CHAPITRE VII

Margont quitta le café et erra dans les rues. Il espérait semer un éventuel espion à la solde de Varencourt, des Épées du Roi ou de Joseph. Allez savoir... Mais plus il compliquait son trajet, plus il lui semblait être suivi. Il en venait même à distinguer des silhouettes dans les recoins d’ombre. À ce rythme, la suspicion aurait tôt fait de le rendre fou.

Il se rendit au pont d’Iéna. Cet ouvrage avait été construit sur l’ordre de Napoléon, qui l’avait baptisé du nom de l’une de ses éclatantes victoires contre les Prussiens, en 1806. Le vieux maréchal Blücher, qui commandait les troupes prussiennes, clamait à qui voulait l’entendre qu’il le ferait sauter dès qu’il aurait pris Paris.

Relevant le col de son habit pour se protéger du froid et des regards, Margont s’éloigna des lampes à huile, tel un insecte discret fuyant la lumière. Il s’approcha des eaux vert grisâtre de la Seine. Voilà quelques semaines, des shakos ennemis étaient subitement apparus, charriés par les flots. Les passants s’étaient arrêtés, incrédules, observant ces milliers de couvre-chefs qui tapissaient la surface et passaient comme dans un songe. Ce n’est que quelques jours plus tard que l’on avait appris que Napoléon, ayant battu les Autrichiens, les Hongrois et les Wurtembergeois à Montereau, avait ordonné à ses soldats de jeter les shakos des morts et des prisonniers dans l’Yonne. Il pensait que les Parisiens, en les voyant flotter sur la Seine, comprendraient que l’on avait remporté une nouvelle victoire... Mais, pour sauver la France, il en faudrait bien plus et Margont imagina la Seine disparaissant brusquement sous une lame de fond de trois cent cinquante mille shakos.

Il sursauta quand Lefine le rejoignit.

— As-tu assisté à notre rencontre ? lui demanda-t-il aussitôt.

— Bien sûr, comme convenu.

— Où étais-tu caché ?

— Ici et là... Je me suis fondu parmi les clients... Ce Varencourt ne me plaît pas. Il est trop à l’aise. C’est un homme étonnant. Le monde – le nôtre, en tout cas – est en train de s’effondrer et lui ne semble pas s’en soucier. Je l’envierais presque... En tout cas, il ne m’a pas repéré. Et je n’ai remarqué personne en train de vous observer à la dérobée. À un moment, vous l’avez mis bigrement en colère, et je m’y connais : il ne jouait pas la comédie !

— Joseph avait « oublié » de lui faire savoir qu’il devait m’aider à devenir membre des Épées du Roi... Où est-il allé après m’avoir quitté ?

— Rue Saint-Denis, à son adresse personnelle d’après le dossier que nous avons sur lui. Mais il est vraiment difficile à suivre. Toujours sur ses gardes. Qu’allez-vous faire, maintenant ?

— Rentrer chez moi. Mon nouveau chez-moi... Toi, tu vas rencontrer M. Natai, pour lui faire savoir deux choses. Que c’est toi que j’ai choisi pour me seconder – tu lui préciseras à quelle adresse on peut te contacter. Ensuite, que j’ai besoin d’une imprimerie d’ici demain soir ! Lui-même transmettra tout cela à Joseph.

Il expliqua comment rencontrer ce M. Natai, exposa son idée et poursuivit sans laisser à son ami le temps d’émettre un commentaire.

— Ensuite, trouve quelqu’un pour espionner Charles de Varencourt. J’ai confiance en ta débrouillardise sur ce point. Ne révèle rien à cette personne, contente-toi de la payer pour surveiller notre homme. Joseph te remboursera par l’intermédiaire de M. Natai... Fais de même avec tous les membres du comité directeur dont les rapports de police indiquent l’adresse. Moi, je vais peaufiner mon rôle tout en attendant que Varencourt me fasse signe. Si tu veux me joindre, tu connais mon adresse. As-tu eu le temps de te trouver un logement ?

— Auberge Arcole, à deux cents pas de chez vous. Il n’y a même pas de nom à la rue. Mais elle est située au bord de la Bièvre, entre deux teintureries. M. Fer-nand Lami. Qui suis-je pour le chevalier Quentin de Langés ?

— Un soldat qui a servi sous mes ordres dans le 84e. Tu es du côté du roi, car cela peut te rapporter de l’argent et parce que tu en as assez de la guerre.

— Un rôle presque taillé sur mesure ! Dès demain matin, j’irai trouver M. Natai. Je prendrai connaissance des rapports qu’il me remettra et, le soir même, je pourrai vous en parler.

— Non. Je crois qu’il vaut mieux ne pas agir ainsi. Je suis supposé ne pas connaître les membres de cette organisation. Si tu m’en apprends beaucoup sur eux maintenant, j’ai peur de me trahir quand je les rencontrerai.

— Je ne suis pas du tout d’accord ! Mieux les connaître vous permettrait d’adapter votre discours, de leur dire ce qu’il veulent entendre pour qu’ils vous acceptent parmi eux.

— Ma rencontre avec eux sera un moment difficile. Sous l’effet de la tension, je risquerais de faire allusion à un élément indiqué dans un rapport de police...

— Vous ferez attention à éviter ce genre de maladresses ! Et si jamais cela se produisait, vous pourriez toujours dire que c’est Charles de Varencourt qui vous a parlé d’eux...

— Non. C’est contraire à leurs règles et il ne faut pas les prendre pour des benêts ! La Révolution a voulu donner des aristocrates l’image d’imbéciles incapables et dégénérés. Ne sous-estimons pas nos ennemis. Non, mon choix est fait. Ma stratégie sera la suivante : me rapprocher le plus possible de mon personnage. Le chevalier Quentin de Langés ne les connaît quasiment pas. Il en ira donc de même pour le major Margont. Tu ne me parleras d’eux qu’après que je les aurai rencontrés une première fois. Cela te laisse le temps de compléter le plus possible les rapports de police. Après, lors de mes autres réunions avec eux, si jamais j’évoque un élément que j’étais supposé ignorer, là, je pourrai dire que je me suis renseigné sur eux après mon admission dans le groupe. C’est exactement ce que ferait le chevalier de Langés...

— Bon... Je comprends votre point de vue. C’est vous qui décidez puisque c’est vous, Quentin de Langés...

La rue du Pique avait piètre allure. Pire que la saleté, l’odeur ! Les émanations des tanneries, mégisseries et teintureries s’y mariaient aux effluves des monceaux d’ordures... Le bâtiment du numéro 9 était si vétusté qu’il semblait devoir s’écrouler sous peu. Il avait été transformé en auberge. Margont se présenta au propriétaire sous le nom de M. Langés et obtint de lui la clé des combles.

Il étudia les documents que lui avait remis Joseph. Pour mieux mémoriser les événements de son existence, il les imaginait se déroulant sous ses yeux. Quand il fut capable de se réciter la vie de ce Quentin de Langés, il brûla ce qui était compromettant et se débarrassa des cendres.

Les lieux avaient été aménagés avant son arrivée afin de cadrer avec son personnage. Mais il prit soin de les adapter à sa manière, pour qu’ils correspondent mieux à sa personnalité. Il chassa les cafards qui filaient sous le plancher à l’approche de sa chandelle, parcourut les livres et en annota quelques-uns, héla par la fenêtre un porteur d’eau qui lui monta un seau rempli dans la Seine... Il serra les dents en ouvrant sa malle. Tous les vêtements étaient flambant neufs ! Il décida de les jeter et de passer chez un fripier dès le lendemain. Il achèterait également une Bible. Il réfléchissait, s’agitait... Mais, au fond de lui, il se sentait pareil à un furet qui va être lâché dans un terrier empli de renards et qui est censé se faire passer pour l’un d’eux.

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