Ils s’engouffrèrent dans la pièce. L’odeur d’encre était avivée par la fraîcheur. Honoré de Nolant n’alluma que quelques chandelles. Les imprimeries faisant l’objet d’une surveillance particulière, si cette agitation nocturne était repérée depuis la rue, elle attirerait la police...
Dans la lueur blafarde et tremblotante des bougies, les visages prenaient une allure inquiétante. Jean-Baptiste de Châtel ressemblait à un spectre, ce qui l’amusait beaucoup.
— Eh bien, monsieur de Langés : où dissimulez-vous les affiches que vous nous avez promises ?
— À un endroit où personne ne les trouvera.
Honoré de Nolant avait déjà commencé à déplacer des piles de feuilles et à se faufiler derrière les presses.
— Montrez-nous où, ordonna Louis de Leaume.
— Ici, répliqua Margont en se tapotant la tempe de l’index.
— Vous vous moquez ?
— Là où elles sont, ni la police ni l’un de mes employés ne risquent de tomber dessus... Laissez-moi vous montrer.
Margont se lança alors dans une sorte de ballet. Il devait à la fois donner l’impression qu’il agissait vite et, en même temps, au contraire, aller le plus lentement possible. Il préparait la presse, installait le papier, faisait couler l’encre, alignait les caractères en plomb... Les Épées du Roi essayaient d’apprendre en l’observant, mais imprimer était plus complexe qu’il n’y paraissait. En outre, Margont compliquait ses gestes, vérifiait la disposition des feuilles... É ressemblait à une abeille changeant sans cesse de fleur. Honoré de Nolant voulut l’aider et prit un jeu de caractères. Immanquablement, il se tacha. Il contempla ses paumes avec consternation. Dans la pénombre, l’encre ressemblait à du sang et l’on aurait dit qu’il venait tout juste de poignarder quelqu’un. Songeait-il à un crime qu’il avait commis ? Son expression baignée d’effroi en disait long... Il se mit à essuyer ses mains sur son manteau. Ses doigts pressaient si fort le tissu qu’ils en blanchissaient aux jointures.
Margont saisit à deux mains le barreau et l’actionna. Il adorait ce moment. Les mots n’existaient pas encore, pas concrètement, en tout cas. C’était la presse qui allait les matérialiser. Il s’attarda plus que nécessaire. Enfin, il libéra la feuille et la présenta d’un air triomphant. On y lisait, en énormes caractères :
Le Roi, la Paix !
— C’est tout ? s’étonna Jean-Baptiste de Châtel.
— Oui, et c’est pour cela que c’est parfait !
— Et Dieu ? Et la légitimité du roi ? Et la loyauté du peuple vis-à-vis de son souverain ?
— Trop lourd, trop long, trop complexe... Les Français veulent la paix.
Le vicomte de Leaume prit l’affichette. Il rayonnait. L’un de ses plans se concrétisait sous ses yeux !
— C’est magnifique ! De toute façon, nous allons réaliser plusieurs types d’affiche...
Alors, subitement, il serra Margont dans ses bras. Le geste ne seyait guère à un aristocrate. Il s’agissait plutôt d’une accolade entre frères d’armes.
— Chevalier, pardonnez-nous d’avoir douté de vous ! Vous êtes un homme extraordinaire !
Ses traits se modifièrent. Son ascendant, déjà frappant lorsque Margont l’avait rencontré pour la première fois, se manifestait avec une intensité plus forte que jamais. Il paraissait capable de relever tous les défis. Oui, il l’avait conservée, cette rage de se battre qui lui avait sauvé la vie. Il avait dû arborer le même visage tandis qu’il se faufilait entre des cadavres en putréfaction pour s’extirper de sa fosse commune. Comment un tel homme pouvait-il servir Louis XVIII ? Il aurait voulu être le général d’un deuxième Alexandre le Grand, mais il était aux ordres du petit Louis...
— Encore ! s’exclama-t-il.
Margont se mit à l’ouvrage. Lefine, Honoré de Nolant et Louis de Leaume lui prêtaient main-forte. Châtel, lui, marchait lentement, examinant les lieux avec mépris. Le plan consistant à couvrir Paris d’affiches ne l’intéressait pas. Margont passait trop de temps à brosser les caractères pour les enduire d’encre sous prétexte de bien répartir celle-ci, utilisait plusieurs typographies différentes pour confectionner une même affiche, prenait soin de mal centrer une feuille afin d’avoir à la refaire... En dépit de ses efforts, la pile d’affiches grandissait peu à peu. Louis de Leaume prit une plume et griffonna des ébauches avec frénésie.
— Que dites-vous de celle-ci ?
Parisiens !
Prenons les armes
et renversons le tyran !
À bas Napoléon ! Vive Louis XVIII !
— Bien... le complimenta Margont.
Le choix de Louis de Leaume en disait long sur ce qu’il projetait de faire... Honoré de Nolant fit lui aussi une proposition.
Brisons le joug impérial !
Criblons l’Aigle de balles !
Longue vie au Roi !
Jean-Baptiste de Châtel saisit finalement la plume et écrivit sa propre devise. Il n’eut pas besoin de plusieurs essais. Ce qu’il voulait dire coulait de source pour lui.
Peuple de France,
soutiens le retour de ton Roi !
Dieu le veut !
«Détestable », songea Margont. Cette expression, « Dieu le veut ! », avait été prononcée par le pape Urbain II, en 1095, lors de son célèbre discours qui appelait à la croisade pour « libérer » la Terre Sainte. Cette harangue avait joué un rôle majeur dans le déclenchement de la première croisade. Et cette façon de tutoyer le peuple, quelle arrogance ! Quant aux mots « ton Roi » : comme si l’on était obligé d’en avoir un...
Un sifflement strident retentit depuis la rue. Le baron de Nolant et Jean-Baptiste de Châtel soufflèrent les bougies, plongeant les lieux dans les ténèbres.
— Qu’est-ce qui se passe ? chuchota Lefine.
— Silence !
On perçut des pas au-dehors. Margont attendait avec anxiété que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Mais il ne distinguait toujours rien. Il commença à s’inquiéter. Et si quelqu’un l’attaquait, ici, par surprise ? L’un des hommes présents était peut-être l’assassin qu’il cherchait... Celui-ci ne l’avait-il pas démasqué ? N’allait-il pas s’approcher de lui pour le poignarder ? Margont tendit les bras devant lui, espérant ainsi détecter un assaillant qui se serait rapproché à pas de loup. Il entreprit de se déplacer en silence et, en même temps, il s’en voulait. Il était devenu le jouet de ses peurs.
Un long moment plus tard, un sifflement retentit à nouveau, plus grave et plus bref. Honoré de Nolant ralluma une chandelle.
— Nous allons partir, annonça-t-il. Chevalier, il nous faut plus d’affiches. Vous pourriez former quelques-uns des nôtres au métier d’imprimeur.
— C’est trop risqué. Chaque imprimerie possède un délateur à la solde de la police or j’ignore qui est le mien. En outre, les censeurs et la police nous rendent régulièrement visite. Il vaut mieux que j’agisse seul. Je pourrai imprimer quelques affiches, de temps en temps. À force, j’en obtiendrai des centaines...
Louis de Leaume acquiesça.
— Très bien. De toute manière, mieux vaut que nous ne remettions jamais les pieds ici.
Ils s’en allèrent, abandonnant Margont et Lefme, qui devaient tout remettre en ordre afin de ne pas éveiller les soupçons des employés. Bien sûr, ils emportèrent les affiches.
Une fois seuls, Lefine dit à Margont :
— J’aimerais bien voir la tête de Joseph quand vous lui annoncerez comment vous avez utilisé l’imprimerie qu’il a mise à votre disposition...