À peine sorti de la cellule, Margont interpella un gardien.
— Laissez le judas ouvert et surveillez-la en permanence. Elle risque d’attenter à sa vie, mais elle n’y parviendra pas si vous êtes vigilant. Si un drame survient, vous aurez affaire à moi. Sous peu, elle se remettra. C’est du moins ce que je pense. C’est vraiment une femme d’une grande force de caractère.
Il s’éloigna en compagnie de Lefine. Palenier les suivait, le complimentant tout en songeant que, dans le rapport qu’il adresserait à Joseph, il écrirait que c’était lui qui avait mené avec succès cet interrogatoire, et que Margont l’avait assez bien secondé...
— Je suis encore un peu perdu, fit remarquer Lefine.
— Je crois que Mlle de Saltonges a dit la vérité. D’une part, elle n’était plus en état de mettre au point une tactique de défense. D’autre part, pourquoi aurait-elle menti, puisqu’elle croyait que je savais déjà tout ? Donc c’est bien Charles de Varencourt le coupable. Voilà comment les choses ont dû se passer. Varencourt est né en 1773. Il a connu la France de Louis XVI. La Révolution a fait voler en éclats son univers. Même si l’on n’a pas les détails exacts, les grandes lignes sont faciles à imaginer : arrivée d’insurgés, violences, exactions en tout genre, puis saisie officielle des biens... Des membres de sa famille ont dû périr. Catherine de Saltonges a dit à son sujet. « Il a déjà perdu un si grand nombre des siens. » Il a alors décidé d’émigrer. En 1792, il a rejoint l’Angleterre. Mais dans un second temps, il s’est rendu en Russie, à Moscou ― Catherine de Saltonges vient de me le confirmer !
Il s’assombrit. Même s’il détestait Charles de Varencourt, les tragédies qu’il avait vécues avaient quelque chose de touchant.
— La majorité des aristocrates français qui ont émigré ont choisi des villes plus proches, tant au sens géographique que culturel. Londres, Berlin, Hambourg, Vienne, Madrid... Je pense que Charles de Varencourt a vraiment vécu l’horreur révolutionnaire. J’ai beau être républicain, je n’oublie pas les zones d’ombre et de sang de la Révolution. C’est pour cela qu’il s’est rendu à l’autre bout du monde. Il devait se dire : « Là, au moins, je n’entendrai plus jamais parler de la France révolutionnaire ! » Quelle ironie de l’Histoire ! Certes, les premières années, Charles de Varencourt a dû se féliciter de son choix. Nos armées entraient à Vienne, à Berlin, à Madrid... Même après Trafalgar, alors que la Royal Navy avait détruit une grande partie de notre flotte, on continuait à parler d’envahir l’Angleterre. Cette fois, grâce à un tunnel sous la Manche. Il y avait cet ingénieur, Albert Mathieu-Favier, qui avait fait des schémas de ce projet et préconisait d’utiliser des cheminées d’aération qui se dresseraient jusqu’au-dessus des flots... Seule Moscou paraissait hors de portée... N’ayant pratiquement aucune ressource, Varencourt a dû apprendre un métier. Je suis sûr qu’il s’est lancé dans des études de médecine. Je n’ai aucune preuve pour l’affirmer, mais je dispose de trois arguments qui soutiennent cette hypothèse.
Margont affichait une grande assurance et ponctuait de gestes ses explications.
— Premièrement, le colonel Berle a été tué d’un coup de couteau porté avec une grande précision, ce qui laisse à penser que l’assassin est un combattant aguerri, un boucher ou un médecin. Deuxièmement, le curare est un poison très peu connu, dont n’ont entendu parler que les médecins, les explorateurs qui s’intéressent à l’Amazonie et, peut-être, une partie des Portugais qui se sont réfugiés au Brésil. Troisièmement, le bouton ! Je vais y venir dans un instant.
— Des études de médecine en russe ? s’étonna Palenier.
— Non, en latin et en français. De nombreux ouvrages de médecine sont en latin, qu’a certainement appris Charles de Varencourt. En France, certains cours de médecine sont encore dispensés dans cette langue et il en va de même dans bien d’autres pays, dont probablement la Russie. C’est une vieille manie européenne. Moi-même, j’ai eu droit à des leçons de théologie en latin, mais c’est une autre histoire... En outre, l’aristocratie russe parle couramment notre langue. Avant la Révolution, puis la campagne de Russie, notre culture était très estimée, là-bas. Le français était considéré comme la langue noble et le russe, comme celle du peuple. Les gentilshommes s’exprimaient en français durant les repas, on assistait à des pièces de Marivaux et on lisait Voltaire et Rousseau dans le texte original... Varencourt avait donc la possibilité de poser des questions à ses maîtres dans sa langue natale et il a pu sans trop de mal se procurer des traités de médecine en français.
— Je confirme que bien des nobles russes parlent français, dit Lefine. Nous avons fait la campagne de Russie, nous, monsieur !
Palenier ne le crut pas. Des survivants de la campagne de Russie ? Allons donc ! Hormis l’Empereur et ses maréchaux, tout le monde était mort, là-bas.
— Où aurait-il trouvé l’argent nécessaire ?
— Il avait dû emporter quelques biens, ce qu’il avait pu sauver. Il a refait sa vie là-bas. Il a dû nouer des relations. Il s’est marié. J’émets l’hypothèse que sa belle-famille appartenait à la noblesse ou à la bourgeoisie et l’a aidé à financer ses études, puis son installation.
— Comment pouvez-vous...
— J’y viens ! Varencourt a donc fini par réussir ! Sa première vie ayant volé en éclats, il a eu la force de tout reconstruire. C’est là que tout a une nouvelle fois basculé, en 1812, quand la Grande Armée s’est lancée à l’attaque de la Russie. Vous imaginez sans peine l’état d’esprit de Charles de Varencourt... Cette Révolution qui avait détruit sa première vie, la voilà qui le menaçait une nouvelle fois, maintenant sous la forme de cet « Empire républicain » ! Cette campagne de Russie, ce fut quelque chose ! Comme mon ami vous l’a dit, nous l’avons faite.
— 84e de ligne ! précisa Lefine. Et la Grande Redoute de la Moskova, nous y étions ! Oui monsieur !
— Quand nous sommes arrivés à Moscou, la ville n’était pas entièrement vide. Presque tous les habitants russes avaient fui et une partie des étrangers avaient été expulsés auparavant par le comte Rostopchine, le gouverneur général de la ville. Mais étaient restés, entre autres, des Italiens, des Russes d’origine française, quelques Français... Ceux-là nous ont raconté que les Russes se méfiaient d’eux, les considéraient comme des espions, des traîtres... Plusieurs avaient subi des insultes, des menaces, des agressions physiques. Voilà ce qui a dû arriver à Varencourt. Il devait se sentir plus russe que français, car la France impériale, il la hait. Mais on l’aura pris à partie. Ses amis auront cessé de lui adresser la parole, on ne sera plus venu le consulter... Plus nos armées progressaient, plus les manifestations antifrançaises devenaient virulentes. Alors, qu’auriez-vous fait pour prouver à tous votre patriotisme russe ? Quel moyen auriez-vous trouvé pour calmer la populace avant qu’elle n’enfonce votre porte pour dévaster votre maison et brutaliser votre famille et vous-même, si ce n’est pire ?
Palenier ne voyait qu’une réponse.
— Je me serais engagé dans l’armée et je serais allé voir tous mes amis et voisins en uniforme.
Margont exhiba le bouton.
— C’est exactement ce qu’il a fait. Il s’agit d’un bouton d’uniforme orné de l’emblème de la milice de Moscou.
Lefine lui prit l’objet des mains, devançant les doigts tendus de Palenier. Oui, bien sûr, maintenant qu’il avait la réponse, cela lui paraissait clair.
— Comment pouvez-vous affirmer qu’il s’agit du symbole de la milice de Moscou ? interrogea Palenier.
— Parce qu’on la connaît bien, vu qu’elle nous a tiré dessus ! rétorqua Lefine. Tout au long de la retraite et à la bataille de la Berezina. Cet emblème ornait les toques, les chapeaux en feutre, les casquettes et les shakos des miliciens de Moscou. Puisqu’on vous dit qu’on a fait la campagne de Russie !
— C’est ce bouton militaire qui prouve que Charles de Varencourt est effectivement médecin, précisa Margont. Il n’est pas réglementaire. L’uniforme dont il est issu était certainement à son image – magnifique ! ― et appartenait donc obligatoirement à un officier. Car la majorité des miliciens non gradés portaient des vêtements civils, caftans ou grands manteaux gris, verts ou beiges. Seul l’emblème sur leurs coiffes, leurs havresacs et leurs armes – quand ils en avaient... ― leur donnaient une allure de soldats. Les officiers, en revanche, étaient en uniforme. Varencourt s’est fait faire un somptueux uniforme non réglementaire, ce qui est toléré par toutes les armées, toujours heureuses de voir des soldats se vêtir à leurs frais, a fortiori quand il s’agit de miliciens, les laissés-pour-compte du système militaire. Il le voulait voyant ! « Regardez-moi ! Je suis maintenant officier dans l’opoltchénié de Moscou ! N’est-ce pas la preuve de ma loyauté envers la Russie ? » En Autriche, en France, on retrouve ce même principe qui veut que les miliciens qui s’équipent eux-mêmes soient mieux considérés que les autres. Personne n’a vraiment confiance dans les gardes nationaux français, qui font pourtant de leur mieux. En revanche, tout le monde acclame les gardes d’honneur. Mais qu’est-ce qui différencie les seconds des premiers ? C’est qu’ils se sont très bien équipés, sur leur fortune personnelle, et qu’ils exhibent d’éclatants uniformes à la hussarde ! Du coup, ils ont droit à tous les honneurs et l’Empereur les a même versés dans la Garde impériale. Cependant, je reconnais qu’ils font preuve de beaucoup de courage...
Palenier secouait la tête.
— Au vu de ce que vous nous avez raconté, il est impossible qu’un Français, établi à Moscou depuis quelques années seulement, soit promu officier de la milice russe, alors que celle-ci va aller justement combattre les Français. Simple soldat, oui, mais officier...
— Et pourtant, seul un officier est autorisé à arborer un uniforme luxueux. Aucune armée n’accepte qu’un simple soldat soit mieux vêtu que ses supérieurs. Un élément a fait que, quand Charles de Varencourt s’est engagé dans la milice, les Russes ont été absolument obligés de le nommer officier. C’est parce qu’il était médecin ! Dans toutes les armées d’Europe, un médecin a obligatoirement un grade équivalent à celui d’officier. Aucun règlement ne prévoit un cas de figure de « soldat médecin ». Ou bien on ne l’acceptait pas – mais on avait un besoin crucial de médecins ! –, ou bien on le prenait et il devenait ipso facto officier de santé, c’est-à-dire l’équivalent d’un lieutenant, ou peut-être même d’un capitaine ! On a été d’autant moins réticent à l’accepter qu’il serait un non-combattant.
Margont marqua une pause. Il songea qu’il partageait un point commun avec son adversaire. La combativité ! Une fois de plus, face à des événements hostiles, Varencourt n’avait pas baissé les bras, il ne s’était pas lamenté sur l’injustice de son sort. Il avait fait face.
— Varencourt pensait avoir trouvé la solution parfaite, reprit-il. Imaginez-le marchant dans Moscou, vêtu de son uniforme mirobolant, les soldats russes se figeant au garde-à-vous sur son passage pour le saluer... La contre-attaque imparable ! Ah, comme vous le disiez, monsieur Palenier, moi aussi, si j’avais été lui, je me serais rendu chez les voisins qui m’avaient insulté et craché au visage. Et, tout en dégustant du regard leurs faces blêmes, je leur aurais demandé quand ils allaient s’engager à leur tour dans la milice ! Varencourt était devenu plus russe que les Russes ! Il faut se replacer dans l’esprit de cette période. Les Russes étaient convaincus qu’ils allaient écraser la Grande Armée, qu’il était impossible que les Français parviennent jusqu’à Moscou. Nous avions déjà beaucoup souffert de notre longue marche, des combats et du harcèlement incessant des cosaques. Tandis que nos adversaires s’étaient renforcés en faisant converger des troupes de toutes les provinces de leur pays grand comme un continent ! Varencourt a accompagné l’armée, car telle était désormais son obligation. Il a sûrement assisté à la bataille de la Moskova, puisque Moscou avait envoyé un nombre important de miliciens pour gonfler les rangs de l’armée russe juste avant cet affrontement clé.
Margont marqua de nouveau une pause. Ainsi donc, son chemin avait déjà croisé celui de Charles de Varencourt. Ce 7 septembre 1812, au plus fort de la bataille, ils n’avaient peut-être été séparés que par quelques centaines de pas, des pas jonchés de cadavres...
— Nous avons gagné et l’armée russe a reçu l’ordre de battre en retraite. Plus tard, des prisonniers nous apprendraient qu’en entendant cet ordre, les soldats russes avaient failli se révolter contre le haut commandement ! Ils voulaient poursuivre le combat ; ils refusaient d’abandonner Moscou. Varencourt criait sûrement avec eux. Mais le repli leur a été imposé. L’armée russe est repassée par Moscou ; elle a traversé l’ancienne capitale. Quand la population a vu cela, elle a compris que l’on abandonnait la ville à son sort. Rostopchine donna l’ordre d’évacuer la cité et tous ceux qui ne l’avaient pas encore fait s’empressèrent de fuir. Les consignes données aux militaires étaient très strictes : qui quitterait les rangs encourrait la peine de mort. Car une trêve de quelques heures avait été conclue à la condition que l’armée russe traverse Moscou « sans s’arrêter un instant », pour reprendre les termes exacts de l’Empereur. En outre, Koutousov, le commandant en chef de l’armée russe, voulait éviter qu’une partie de ses soldats ne se volatilise dans la ville dans l’espoir de retrouver des proches. Dont Charles de Varencourt, peut-être... Celui-ci a donc suivi l’armée. Seulement, à ce moment-là, il ignorait deux choses. Que Moscou allait brûler... Et que son épouse ne pourrait pas quitter la ville, parce qu’elle était enceinte...
— Comment savez-vous cela ? intervint Lefine.
— Quand j’ai parlé à cette « faiseuse d’anges », elle m’a répété des paroles que lui avait confiées Catherine de Saltonges. Celle-ci lui a dit, juste avant de se faire avorter : « Décidément, le sort s’acharne à tuer ses enfants juste avant leur naissance... » L’épouse de Charles de Varencourt devait être proche du terme, il lui était impossible de marcher ou d’être transportée pendant des jours dans une charrette. Probablement Varencourt méconnaissait-il l’état de sa femme, ou alors, il a voulu déserter, mais n’y est pas parvenu et a échappé au peloton d’exécution en raison du besoin de médecins...
Palenier comprenait qu’il lui manquait des informations, mais il voulait interrompre Margont le moins possible. Pour une fois qu’il rencontrait un enquêteur qui ne gardait pas ses découvertes pour lui ! Que ce bavard continuât donc encore un peu et c’était une promotion pour tous les deux ! Quand quelqu’un monte, agrippe-toi à lui fermement ; quand il commence à chuter, lâche-le le plus vite possible ! Telle était la philosophie de Palenier.
Margont reprit ses explications. Les drames de la vie de Charles de Varencourt semblaient jeter leur ombre sur son propre visage.
— Moscou a brûlé, et sa femme et son enfant à naître sont morts dans cet incendie. Voilà qui est l’épouse décédée avec laquelle Varencourt ne parvient pas à rompre, pour reprendre les propos que Catherine de Saltonges. Il est également possible que d’autres membres de sa belle-famille soient restés aux côtés de cette femme – ses parents, par exemple – et qu’ils aient péri avec elle... Nous comprenons mieux Varencourt, maintenant. Voilà pourquoi un feu brûle sans cesse en lui. Moscou est son brasier originel ! Pour la seconde fois, son univers a été anéanti, pulvérisé, littéralement réduit en cendres. Seulement, cette fois, il n’a pas tenté de se construire une troisième vie. Il a décidé de se venger. Il est revenu en France, s’est fait admettre chez les Épées du Roi. Et là, il a proposé un projet démesuré, follement ambitieux : assassiner Napoléon. Rien que ça... On a dû rire, le prendre pour un dément... Mais il a développé son idée. Précise, méthodique. Fernand, tu connais la suite... Ce plan a convaincu les meneurs de ce groupe – il faut dire que ce sont pour la plupart de vrais fanatiques. Ils étaient même si enthousiastes qu’ils ont admis Varencourt dans leur comité directeur. Les Épées du Roi poursuivent plusieurs plans et, en toute logique, Charles de Varencourt a été en charge de celui-ci. C’est lui qui a joué le rôle du traître qui vend ses camarades. Il a ainsi pu côtoyer l’enquêteur désigné par Joseph, dont il projette d’usurper l’identité. C’est aussi lui qui a assassiné le colonel Berle. Le feu l’a trahi. Il a tué, ce qui était convenu avec les autres membres du groupe. Mais il n’a pas pu s’empêcher de mutiler ce cadavre par le feu. Voilà qui prouve qu’il était seul quand il a commis ce crime. S’il avait été accompagné d’un complice, ce dernier ne l’aurait pas laissé commettre un tel acte et aurait signalé son comportement au vicomte de Leaume. Le groupe sait que Charles de Varencourt a tué Berle et qu’il a laissé leur symbole, comme prévu. En revanche, les Épées du roi ignorent certainement l’existence de ces mutilations.
— Voilà donc pourquoi il a tué le comte Kevlokine ! s’exclama Palenier. Comment se venger de l’incendie de Moscou sinon en frappant les Russes ? Ce sont eux les responsables de ce drame !
Ce qu’il y avait de formidable avec Palenier, c’était qu’il pouvait soutenir un mensonge avec une conviction presque convaincante. Les Russes considéraient les Français comme les uniques responsables de la destruction de Moscou et vice versa. En réalité, les torts étaient partagés. Bien évidemment, si les Français n’avaient pas attaqué la Russie, l’ancienne capitale n’aurait pas été détruite. Mais Napoléon n’avait jamais donné l’ordre de brûler cette ville, parce qu’il voulait faire la paix avec le Tsar et parce qu’il avait besoin de cette cité intacte pour que la Grande Armée y reconstitue ses forces. Margont était présent dans Moscou lors du grand incendie. Comme les autres soldats, il avait vu des incendiaires à l’oeuvre : des policiers russes en civil, des prisonniers de droit commun et des aliénés libérés spécialement dans ce but. Et les pompes à incendie ? Toutes emportées sur l’ordre de Rostopchine, le gouverneur général de Moscou. Et les péniches des pompiers ? Sabotées et brûlées. Rostopchine semblait avoir agi de sa propre initiative, et non sur l’ordre du Tsar, car Alexandre Ier adorait cette ville et, par la suite, ne cessa de se lamenter de sa destruction. Rostopchine avait décidé de poursuivre la tactique de la terre brûlée, qui avait si bien réussi aux Russes jusqu’alors, mais en la poussant à son paroxysme. L’incendie de Moscou avait soulevé un tel tollé que Rostopchine niait aujourd’hui l’évidence. Il jurait maintenant que les Français et quelques voleurs et criminels russes étaient les seuls responsables, que des soldats de la Grande Armée se livrant au pillage avaient allumé des foyers dans l’euphorie stupide de l’ivresse, ou par mégarde, en renversant des bougies... De tels actes avaient eu lieu, mais il passait sous silence les centaines d’incendiaires russes et la disparition des pompes à eau. Or, lui seul avait l’autorité nécessaire pour donner de tels ordres et pour obtenir leur application sans faille. Ah, ça, pour sûr, Margont en savait long sur le sujet ! Il avait failli brûler vif dans Moscou, et avec lui Lefine, Saber, Piquebois et Jean-Quenin ! Alors Dieu sait s’il s’était renseigné par la suite.
Il existait une sorte de « procès de l’incendie de Moscou » qui animait les discussions dans les salons de l’Europe entière. D’un côté, les pro-français stigmatisaient les Russes, de l’autre, les pro-russes hurlaient tout aussi fort en accablant les Français. Tout le monde y allait de son analyse, de son opinion... Par une ironie du sort, d’une certaine manière, Margont se retrouvait sur le même banc que Charles de Varencourt, celui des victimes rescapées... Oh, bien sûr, il n’avait pas perdu autant que celui qu’il traquait ! Mais il comprenait son désarroi. Russes, Français, alliés des Français (devenus aujourd’hui pour la plupart les alliés des Russes...) : tous coupables !
— Pour se venger de l’incendie de Moscou, il faut frapper les Français et les Russes ! corrigea Margont tout en foudroyant Palenier du regard. Varencourt a fait cause commune avec des royalistes. Seulement, Varencourt, lui, agit pour des motifs personnels et non politiques. À tel point qu’il n’a pas hésité à trahir ses alliés en se servant d’eux pour apprendre où résidait le comte Kevlokine, afin de l’assassiner. Le comte Kevlokine a payé pour le comte Rostopchine – tous deux étaient des amis du Tsar, des proches. Maintenant, Napoléon va payer pour Napoléon...
Il revoyait l’incendie de Moscou. Quatre jours de feu ! Et les lendemains... Les quatre cinquièmes de la ville détruits, vingt mille morts... De ces milliards de milliards de flammes s’était en quelque sorte détachée une flammèche qui brûlait encore aujourd’hui, dix-huit mois plus tard, alimentée par l’esprit de Charles de Varencourt. Elle avait parcouru deux mille cinq cents kilomètres pour arriver jusqu’à Paris, avec un seul but : embraser Napoléon... Un retour de flammes.
Cela pouvait sembler dérisoire : un homme contre un empereur et les milliers de personnes qui veillent sur lui. Mais la flamme d’une seule bougie peut réussir à consumer une forêt entière...
Margont allait sortir lorsqu’il revint sur ses pas pour retourner voir Catherine de Saltonges. Assise sur sa couche, elle était prostrée, le regard perdu dans le vague. Il déposa le bouton à ses côtés.
— Cela vous appartient, murmura-t-il.
Elle posa les yeux sur l’objet, le prit et l’enserra délicatement dans ses paumes, comme si elle caressait la dernière étoile qui brillait encore dans son univers.