Tout était prêt ! C’était du moins ce qu’avait assuré Mathurin Jelent à Margont, qui s’activait dans son imprimerie. Au-dehors, des agents faisaient le guet. Il ne les avait jamais rencontrés, n’essayait pas de les repérer, ne les avait pas remarqués quand, dans la matinée, il était sorti pour aller retrouver Varencourt rue de Rivoli... Sa vie reposait désormais entre les mains d’inconnus. Petit détail absurde, alors que deux cent mille envahisseurs marchaient sur Paris, alors qu’il risquait d’être pris le soir même dans une fusillade... il imprimait des futilités ! Il brandit une épreuve dont l’encre, humide, luisait.
— Qu’est-ce que c’est ces bêtises ? « Madame la baronne de Bijonsert a le plaisir de vous inviter au Bal de Printemps qu’elle donnera en son hôtel particulier le 29 mars. » Elle veut cinq cents exemplaires de son invitation ! Elle aurait dû en demander deux cent mille, parce qu’avec tous les Alliés qui arrivent, elle va l’avoir, son Bal de Printemps !
— Noblesse d’Empire... précisa Mathurin Jelent.
— Et alors ?
— Et alors elle dilapide, jette son argent par les fenêtres... Elle fait ce qu’elle peut pour dépenser un million en une semaine. Parce que si Louis XVIII monte sur le trône, la baronne de Bijonsert devra rendre son hôtel particulier au baron de Quelque-chose – baron Ancien Régime, celui-là – qui y habitait avant la Révolution, on saisira peut-être une partie de ses biens... Quand on va tout perdre ou presque, autant se faire plaisir, s’offrir une dernière belle soirée. Les souvenirs, ça, au moins, personne ne peut exiger que vous les rendiez à quiconque...
Margont était furieux, mais fit semblant de se réjouir, tout en se disant que, à se comporter ainsi, il allait vraiment finir par perdre la raison... Il s’aperçut que sa main avait machinalement réduit en boule le carton d’invitation.
— Épreuve ratée. Recommencez.
Lefine se trouvait également là, installé devant un établi pour n’y rien faire, inerte au coeur de l’agitation, telle une reine des abeilles somnolant au milieu de ses ouvrières. À peine Margont l'avait-il informé des révélations de Varencourt qu’il avait décidé de ne plus quitter son ami. Il possédait cette qualité que les hommes envient aux chats de pouvoir basculer instantanément de l’activité au repos complet et vice versa. Alors que, le soir, Margont avait besoin d’une heure de lecture pour apaiser la frénésie de ses pensées – à supposer qu’il se calmât jamais vraiment, en fait –, lui se plongeait avec aisance dans une béatitude floue, jouissant du présent sans penser aux nuages de tempête qui assombrissaient l’horizon. En cet instant, il se disait qu’imprimeur était finalement un bien beau métier. La baronne de Bijonsert voulait cinq cents invitations ? On en imprimait cinq cent une et l’on se rendait à son bal ! Festin gratuit, danses avec des belles... Il suffisait d’arriver tard, quand la baronne aurait cessé d’accueillir ses invités à la porte, et de se faufiler dans la cohue. Sous ses doigts glissa une autre épreuve qui tomba – par hasard ! – dans sa poche.
Margont regrettait d’avoir fait en sorte que Lefine soit repéré par les Épées du Roi. Une fois de plus, il s’était concentré sur ses raisonnements, sous-estimant les risques qu’entraînait leur application concrète.
Les ombres s’étendaient dans les rues, telles des plantes noires que faisait croître la nuit. La porte s’ouvrit ; une bouffée d’air glacé s’engouffra dans la pièce. Margont reconnut ce visiteur. Il s’agissait de l’un des hommes qui s’étaient rendus chez lui en compagnie du vicomte de Leaume.
— Monsieur Lami et moi avons une affaire à régler, annonça Margont à ses employés.
Lefine et lui emboîtèrent le pas à cet individu, qui n’avait pas prononcé un mot.