CHAPITRE XXVII

Le 27 mars, Paris était sens dessus-dessous. Jusqu’à présent, Napoléon et son armée avaient formé un barrage qui avait contenu les mauvaises nouvelles, empêchant la plupart d’entre elles d’arriver jusque-là. Mais maintenant que l’Empereur s’était déplacé, leur flot balayait la capitale, amenant avec lui des foules hagardes de réfugiés, de blessés, de déserteurs, de soldats que l’on faisait converger à Paris de tous les lieux possibles...

Margont se faufilait avec peine, contournant un chaos pour tomber dans une cohue. Les charrettes s’enchevêtraient, des piles de meubles et de malles bourrées s’effondraient avec fracas, des gardes d’honneur s’emportaient contre des troupeaux, ceux qui voulaient partir ne bougeaient pas plus que ceux qui arrivaient, les colonnes de soldats semaient des Marie-Louise sur leur trajet (ainsi surnommait-on les conscrits levés depuis fin 1813, parce que l’impératrice Marie-Louise signait les décrets en l’absence de son époux)... Tout cela composait une sorte de pâte à pain qui engluait les passants, les obligeant à jouer des bras pour se dégager...

Non loin de son imprimerie, Margont pénétra dans un cabaret bondé, Le Gosier. Il rejoignit Lefine, auquel il avait donné rendez-vous et qui buvait de la bière dans un coin, la savourant comme s’il s’agissait de ses dernières gorgées...

— C’est la fin du monde, le nôtre, en tout cas... annonça-t-il à son ami en posant son verre sur la table.

— Pas de défaitisme !

— Non, pour sûr ! Tout va aller mieux.

Margont se rapprocha et lui parla à l’oreille.

— Maintenant que les gens commencent à réaliser ce qui se passe, leurs réactions vont devenir imprévisibles. Qui sait comment se comporterait une foule en proie à la panique si un groupe de royalistes déterminés venait à lui promettre monts et merveilles ? Paris se transforme en poudrière et nos amis semblent sur le point de lancer des torches dans le tas.

Il lui fit signe de sortir. Il avait besoin d’air, quoiqu’il ne fût pas sûr d’en trouver beaucoup plus au-dehors.

— J’ai eu une idée. Suis-moi, tu vas comprendre tout à l’heure où nous allons. Mais d’abord, faisons le point.

Il n’entrait pas dans les habitudes de Margont de faire ainsi des mystères. À tout le moins pas avec ses proches. Lefine n’accorda cependant pas d’importance à ce détail. Il accompagna Margont en toute confiance, sans se préoccuper de savoir où celui-ci le menait.

Lefine rendit à Margont le bouton trouvé dans Notre-Dame. Hélas, son ami qui travaillait dans l’intendance n’avait pas pu l’identifier, et avait abouti à la conclusion qu’il ne s’agissait pas d’un bouton de l’armée française. En dépit de ses efforts, Lefine n’avait rien appris de nouveau au sujet de leurs suspects. Aucun homme n’avait rendu visite à Catherine de Saltonges et elle-même n’était plus sortie de chez elle.

Margont raconta sa deuxième rencontre avec Joseph et Talleyrand et le nouvel objectif que ceux-ci lui avaient fixé, son examen de la dépouille du comte Kevlokine et ce que Jean-Quenin avait découvert. Il avait également obtenu de Mathurin Jelent les copies de deux rapports qu’il avait lues avant de les détruire aussitôt. Lefine lui reprocha de ne pas observer les règles de sécurité dont ils avaient convenu, mais Margont objecta une fois de plus que le temps pressait.

La première provenait de l’inspecteur Sausson, qui s’adressait à sa hiérarchie. Il ne progressait pas dans son enquête, ce qui était compréhensible... N’étant pas homme à se laisser faire, il avait écrit la phrase suivante : « On en viendrait presque à soupçonner que quelqu’un (qui, pourquoi et sur l’ordre de qui, je l’ignore à l’heure actuelle) dissimule des indices aux enquêteurs officiels et seuls légitimes, afin de mener une enquête parallèle. » Nul doute qu’en usant ces lignes, Joseph avait dû se mettre dans une belle colère...

La seconde émanait d’une section de la police secrète de Joseph, celle qui avait arrêté les gens qui rendaient visite aux Gunans. Il s’agissait d’une copie incomplète, censurée. On n’avait pas indiqué qui en était l’auteur, des noms étaient omis, des paragraphes se terminaient de but en blanc, car on en avait biffé la fin... Certaines phrases étaient boiteuses parce qu’on les avait amputées. Ce demi-rapport révélait qu’une vingtaine de visiteurs avaient été interrogés jusqu’à présent, mais que l’on ne parvenait pas à déterminer lesquels étaient de véritables agitateurs royalistes.

— Mais pourquoi a-t-il assassiné l’envoyé du Tsar ? dit Lefine.

Ils longeaient le jardin des Plantes, que Napoléon avait fait transformer en parc zoologique.

— Je l’ignore, Fernand. Je ne suis même pas sûr que ce soit la même personne qui ait tué le colonel Berle et le comte Kevlokine. Joseph et Talleyrand comptaient beaucoup sur ce dernier dans l’espoir de négocier une paix séparée avec les Russes. Peut-être notre assassin l’a-t-il appris ou deviné et il a assassiné cet agent pour cette raison. Les intransigeants tuent les modérés, les modérés finissent par tuer à leur tour les intransigeants, mais alors ils le sont devenus eux-mêmes. N’est-ce pas l’une des sanglantes leçons que la Révolution nous a enseignées ?

— Mais alors pourquoi a-t-il laissé l’emblème des Épées du Roi ?

Margont eut une sorte de tic, de grimace. Mener des enquêtes lui faisait adopter les mimiques du chien de chasse qui sent l’odeur du gibier.

— C’est un point clé ! Ou il s’agit d’un seul et même assassin, qui fait ainsi savoir aux autres membres du groupe qu’il est prêt à les exécuter s’ils ne passent pas à l’action ! Cela prouve qu’il se moque d’obtenir des récompenses pour ses actes. Car, si la royauté est restaurée, Louis XVIII fera aussitôt emprisonner l’homme qui a tué l’un des amis du Tsar, même si celui-ci lui a rendu un service considérable en empêchant qu’un compromis soit trouvé entre Napoléon et Alexandre Ier. Ou alors, nous affrontons deux meurtriers, et le second essaie de mettre son crime sur le compte du premier grâce au symbole et aux mutilations par le feu.

— Dans le premier cas, pour que cela marche, il faudrait que les Épées du Roi apprennent que leur symbole a été retrouvé sur le cadavre du comte Kevlokine.

— Tu as raison. Mais ceux-là en savent bien plus qu’ils ne me le disent ! J’ignorais complètement que certains d’entre eux étaient en contact avec Kevlokine ; il est possible que des policiers les renseignent ; Honoré de Nolant a sûrement conservé des contacts avec des anciens collègues qui servent encore l’Empire... Ne misons pas sur leur ignorance : ils sont loin d’être démunis. Ils l’apprendront tôt ou tard, si ce n’est déjà fait.

— Sommes-nous sûrs qu’il s’agit du même symbole ?

— Oui. Mathurin Jelent m’a fait savoir que les agents de Joseph avaient comparé les deux emblèmes ― M. Palenier a emporté le second, au nez et à la barbe de Sausson... Ils sont identiques. En revanche, rien de plus n’a été découvert au sujet de ces indices.

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