, plus il leur sera difficile de ne pas rendre le trône de France à son seul propriétaire légitime : Sa Majesté Louis XVIII. Nous allons donc passer à l’action.

— Sur-le-champ, ajouta Honoré de Nolant en exhibant un pistolet qu’il pointa sur Margont.

Des armes à feu apparurent de tous les côtés. Louis de Leaume menaçait lui aussi Margont. Varencourt et Jean-Baptiste de Châtel tenaient Lefine en respect. Seule Catherine de Saltonges demeurait les mains libres.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Margont.

Louis de Leaume rit franchement.

— Même les yeux plongés dans la gueule de nos armes, vous continuez à faire face ? Bien ! L’opinion que j’ai de vous remonte un peu. Mais vos efforts sont inutiles, nous savons que vous êtes tous les deux des traîtres.

— Vous nous avez vendus ! lança Margont à Charles de Varencourt.

Celui-ci riait.

— Pas du tout ! Vous n’avez rien compris.

Le vicomte de Leaume ne pouvait résister à l’envie de révéler l’étendue de son triomphe.

— Nous savions tout depuis le début, dès avant notre première rencontre.

Cette annonce fut un coup de masse pour Margont. Mais son instinct de survie, sa ténacité lui permirent d’encaisser ce choc. Ses pensées s’emballaient, analysaient tout à une vitesse étonnante. Il ne poursuivait plus qu’un seul but : se sortir vivant de ce piège, avec Lefine, bien sûr. D’abord, gagner du temps. La police secrète de Joseph n’avait peut-être pas perdu leur trace, ou celle de Catherine de Saltonges et de Varencourt... Tenir bon jusqu’à l’assaut !

Catherine de Saltonges ne semblait pas se réjouir de la situation. Son regard évitait de se poser sur le visage des prisonniers. Le vicomte de Leaume annonça :

— Nous allons vous enfermer dans une cave jusqu’à la libération de Paris par les Alliés ! Cela sera bref. Ensuite, vous serez transférés dans une prison, jusqu’à ce que la justice du roi se penche sur votre cas. Cependant, je crois pouvoir dire que vous n’avez pas trop à vous inquiéter. Sa Majesté aura à coeur d’obtenir la réconciliation de tous ses sujets, les royalistes, les républicains et les bonapartistes. Puisque vous n’avez causé aucun préjudice à notre cause, je pense que vous serez assez vite libérés.

Catherine de Saltonges se leva.

— Je dois rentrer chez moi. C’était convenu...

— Allez-y, chère amie. Roland va vous raccompagner, lui répondit Louis de Leaume.

Elle s’en alla avec empressement. « Roland » devait désigner l’un des deux hommes qui montaient la garde en bas. C’était en tout cas ce qu’espérait Margont.

Leaume avait mis trop de soin à les rassurer sur leur sort. Maintenant, Catherine de Saltonges quittait la pièce, elle qui s’était tenue à l’écart la nuit où Honoré de Nolant avait placé son couteau sur la gorge de Margont – car la situation aurait facilement pu dégénérer... –, elle qui ne voulait pas assister aux manifestations de violence... En outre, le vicomte de Leaume venait de leur en révéler beaucoup, or il avait l’obsession du secret... Margont comprit que le groupe allait l’assassiner, et Lefine avec lui. Voilà pourquoi on les avait reçus dans ce lieu : pour y puiser la force de supprimer de sang-froid deux personnes désarmées. S’il ne trouvait pas une solution, il ne lui restait plus que quelques minutes à vivre...

— Eh bien, lança-t-il à Lefine, on aurait dû écouter les conseils de Galouche ! Quand on lui racontera ça...

Leur ami Galouche reposait dans une fosse commune du champ de bataille de la Moskova... Lefine acquiesça.

Il avait saisi le message. Leaume fit signe à Margont de se lever et entreprit de le fouiller.

— Où est-elle ?

Ses gestes étaient rapides et précis. Sa main gauche se faufilait partout. Sa main droite, elle, ne bougeait pas, continuant de maintenir le canon du pistolet posé contre le coeur de Margont.

— La lettre ! Où est-elle ?

— Quelle lettre ?

— Ah non, monsieur, non... Je crois vous avoir prouvé que l’imbécile, de nous deux, c’est vous... Je veux la lettre que vous ont remise vos commanditaires.

S’il passait à l’action, Margont évaluait ses chances de succès à... aucune. Varencourt intervint :

— Il essaie de gagner du temps. Bien sûr qu’il possède un document officiel qui atteste qu’il agit pour le compte de l’Empire...

Alors c’était donc pour cela, songea Margont. Toute cette mise en scène, cette fausse trahison de Charles de Varencourt, sa fausse admission au sein des Épées du Roi : tous ces efforts et ces risques encourus pour cette lettre. Fallait-il qu’elle soit importante pour la réalisation de leur plan...

— Elle se trouve chez moi, dit Margont.

— Certainement pas ! répliqua Honoré de Nolant. J’ai moi-même fouillé votre logement, et je m’y connais !

Jean-Baptiste de Châtel ajouta :

— J’y étais également. De toute façon, un tel document, on le garde précieusement sur soi, car on peut en avoir besoin, en cas d’arrestation par la police ou si l’on doit obtenir le concours de quelqu’un.

Leaume tira si fort sur la chemise de Margont qu’il la déchira.

— S’il le faut, je vous mettrai nu, mais je la trouverai. Ou peut-être faut-il que je torture votre ami sous vos yeux jusqu’à ce que vous parliez ! La police a dû vous raconter ma vie... Je suis le rescapé d’un charnier...

Jean-Baptiste de Châtel précisa :

— L’ange de la Mort l’a serré dans ses bras et, même si notre ami est parvenu à se libérer, l’ange a eu le temps de croquer son âme...

Pour protéger Lefine, Margont répondit.

— Dans la boucle de ma ceinture.

Leaume découvrit la cache et recula avec sa trouvaille. Il déplia la lettre tout en continuant à menacer Margont.

— C’est cela ! exulta-t-il. Tiens ? Ce n’est pas un espion, mais un militaire. Un major, qui plus est ! Voilà pourquoi tes informateurs étaient incapables de l’identifier, Honoré. Major Quentin Margont... Elle est signée par Joseph Ier, roi d’Espagne !

Margont guettait un moment propice pour se jeter sur eux, à deux contre quatre... Malheureusement, ils maintenaient leur vigilance. Il était inutile d’attendre une erreur de leur part. Il fallait donc provoquer cette faute et s’engouffrer dans la brèche. Qui était le maillon faible de leur groupe ? Varencourt ! C’est lui qui avait exécuté la partie la plus difficile de leur plan et qui occupait la position la plus délicate. Cet après-midi-là, s’il était tendu, c’était parce qu’il avait eu peur que Margont ne vienne pas à la réunion ou ne finisse par découvrir cette manipulation au dernier moment... Varencourt avait donc fait semblant de le dissuader de venir, pour mieux l’y inciter, au contraire ! Il avait douté du bon déroulement de sa mission... Les autres membres avaient-ils perçu sa tension ? Là ! Là, il y avait un fil à tirer ! Jouer sur la méfiance et les peurs.

— Nous allons vous ligoter et vous bâillonner. Nous avons tout ce qu’il nous fallait, conclut Louis de Leaume.

— Moi aussi. J’ai réussi ma mission ! annonça Margont.

— Ah oui, vraiment ? le défia Jean-Baptiste de Châtel, dont l’index caressait la détente de son pistolet.

— Les affiches, l’assassinat du colonel Berle : des diversions... Vous aviez besoin de moi pour votre troisième plan, le plus spectaculaire, celui qui aura l’impact le plus fort, votre coup de maître !

Le visage de Louis de Leaume se froissa sous l’effet de la surprise.

— Comment avez-vous appris cela ?

— C’est un homme malin, avertit Varencourt. Mais il ne sait rien de plus.

Alors Margont jeta sa dernière carte dans la bataille : une idée, une spéculation, une hypothèse encore trop peu argumentée... Mais, s’il ne disait rien, on allait le tuer, et Lefine aussi, alors qu’avait-il à perdre ?

— Au contraire, je sais tout. Vous allez assassiner Napoléon.

La consternation s’abattit sur le groupe. Quel étrange paradoxe que de voir des gens pointer des armes sur vous tout en ayant l’air inquiets ! Louis de Leaume devint sombre. Non, vraiment, il n’avait pas imaginé les choses ainsi. Il subissait la déconvenue du joueur d’échecs qui annonce en souriant : « Échec et mat » et voit son adversaire lui répondre : « Permettez... », et voilà que ce dernier déplace une pièce qui relance la partie ! Cette erreur de calcul ternissait sa joie, telle une goutte de graisse qui venait tâcher le flamboyant costume de son triomphe. Varencourt s’inquiétait du trouble de leur chef.

— Il brode, il parle, il prêche le faux, le vrai... C’est par chance qu’il est tombé juste !

Margont affichait un calme déroutant. Ce n’était qu’un paravent, mais il y employait toute son âme. Lefine, repérant cela, l’imita, et sa sérénité composait un magnifique écho à celle de son ami. Tous deux agissaient comme si tout se déroulait exactement comme ils l’avaient prévu.

— Charles de Varencourt m’a tout raconté, annonça Margont.

— C’est faux ! s’énerva Varencourt.

— Je ne vous crois pas... dit le vicomte de Leaume.

C’était justement parce qu’il commençait à se poser la question qu’il le niait...

— Vous voulez encore des preuves ? demanda Margont. Charles m’a expliqué que vous vouliez tuer l’Empereur avec une aiguille imprégnée d’un poison rare aux propriétés étonnantes. Celui-ci passe par le sang et une seule goutte suffit à terrasser un homme. Son nom est curare et il est utilisé par les tribus indiennes d’Amazonie. Il paralyse les muscles et la victime meurt par suff...

— Mais je n’ai rien dit ! assura Charles de Varencourt, qui se demandait qui avait bien pu faire ces révélations à Margont.

Ce dernier jubilait. Ses adversaires se jetaient des regards déroutés, ne sachant comment faire face à ce renversement de situation. Margont s’adressa à Varencourt :

— Allons, rassurez-vous, Charles, vous pouvez cesser de jouer la comédie. La police a encerclé les lieux. Nous avons gagné ! Vous allez pouvoir réaliser votre rêve : passer le reste de votre vie à perdre au jeu les vingt mille francs que Joseph vous a promis.

Varencourt perdit son sang-froid. Il fut sur le point de tirer sur Margont, mais Louis de Leaume lui saisit le bras et l’obligea à abaisser son arme.

— Maintenant ! hurla Margont tout en bondissant sur Honoré de Nolant, qui avait tourné la tête vers Leaume et Varencourt.

Lefîne, aguerri aux corps-à-corps, s’élança avec la vivacité d’un chat sur Jean-Baptiste de Châtel, qui tira, mais un instant trop tard : Lefine avait déjà repoussé l’arme et la balle s’en alla meurtrir une commode. Louis de Leaume aurait pu se débarrasser de Margont, qui lui tournait le dos et rouait de coups de poing Honoré de Nolant. Mais, convaincu de la culpabilité de Charles de Varencourt, il mit d’abord hors de combat celui-ci en lui assenant un coup de crosse à la mâchoire. Le temps de ramasser l’arme de Varencourt, qui s’était effondré en gémissant, et de se retourner : Margont et Lefine passaient déjà la porte. Durant leur empoignade, Margont avait contraint Honoré de Nolant à lâcher son arme, mais n’était pas parvenu à s’en emparer. Ce dernier la récupéra et, de concert avec le vicomte et Châtel, qui sortait un pistolet de petit calibre de sa poche, il se lança à la poursuite des deux fugitifs. Margont dévalait l’escalier à toute allure, par bonds. En bas, l’homme qui les avait guidés pointait son pistolet sur lui. Étant désarmé, Margont se transforma lui-même en projectile en s’élançant sur son adversaire depuis la hauteur des cinq dernières marches qui le séparaient du rez-de-chaussée. Il le percuta à pleine vitesse, le projetant contre la porte. Le dos de ce dernier vint heurter violemment la poignée et il s’effondra en hurlant. Lefine se jeta sur l’arme tombée à terre. Il fit volte-face et la braqua vers le sommet des marches, tandis que Margont ôtait les verrous de la porte. L’autre homme demeuré en bas avait disparu, ayant peut-être raccompagné Catherine de Saltonges, à moins qu’il ne fût posté à l’extérieur. Lefine visa une silhouette. Il ne distinguait pas son poursuivant, à contre-jour, mais devinait que celui-ci le visait aussi. Lefine se concentra sur son tir. Aucune pensée ne vint troubler sa concentration. Il ne se laissa pas perturber par la peur, la pitié... Il ne songeait pas à sa situation, ne pensait pas à ce qui lui arriverait s’il venait à rater sa cible... Non, il ne voyait qu’une ligne imaginaire, une droite filant du canon de son arme jusqu’à son adversaire, qui avait bénéficié de plus de temps pour ajuster son tir, mais ne parvenait visiblement pas, lui, à maîtriser ses craintes. Il tarda et Lefine fit feu. La silhouette s’effondra et, par réflexe, les deux hommes qui se tenaient derrière elle refluèrent pour se mettre à l’abri.

Margont et Lefine se précipitèrent au-dehors et traversèrent la cour au pas de course. L’homme chargé de bloquer l’étroit passage fit son apparition, un pistolet à la main. Il leur barrait l’issue. Lefine s’apprêtait à l’assaillir, mais Margont cria :

— La police ! La police !

Et leur adversaire s’enfuit, se volatilisant dans les ruelles ! L’obsession du secret, qui avait si bien servi les Épées du Roi jusqu’à présent, se retournait contre eux. Soucieux de minimiser le risque de fuites, le vicomte de Leaume n’avait pas prévenu cet homme que Margont et Lefine étaient des espions ! Des volets grincèrent et un coup de feu retentit. Une balle vint éclater contre l’angle d’un mur, au moment où les deux fugitifs disparaissaient à leur tour dans les rues. Lefine passa devant et, après des détours, parvint enfin à retrouver le pont d’Austerlitz.

— À l’aide ! hurla Margont à l’attention d’une file de Marie-Louise.

Les jeunes conscrits brandirent leurs fusils dans toutes les directions. Les uns voulaient protéger ce pauvre bougre effaré qui courait vers eux ; les autres s’apprêtaient à tirer sur lui pour sauver Lefine qu’ils prenaient pour sa victime ; d’autres encore imitaient leurs frères d’armes sans avoir encore décidé sur qui faire feu ; la foule, épouvantée, s’éparpillait de peur d’une fusillade ; plusieurs hommes que l’on aurait pu prendre pour de simples passants sortaient des pistolets de sous leurs manteaux ; des gardes nationaux faisaient leur apparition, fusil dans les mains... Tout le monde faillit tuer tout le monde. Le calme revint peu à peu. L’un des civils armés marcha jusqu’à Margont, l’arme abaissée pour éviter une méprise.

— Je me réjouis de vous voir saufs ! Je suis M. Palenier. Comme convenu, nous vous suivions, mais nous vous avons perdus sur le pont, à cause de cette damnée charrette ! Où se trouvent ceux que nous devons arrêter ?

— Imbéciles ! Incapables ! fut tout ce que Margont put répondre en lui postillonnant au visage.

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