CHAPITRE XXVIII

De colère et de peur, Lefine devint écarlate. La folie l’effrayait par-dessus tout. Il avait cette vieille et obscure hantise – oh, celle-ci devait plonger profondément ses racines dans son esprit – que, s’il venait un jour à pénétrer dans un asile... on l’y enferme définitivement ! Il se demanda même si Margont ne l’avait pas conduit là dans ce but, justement. La seule chose qui le rassurait était que la Salpêtrière était réservée aux femmes. Mais ne s’agissait-il pas d’une ruse pour l’attraper et le transférer ensuite à Bicêtre ou à Charenton ? Margont, qui connaissait les craintes de son ami, se fit aussi rassurant que possible.

— Cesse donc de te battre avec tes fantômes ! Nous allons rencontrer le docteur Pinel.

Pinel, Pinel... Lefine avait entendu parler de ce célèbre médecin. C’est par orgueil qu’il se laissa entraîner, parce qu’il ne voulait pas fuir devant ses chimères. Mais il se sentait aussi oppressé que si tous les pavillons de la Salpêtrière avaient été érigés sur sa poitrine.

Margont obtint des gardiens qu’on les laisse entrer en échange de quelques pièces. Les lieux étaient immenses : des bâtiments aménagés en rangées de petites loges, des cours, des cours grillagées, des jardins ornés d’arbres, car les promenades dans une fraîcheur ombragée faisaient partie des soins, des rues, une chapelle... Une ville dans la ville, un petit Paris dans le grand.

Margont était lui aussi mal à l’aise dans ce lieu clos replié sur lui-même.

— Qu’est-ce que c’est que cette prison ? On dirait un château, la forteresse-folie...

Des femmes, seules ou accompagnées par des surveillants ou des soeurs (que la Révolution avait chassées mais que l’Empire avait rappelées), se promenaient dans des allées bordées de tilleuls. Dès que l’une d’elles le regardait, Lefïne sentait vibrer ses frayeurs. Les aliénées ne constituaient qu’une minorité, à peine quelques centaines des sept mille cinq cents personnes hébergées là. Mais lui les voyait partout, par milliers, les encerclant discrètement, car elles allaient les assaillir pour abuser d’eux avec frénésie, jusqu’à les étouffer, les écraser sous leur nombre. Plus il se disait que ses peurs étaient ridicules, plus elles enflaient dans son imagination.

— Pourquoi venons-nous ici ?

Margont désigna la chapelle Saint-Louis, petit chef-d’oeuvre édifié par Libéral Bruant, à qui l’on devait également l’hôtel des Invalides.

— Elle m’énerve ! Officiellement, elle permet aux aliénées de prier dans un lieu de culte. Mais je vais te dire ce que j’en pense, moi, elle les empêche de sortir ! Une malade souhaite se promener dans le jardin des Plantes, qui se trouve à deux pas d’ici ? Non, on lui dira d’aller dans les jardins de la Salpêtrière ! Veut-elle se recueillir dans une église ? Elle le fera dans la chapelle de la Salpêtrière ! Se baigner ? Dans la Salpêtrière ! Se marier ? Dans la Salpêtrière ! La Salpêtrière ! La Salpêtrière ! La Salpêtrière ! Tout ici a été conçu pour que l’on n’ait jamais à sortir ! Toute la vie se déroule intra-muros ! Rien n’existe hors de ces murs ! J’ai l’impression d’être dans une sorte d’abbaye laïque pour les aliénées et les vieillardes !

Il repensa à ses années passées dans l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert et fut pris d’un vertige qui vira à la vision. Il vit l’un des pavillons de la Salpêtrière voler en éclats. Les pierres et le mortier étaient soufflés par les boulets de douze livres et les obus de l’artillerie autrichienne. Sa fureur faisait enfler ces explosions imaginaires. Les murs étaient propulsés en l’air et se disloquaient comme des feuilles déchirées avec rage ; ils étaient pulvérisés ; leurs débris retombaient en pluie comme les gouttes d’un violent orage de printemps ; des nuages de poussière se fondaient les uns dans les autres pour former un brouillard ocre... La bataille se déplaçait, s’éloignait. Le calme revenait. Alors, les aliénées et les indigentes, étonnées, quittaient leurs abris, escaladaient les brèches et s’en allaient libres dans Paris...

Le gardien qui les guidait leur désigna un bâtiment en leur précisant de monter au premier, puis il regagna son poste.

— Pourquoi sommes-nous ici ? insista Lefine.

— Nous allons interroger le docteur Pinel sur cette histoire de brûlures infligées post-mortem.

Lefine jugea que cette idée était... était... Comment dire ? Il ne trouvait pas le mot adéquat. Saugrenue, stupide, hors de propos, inepte, ridicule, risible, fantasque, grotesque, folle, dangereuse, déraisonnable ! Tout cela et bien plus encore !

— Un médecin de l’esprit aura un regard différent du nôtre. Peut-être a-t-il déjà rencontré un insensé criminel qui brûlait ses victimes après leur mort...

— Pourquoi avoir choisi Pinel ? Son nom me dit vaguement quelque chose...

— Mais c’est le libérateur des aliénés ! En 1793, alors qu’il venait de prendre ses fonctions à l’hospice de Bicêtre, il décida de libérer les malades de leurs chaînes ! Tu imagines la consternation des surveillants. Ils argumentaient en disant que certains insensés étaient des forcenés, des fous furieux, c’est pourquoi on les maintenait aux fers jour et nuit, tandis que Pinel soutenait que c’était parce qu’on les enchaînait que ces personnes étaient violentes. Il décida de commencer par en détacher douze.

— Oui, voilà, je me souviens ! Parmi eux, il y avait un certain Chevingé ! Un simple soldat qui se prenait pour un général et qui donnait des ordres à tout le monde. Lors d’un bivouac, on m’a raconté cette histoire et Dieu sait qu’elle m’a marqué. Parce que, sans vouloir offenser quiconque, je me suis toujours demandé si Irénée ne finirait pas sa vie en compagnie de ce Chevingé. Quand il était lieutenant, il se comportait comme s’il était colonel et, maintenant qu’il est effectivement colonel, il se croit déjà maréchal... Parce qu’on lui a confié une légion, il se prend pour Jules César. Encore une promotion et il va vouloir renverser l’Empereur... Ou Louis XVIII...

Margont ne releva pas cette dernière allusion.

— En fait, je reconnais qu’à la véritable histoire se mêle la légende. On a dit que certains des malades ainsi libérés se sont retrouvés guéris, que plus aucun n’a été violent... J’ignore ce qu’il en a été exactement, mais c’est trop beau pour être entièrement vrai. Par ailleurs, j’espère bien que Pinel n’a pas été le seul médecin à faire tomber les chaînes des aliénés... Mais en tout cas, il l’a fait ! Et comment l’a-t-on récompensé ? Moins de deux ans plus tard, on l’a muté à la Salpêtrière... Où il a aussi ordonné d’ôter les fers des insensées !

Margont était à la fois enthousiaste et tendu. Il s’apprêtait à rencontrer l’une des personnes qu’il admirait le plus, un véritable mythe vivant ! Or, quand un rêve vient à se confronter à la réalité, le choc est souvent violent...

Ils pénétrèrent dans l’édifice. Des cris aigus les agressèrent. Des surveillants maintenaient de force une jeune femme sous un réservoir qui libérait une trombe d’eau glacée. Elle hurlait et se débattait, trempée, les cheveux collés sur le visage, les lèvres bleutées... Le personnel la maîtrisait avec peine, l’eau jaillissait de tous les côtés et Margont fut éclaboussé. Lefine, se tenant derrière son ami, ne reçut qu’une goutte sur la main. Mais son visage devint blanc, comme si toute la chaleur de son corps avait été absorbée par cette gouttelette qui semblait aussi froide qu’un flocon.

— Mais prenez garde ! s’emporta Margont.

Lui qui tenait tant à cette rencontre, voilà qu’il se retrouvait avec un manteau et un pantalon mouillés...

— Qu’êtes-vous donc en train de faire ? Cette eau est glacée !

Il était rare qu’il use de son autorité, mais cela arrivait quelquefois. Il avait parlé à ces hommes sur le ton du major qui réprimande ses soldats. Or il ne portait pas son uniforme... Lefïne lui murmura d’un ton suppliant :

— Nous sommes en civil, prenez garde qu’ils ne vous prennent pas pour un deuxième soldat Chevingé...

Un surveillant le toisa de la tête aux pieds.

— Nous rafraîchissons son organisme. M. le docteur Pinel dit que cela permet de détendre les fibres brûlantes et desséchées. Quand une personne pense mal, une bonne douche froide interrompt brutalement le cours de ses pensées !

— Qu’est-ce que cela veut dire, penser mal ?

— La pauvresse croit que Dieu lui parle, qu’elle est une sainte !

— Et puis, elle est punie, surenchérit un autre. C’est parce qu’elle refuse de manger. Elle sera aspergée jusqu’à ce qu’elle accepte de se nourrir !

Ne connaissant pas grand-chose à l’univers des maladies de l’esprit et à leur traitement, Margont n’osa pas intervenir. Mais c’est rongé par le doute qu’il s’éloigna pour monter à l’étage.

Le couloir était bondé. Plusieurs pensionnaires patientaient pour voir le docteur Pinel. L’une d’elles avait les bras immobilisés par un gilet de force et trois surveillants l’encerclaient. Bien qu’elle se tînt immobile, son regard exprimait une fureur sans bornes. Cette rage était-elle la cause de son immobilisation ou sa conséquence ? Margont se demanda s’il aurait osé la libérer, au cas où il en aurait eu le pouvoir.

— Il y a trop de monde, fit remarquer Lefine. Au lieu d’attendre en vain, revenons demain. Ou un autre jour... Ou jamais...

Margont ne lui répondit pas. Survint un curieux spectacle. Un vieillard marcha à sa rencontre, ce qui déclencha une certaine agitation. Trois surveillants et deux gardes municipaux le suivirent, tandis que deux autres gardes prenaient position au sommet des escaliers, pour barrer cette issue. Il semblait avoir quatre-vingts ans, mais on le devinait moins âgé et plutôt usé par les épreuves. Ses gestes, maniérés, trahissaient en lui l’aristocrate. Probablement un noble de l’Ancien Régime. Donc un homme du passé et, maintenant, peut-être un homme d’avenir... Sa mise était négligée : l’habit d’une fraîcheur douteuse, un foulard mal ajusté et un ruban noir froissé qui confectionnait une queue à sa perruque échevelée. Il était détendu, chaleureux, ne s’inquiétait pas du lieu et de cette petite armée qui le suivait pas à pas, encerclant son microscopique univers. Il apostropha Margont d’une voix affable :

— Ah, monsieur ! Je vois en vous un grand ami de la liberté !

Margont se sentit percé à jour, comme si, sous ce regard, son corps s’était changé en verre et révélait ses pensées profondes, fluides colorés qui se déplaçaient à toute vitesse à l’intérieur de ce récipient cristallin. Quelle clairvoyance ! Comment cet individu avait-il pu lire aussi distinctement en lui ? S’agissait-il d’une coïncidence ? Ou bien la folie de certains était-elle en réalité seulement une manière différente de voir les choses ? L’aristocrate déchu

— Margont le considérait ainsi, mais avec des réserves – perçut son trouble.

— C’est simplement que j’ai pu observer que le manque de liberté qui règne ici vous choque, tandis qu’il rassure au contraire votre ami qui vous accompagne. Savez-vous que la liberté recèle un paradoxe ?

Tout le monde dit la vouloir et, en même temps, elle fait peur !

Cette remarque toucha Margont.

— On la veut ! poursuivit son interlocuteur. Mais quand on l’a... on s’empresse de s’en priver. Nous avions des rois et, quand nous les avons renversés, nous les avons remplacés par un empereur !

Margont crut deviner la raison de la présence de ces gardes. Il pensait avoir affaire à un républicain qui avait dû comploter contre Napoléon. Un noble républicain, cela s’était déjà vu. Il devait s’agir d’un prisonnier incarcéré pour des motifs politiques. Mais que faisait-il là ? Présentait-il une maladie de l’esprit ? Rien ne semblait moins sûr. Et la Salpêtrière était réservée aux femmes. En tout cas, l’homme ne manquait pas de courage pour oser critiquer ainsi publiquement l’Empereur.

— Considérons un autre exemple. La Révolution a battu en brèche le pouvoir religieux. Que font les hommes et les femmes ? En profitent-ils pour libérer leurs sens ? Non, ils se marient et se jurent fidélité à jamais ! Ils se complaisent dans la monogamie ! Vous, vous me paraissez chérir la liberté comme elle le mérite.

Ce disant, il avait posé sa main sur le bras de Margont, comme on le fait pour un auditeur, afin de marquer un moment fort de son discours. Son geste avait cependant la saveur tactile d’une caresse. Margont mit un terme à ce contact, plus sèchement qu’il ne l’aurait souhaité. Le vieil homme parla sur le ton du regret.

— Oh... Oh, quel dommage ! Alors vous aussi, vous êtes comme les autres... La liberté ne vous plaît qu’à condition de rester chimère, de ne pas être pleinement consommée... Vous voulez bien la chercher toute votre vie, mais à condition d’être sûr de ne pas la trouver...

— Mais pas du tout ! Vous mélangez tout !

— Et vous, vous séparez tout ! Séparer les libertés, les hiérarchiser, en accepter certaines et en interdire d’autres, n’est-ce pas tuer la liberté ? La liberté, n’est-ce pas tout ou rien ? Comment peut-on être à moitié libre ?

Un garde municipal intervint :

— Monsieur le marquis, observez le silence !

Devant le trouble de Margont, l’homme se lança dans une profonde et caricaturale révérence, en agitant les mains, puis se redressa et recoiffa de la paume les cheveux en bataille de sa perruque poudrée.

— Je suis le comte Donatien Alphonse François de Sade, plus connu sous le nom de marquis de Sade. À qui ai-je l’honneur ?

— Je ne peux hélas pas vous répondre. En revanche, sachez que j’ai lu Justine ou Les Malheurs de la vertu. C’était... disons... très original.

Le marquis de Sade était comblé.

— Un lecteur ! J’en ai moins que des amants !

— Vous jouez avec votre personnage, monsieur le marquis...

— Ah, mais il me reste au moins cela : mon personnage ! Parce que le vrai Sade, la monarchie l’a emprisonné, la Révolution l’a emprisonné, le Consulat l’a emprisonné avant de l’envoyer chez les insensés, l’Empire le maintient enfermé... Le monde entier m’en veut ! Lorsque j’étais incarcéré à Sainte-Pélagie – moi chez une sainte, avouez que les autorités judiciaires ont du vice ! –, on m’a reproché de séduire les détenus. C’était vrai, mais on en a déduit... que j’étais un aliéné et l’on m’a envoyé à Bicêtre ! Maintenant, je suis à Charenton... Le grand Pinel désire me voir et c’est un plaisir pour moi, car il paraît qu’il est un peu plus éclairé que ses confrères... Malheureusement, s’il conclut que je suis sain d’esprit, je quitterai Charenton. ... et on me remettra aussitôt en prison ! Si bien qu’il est dans mon intérêt de faire l’insensé devant lui. Je vais donc lui servir mon « personnage », comme vous le dites si bien. Voilà ce à quoi me pousse la société actuelle ! Et l’on dit de moi que j’ai du vice ?

Il se pencha à l’oreille de Margont et susurra :

— Si, un beau jour, vous vous décidez enfin à profiter pleinement de toute la liberté que nous offre la nature... Vous connaissez mon adresse : hospice de Charenton...

La porte du bureau de Pinel s’ouvrit, libérant une femme et un surveillant. Margont marcha sans vergogne dans cette direction, passant devant tout le monde, priant les gens de l’excuser, mais son affaire ne souffrait aucun délai. Tandis qu’il traversait le couloir, faisant signe à ceux qui allaient passer devant lui de lui céder le passage, le marquis de Sade lui cria :

— Savez-vous quel est mon plus grand regret, monsieur ? En 1789, j’étais emprisonné à la Bastille ! Je m’y trouvais depuis six ans et j’y suis resté jusqu’au 4 juillet 1789. Le 4 juillet 1789 ! Si la Révolution avait éclaté seulement dix petits jours plus tôt, si elle avait renversé le roi pour libérer Sade, je vous jure que la France d’aujourd’hui n’aurait rien à voir avec celle que nous connaissons. J’aurais montré à tous ces révolutionnaires le vrai visage de la liberté ! La France a raté sa révolution ! À dix jours près !

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