CHAPITRE XLV

Varencourt sortit de son logement de repli. Il s’était attendu à traverser des rues vides, mais point du tout. Des Parisiens, curieux jusqu’à en être aventureux, voulaient voir de près les soldats alliés. On le regardait avec consternation et les civils s’éloignaient de lui. Aurait-il eu le visage rongé par la lèpre qu’on ne l’aurait pas plus évité. Car il arborait un uniforme de major de la garde nationale, ce qui risquait de lui attirer des coups de feu... Pour se le procurer, il avait agi au culot, faisant irruption dans un magasin militaire et montrant la lettre de Joseph. Il avait eu ce qu’il demandait en moins de deux heures.

Il marchait avec l’assurance de celui qui n’a plus rien à perdre, puisque, dans très peu de temps, il serait mort. Il lançait l’ultime étape de ce plan qu’il tramait depuis des mois, il abattait ses dernières cartes.

Il perçut des bruits de pas battant les pavés, ainsi que le martèlement de sabots. Une troupe nombreuse. Les Alliés poursuivaient leur déploiement dans Paris.

Varencourt fit son apparition, levant haut les bras, la lettre de Joseph dans une main et un tissu blanc dans l’autre. Il ne portait aucune arme. Dans l’avenue défilait en ordre impeccable une colonne de Prussiens et de Russes. Des carabiniers russes passaient juste à ce moment-là – guêtres noires, culottes et habits vert sombre, shakos ornés d’un long plumet noir. L’irruption de cet « officier français » sema le désordre. Des fantassins tournèrent la tête, mais continuèrent à marcher, comme s’ils n’en croyaient pas leurs yeux ; d’autres rompirent les rangs et encerclèrent Charles de Varencourt en le mettant en joue ; deux capitaines survinrent, sabre au clair ; des mousquetiers qui suivaient se déployèrent dans les rues, faisant s’enfuir les badauds parisiens comme s’envolent des pigeons...

— Je suis un messager ! Je ne suis pas armé ! expliqua posément Varencourt en russe.

Qu’un seul homme tire et il s’effondrerait. Mais cette éventualité ne l’effrayait pas. Les morts ont-ils peur de mourir ? Au contraire, au fond de lui, il jubilait, tel le mathématicien qui teste enfin l’équation qu’il a passé des mois à mettre au point.

Aucun coup de feu n’éclatait. Ce Français brandissait un drapeau blanc et il n’avait aucun geste hostile. En outre, il s’agissait d’un officier supérieur : celui qui l’abattrait aurait des comptes à rendre à sa hiérarchie. Enfin, il parlait russe... comme un vrai Russe !

Un chef de bataillon vint placer son étalon devant Varencourt. Ce dernier lui dit, toujours en russe :

— Je suis le major Margont. Le roi d’Espagne Joseph Ier, frère de notre empereur, Napoléon Ier, m’a chargé d’une mission. Je dois voir immédiatement le Tsar.

Il tendait la lettre. Le chef de bataillon eut un geste de la tête en direction d’un capitaine qui chevauchait à ses côtés. Celui-ci prit vivement le document et le parcourut avant de le traduire à son supérieur.

— Vous parlez très bien russe, fit remarquer ce capitaine.

— J’ai fait la campagne de Russie. J’en ai profité pour apprendre quelques rudiments de votre langue.

Ces seuls mots de « campagne de Russie » suffisaient à excéder les Russes. Et c’était là le but recherché par Varencourt. Oui, ces soldats l’ignoraient, mais ils étaient les premières herbes auxquelles il mettait le feu. Il était trop tôt pour que ce foyer prenne, cependant, tout à l’heure...

— Pourquoi voulez-vous voir le Tsar ? interrogea le capitaine.

— Ma mission est absolument confidentielle. J’ai reçu l’ordre de Joseph Ier lui-même de ne m’adresser qu’au Tsar en personne.

Un colonel survint, avec son état-major régimentaire. Comment ? C’était un seul Français qui arrêtait sa colonne ? Il se mit à critiquer vivement le chef de bataillon ; le capitaine interrogeait Charles de Varencourt tout en répondant aux questions du colonel... Plus ils essayaient de montrer qu’ils maîtrisaient la situation, plus il apparaissait qu’ils ne savaient que faire.

— Il n’est nulle part écrit dans votre ordre de mission que vous devez parler au Tsar, souligna le capitaine.

— Évidemment ! Vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

Les officiers russes fronçaient les sourcils. Varencourt leur en disait à la fois trop et trop peu, les incitant à spéculer sur la teneur de son message. Profitant du fait que ce Français parlait russe, le colonel l’interrogea directement :

— Votre message provient-il de Joseph Bonaparte ou de Napoléon lui-même ?

Varencourt cacha sa joie. Si on ne lui avait pas spontanément posé cette question, il se serait débrouillé pour les amener à le faire.

— Effectivement, mon message provient de notre Empereur, qui l’a transmis à Joseph, lequel m’a à son tour chargé de le communiquer au Tsar. Mais je ne peux pas en dire plus ! Tout ce que vous saurez, c’est que j’agis sur l’ordre de Sa Majesté Napoléon Ier ! Fouillez-moi pour vérifier que je n’ai pas d’arme, puis conduisez-moi jusqu’au Tsar. J’agis sur l’ordre écrit d’une personne d’un rang très supérieur au vôtre. Aucun d’entre vous ne dispose de l’autorité nécessaire pour prendre l’initiative de m’empêcher de parler à Sa Majesté Impériale Alexandre Ier. Seul le Tsar peut décider de refuser de me recevoir.

Les quelques mois durant lesquels il avait servi dans l’armée russe avant de déserter avaient suffi à lui faire comprendre à quel point l’argument hiérarchique frappait les militaires. Le colonel hocha la tête et le chef de bataillon donna l’ordre à sa place :

— Fouillez-le !

Deux carabiniers s’exécutèrent, puis un capitaine fit lui-même une deuxième fouille minutieuse. Enfin, le colonel parla, en russe, lentement :

— Je vous laisse une dernière chance. Si vous avouez que vous nous avez trompés, je vous donne ma parole d’honneur d’officier que je vous laisse partir. Libre ! À charge pour vous de retourner dans le terrier d’où vous avez jailli.

— Je suis en mission sur ordre de l’Empereur et du roi d’Espagne, je dois voir le Tsar.

Le colonel donna ses instructions au chef de bataillon, qui prit la tête d’une cinquantaine de carabiniers et entreprit de conduire Varencourt à Alexandre Ier.

Margont interpellait les passants :

— Savez-vous où se trouve le Tsar ?

On riait, on n’en savait rien, on l’insultait... Il hésitait à interroger des soldats alliés de peur d’éveiller leur méfiance. Faute de mieux, il se dirigeait vers le palais des Tuileries. Puisque à Moscou Napoléon avait logé au Kremlin, Margont espérait qu’Alexandre suivrait la même logique.

— Où est le Tsar ? s’entêtait-il.

Enfin, quelqu’un put le renseigner.

— Il vient de s’installer dans un magnifique hôtel particulier, rue Saint-Florentin, chez le plus grand traître de tous les temps, qui l’a accueilli à bras ouverts et lui fait des courbettes : M. de Talleyrand !

La réponse était si incroyable que Margont crut qu’il avait mal entendu. Même Lefine n’en revenait pas.

— Vous vous moquez de moi, monsieur...

— Non, c’est Talleyrand qui se moque du monde. Tous les dignitaires impériaux ont quitté Paris. Sauf lui ! Croyez-vous qu’on l’a jeté en prison, ou au moins placé dans une résidence bien gardée ? Pas du tout, il est chez lui, avec le Tsar, je vous l’assure ! J’ai suivi Alexandre depuis son défilé sur les Champs-Élysées, jusqu’à ce que les soldats me barrent le passage, et je peux vous certifier qu’il se trouve maintenant chez Talleyrand ! Je l’ai vu de loin y entrer !

La rue Saint-Florentin coupait la rue de Rivoli. Par chance, c’était près des Tuileries. Margont se mit à courir, Lefine sur ses talons.

Varencourt et son escorte se dirigèrent dans un premier temps vers le palais de l’Élysée.

Mais le chef de bataillon héla un aide de camp du Tsar, pour se faire confirmer qu’Alexandre Ier logeait bien là. « Pas du tout », répondit celui-ci. Avant la chute de la capitale, le Tsar prévoyait en effet de résider à l’Élysée. Mais à peine entrés dans Paris, les souverains alliés avaient été accueillis par M. de Talleyrand. « Talleyrand ? Mais pourquoi n’a-t-il pas fui la ville, n’est-il pas l’un des plus hauts dignitaires de l’Empire français ? » s’étonna le chef de bataillon. « Les rats ne quittent pas un navire qui flotte pour un navire qui coule ! » lui répondit l’aide de camp en riant. Le prince de Bénévent avait déclaré à Alexandre qu’ordre avait été donné par Napoléon de ne pas laisser tomber la capitale intacte aux mains des Alliés. Il avait donc conseillé au Tsar la plus grande prudence : peut-être des soldats du génie de la Garde impériale avaient-ils miné l’Élysée... Le Tsar ne voulait pas courir de risques inutiles. Le prestigieux palais des Tuileries, alors ? Probablement miné aussi, avait laissé entendre Talleyrand. Puis il avait ajouté qu’il n’y avait qu’un seul lieu digne d’accueillir un Tsar et dont il pouvait jurer qu’il ne recelait aucun danger : sa propre demeure... Le Tsar s’y trouvait donc désormais, rue Saint-Florentin, en compagnie de Talleyrand en personne.

— Chez Talleyrand... répéta le chef de bataillon afin de s’assurer qu’il avait bien compris.

Varencourt enrageait intérieurement : Talleyrand connaissait peut-être le véritable Margont ! Il s’efforçait de se maîtriser. La mise au point de son plan lui avait pris des mois, mais comment aurait-il pu prévoir une chose pareille ? Ah, ce Talleyrand ! Quel retournement de veste ! Même le diable, le vrai, n’avait pas autant de culot ! Tant pis. Son projet comportait une part de hasard, comme toute partie de cartes... En ce moment même, Alexandre ne devait penser qu’à une seule chose : savourer sa victoire. « Savoure, savoure : le plaisir sera court en bouche... »

Bien que Varencourt fût surveillé de près par plusieurs carabiniers, des combattants d’élite, aucun ne remarqua le trouble qui l’agitait. Son visage était demeuré lisse.

Épuisé, haletant, Margont avait de plus en plus de mal à courir. Ses poumons et sa gorge le brûlaient. Dès qu’il apercevait des soldats ennemis, il s’imposait de marcher. Il ne fallait pas attirer l’attention. Il essayait de reprendre son souffle tandis que passait un régiment d’Autrichiens, tout de blanc vêtus, en marche vers l’un des points stratégiques de Paris.

Aux abords du palais de l’Élysée, les troupes alliées étaient nombreuses, et on en apercevait plus encore devant les Tuileries. Il devint clair que le chemin le plus court n’était pas praticable. Margont fit une boucle, gagna l’église de la Madeleine. Il y était presque ! Presque !

— Messieurs ! Messieurs ! Arrêtez-vous ! criait une voix qu’il refusait d’entendre.

Lefïne l’attrapa fermement par le col pour l’immobiliser tandis que des soldats prussiens les épaulaient déjà.

Le chef de bataillon parla à un capitaine ; un autre capitaine survint ; un aide de camp s’en mêla ; la lettre de Joseph circulait de main en main ; le capitaine responsable du poste de garde levait le bras pour faire venir son propre interprète, car il ne se fiait pas aux explications du chef de bataillon ; le chef de bataillon s’irritait... Varencourt demeurait de marbre. Cette scène, il l’avait imaginée peut-être mille fois. Elle se déroulait exactement comme prévu. C’était grisant ! On lui posait les mêmes questions que précédemment, il faisait les mêmes réponses. De part et d’autre de la rue de Rivoli, des chasseurs russes observaient ce mystérieux Français qui les narguait avec son uniforme. Fatigués par les combats, ils étaient assis à l’ombre des arcades, recouvrant les lieux de leur foisonnement tel un immense lierre vert sombre. Subitement, ceux que contemplaient Varencourt se levèrent et se placèrent au garde-à-vous, et leur mouvement se propagea partout. On se levait précipitamment, on courait pour venir s’aligner, on présentait les armes, des officiers criaient pour accélérer le mouvement... Un général de la Garde russe arrivait, d’un pas furieux, talonné par une pléthore d’officiers chamarrés. Sa venue plongeait tous les soldats dans la crainte. Varencourt fit semblant de lui prêter attention. Mais, en réalité, son regard passait au-dessus de lui et fixait l’hôtel particulier du prince de Bénévent.

— La vie du Tsar est en danger ! Je dois tout de suite parler au Tsar ! s’égosillait Margont en allemand.

Les Prussiens le regardaient, narquois. Un capitaine lui demanda :

— Et qui tu es, toi, pour vouloir sauver le Tsar ?

Margont ne savait que répondre. Fallait-il dire qu’il était major ? Ou surtout pas ? Il aurait dû réclamer une autre lettre à Joseph, mais ce dernier lui aurait ri au nez...

— Écoutez, dites aux hommes qui veillent sur le Tsar que quelqu’un veut assassiner Alexandre...

— « Sa Majesté Impériale le Tsar Alexandre Ier ! » le rabroua l’officier.

— On va assassiner le Tsar !

Le capitaine changea d’expression.

— Tu sais combien mon bataillon a perdu d’hommes aujourd’hui ? Dix-huit. Nous avons aussi de nombreux blessés... Alors, un conseil, occupe-toi de ta vie plutôt que de celle du Tsar. Nous avons reçu des ordres stricts, nous devons ménager la population civile. Seulement, ton ami et toi, vous êtes en âge de servir sous les armes. Et ce n’est pas en trayant des vaches que l’on se fait le genre de cicatrice que tu as sur la joue gauche... Or je ne crois pas que l’ordre de respecter les civils s’étende aux militaires habillés en civil... Filez ou vous allez le regretter.

Margont et Lefine se noyèrent dans la foule, se faufilèrent dans les rues et se firent intercepter un peu plus loin. Mais, cette fois, Margont avait choisi un point gardé par des Russes.

Le général de la Garde russe avait été informé de la situation. Il lut la lettre de Joseph, puis entra directement dans le vif du sujet :

— Cette lettre paraît authentique. Mais je ne vous laisserai pas passer tant que vous ne m’en aurez pas dit plus.

Son français était impeccable. Mais Charles de Varencourt lui répondit dans sa langue, car il fallait que le plus de Russes possible l’entendent. Eux aussi étaient des brindilles qu’il voulait allumer, les futures flammèches de son grand brasier. Il se mit en colère, cria. Mais il faisait semblant. Tout cela n’était qu’un jeu, une partie de cartes, sa dernière, la plus belle !

Avec Paris et tous les Parisiens pour mise, rien de moins !

— En voilà assez ! C’est la dixième fois que je répète la même chose ! Je suis le major Margont et j’agis sur ordre de l’Empereur ! Sa Majesté Napoléon Ier a demandé à son frère, Joseph Ier, roi d’Espagne, de confier une mission secrète à un homme de confiance. J’ai l’honneur d’avoir été choisi. Je ne rendrai pas de comptes à un général ! J’ai ordre de ne m’adresser qu’au Tsar en personne !

Les généraux n’avaient pas l’habitude qu’on leur manque de respect. Et celui-ci, certainement encore moins que les autres, à voir l’empressement de tous les soldats alentour à se mettre au garde-à-vous et à présenter les armes pour saluer son arrivée. Varencourt l’avait remarqué et l’utilisait à son profit. Il serait plus crédible, estimait-il, en étant arrogant plutôt que servile, courtois, diplomate... Son premier objectif fut atteint : le général était furieux... De son gant blanc, l’officier désigna quelque chose sur le côté

— Varencourt ne daigna même pas tourner la tête – et l’avertit :

— Tu vois cette lanterne suspendue ? Je vais donner l’ordre qu’on l’enlève et je vais te faire pendre à sa corde. Tu gigoteras ainsi, la langue sortant de la bouche, sous une arcade de la jolie rue de Rivoli.

— Quand votre Tsar l’apprendra, il vous pendra à la lanterne d’à côté.

Il fallut quelques secondes au général pour ravaler sa rage. Puis il ordonna à des sentinelles :

— Conduisez-le !

Les carabiniers ne purent les accompagner. Au-delà de ce poste de garde évoluaient uniquement des soldats des Gardes russe ou prussienne et des aides de camp.

Margont s’entêtait, se répétait ! Tantôt il parlait français, tantôt un russe maladroit... Il voulait qu’on fasse avertir le Tsar, que l’on prévienne M. de Talleyrand qu’un certain Margont voulait immédiatement le voir... Il haussait la voix, criait : le capitaine qui lui faisait face en avait mal à la tête. Après l’avoir fouillé, enfin – enfin ! –, l’officier prit une décision.

— Je vais demander l’avis de mon chef de bataillon.

Des soldats et des musiciens des Gardes russe et prussienne, en grand uniforme, se tenaient alignés de part et d’autre de l’entrée. Cette haie d’honneur ignora ostensiblement Varencourt, qui pénétra dans l’hôtel particulier de M. de Talleyrand. Si près du but... On l’installa dans une antichambre. Dix soldats de la Garde le surveillaient, sous les ordres d’un capitaine. À nouveau, on le fouilla. Docilement, il ôta ses bottes, son habit-veste...

Un officier arriva, que tous les fantassins saluèrent.

— Je suis le chef de bataillon Lyzki. C’est moi qui vais décider si votre requête doit être transmise au Tsar ou non. Vous allez devoir m’en dire plus. Et n’allez pas vous aviser de me menacer de me faire pendre sous une arcade de la rue de Rivoli...

Il avait parlé en français, mais, une fois de plus, Varencourt répondit en russe :

— Très bien. Mais, si vous le préférez, nous pouvons parler en russe. J’ai fait la campagne de Russie, j’ai eu le temps d’apprendre un peu votre langue, à Moscou...

« Campagne de Russie », « Moscou » : chaque mot était une étincelle...

— J’étais à Borodino... ajouta-t-il comme on confie une anecdote.

Varencourt serra aussitôt les dents. « La Moskova », pas « Borodino » ! Les Français appelaient cette bataille « la Moskova », les Russes « Borodino » ! Il avait effectivement assisté à cette bataille, mais comme médecin de la milice de Moscou, si bien qu’il avait l’habitude d’employer le nom de « Borodino ». Pour détourner l’attention de Lyzki de ce détail, il ajouta :

— L’une de nos plus belles victoires !

La phrase fit son effet. Les Russes se retenaient de lui bondir dessus, d’autant plus qu’ils considéraient traditionnellement qu’il s’agissait d’une victoire russe ! Qu’il aurait fallu insister, ne pas se replier, poursuivre le combat le lendemain ! Pour eux et pour la propagande russe, il s’agissait d’une victoire russe « gâchée » par l’ordre intempestif de retraite donné par le haut état-major, qui avait manqué de détermination. Lyzki gardait son calme.

— Alors vous avez vécu la retraite de Russie. S’agit-il aussi de l’une de vos plus belles victoires ?

Certes, il prenait l’avantage sur Varencourt. Mais, dans cette partie d’échecs, Lyzki s’était emparé de la mauvaise pièce, renversant un pion sans voir qu’il aurait pu obtenir un échec et mat s’il n’était pas passé à côté du mot « Borodino ».

Varencourt déclara une énième fois qu’il agissait sur l’ordre de Napoléon. Puis il enchaîna, mais en français, comme s’il se sentait finalement plus à l’aise dans cette langue :

— Il y a quelques jours, j’ai été chargé par Sa Majesté Joseph Ier d’enquêter sur les organisations royalistes de la capitale. J’étais également sur la piste du comte Kevlokine, un proche de votre Tsar, son agent principal, ici, à Paris...

Le visage de Lyzki s’assombrit.

— Je connaissais bien le comte Kevlokine. Poursuivez.

— Le comte a été assassiné. Plus encore, on l’a torturé. Ses mains et ses bras ont été brûlés.

— Nous savons.

Tout se déroulait comme Charles de Varencourt l’avait prévu. Soit le Tsar avait appris la mort de son ami par d’autres agents russes, ou par des informateurs au sein de la police parisienne. Soit il avait chargé des gens de se renseigner à ce sujet dès son entrée dans Paris.

— Eh bien, il se trouve qu’à l’issue d’une enquête complexe je suis parvenu à identifier l’assassin.

Le chef de bataillon Lyzki avait perdu sa désinvolture de surface.

— Qui se nomme ? demanda-t-il.

— C’est que son identité pose des problèmes, justement. Je ne parlerai qu’au Tsar lui-même.

— Je ne comprends rien. Vous dites que vous êtes en mission sur l’ordre de votre empereur, puis vous me parlez d’une enquête...

— Je n’en dirai pas plus ! Je tiens à la vie ! Avant de parler, je veux que le Tsar m’assure en personne qu’il me place sous sa protection.

L’imagination de Lyzki s’emballait. Que voulait dire cet homme ? Que le comte Kevlokine avait été torturé et assassiné sur l’ordre de Napoléon ? De Joseph ? Ou alors au contraire à la demande d’un proche de Louis XVIII, d’où les craintes de cet officier et l’ordre donné par Napoléon de divulguer ces informations ?

— Vous m’avez l’air de savoir beaucoup de choses, en effet. Mais il y a un point que je ne comprends pas, major Margont. Pourquoi prenez-vous tous ces risques ? Qu’avez-vous donc à faire du comte Kevlokine et de son assassin ? Où est votre intérêt dans tout cela ?

— La justice est une valeur à laquelle je tiens plus qu’à ma propre personne. Cela tient à ma philanthropie, une qualité pénible à porter, je vous prie de le croire. Seulement, c’est ainsi. La Révolution a changé ma vie. Elle a fait entrer en moi l’amour de la liberté. Or il ne peut pas y avoir de liberté sans justice. Cela est difficile à expliquer. J’ai du mal à trouver les mots justes pour exprimer ma détermination et, pourtant, je vous prie de croire qu’elle est sans faille. J’irai jusqu’au bout de mon enquête, même si je n’ai personnellement rien à y gagner, même si je dois y perdre.

Cette réponse, Margont l’avait formulée à Charles de Varencourt le jour où celui-ci lui avait demandé s’il poursuivrait son enquête au cas où les Alliés viendraient à prendre Paris. Varencourt restituait les phrases de Margont presque mot pour mot, les accompagnant de ses gestes et de son expression. La carte qu’il jouait en ce moment même, il l’avait directement prélevée dans le jeu de Margont...

— Je vais informer le Tsar de votre requête, lui annonça Lyzki tout en s’éloignant avec la lettre de Joseph.

Le chef de bataillon conduisait Margont à son colonel, qui se trouvait place Vendôme, grouillante de soldats. Lignes blanches d’Autrichiens, dragons prussiens azur barrés de blanc par leur baudrier, infanterie bleu de Prusse, cosaques écarlates de la Garde... On avait accroché une longue corde à la statue de Napoléon habillé en empereur romain, qui trônait tout au sommet de la colonne ornant le coeur de la place, et des fantassins de dix pays différents tiraient, tiraient, tiraient pour la jeter à bas. Par extraordinaire, la statue tenait bon sur son socle, seule au milieu de tous ces adversaires.

Le colonel de ce régiment fut fort mécontent qu’on le dérangeât. Que venait-on gâcher son spectacle ! Au lieu de répondre au chef de bataillon, il s’adressa à l’un de ses capitaines.

— Trouvez un régiment d’artillerie et dites-leur d’amasser toute la poudre dont ils disposent au pied de cette colonne !

Le capitaine était pétrifié. Il ne pouvait tout de même pas obéir... Les ordres étaient de ménager les Parisiens et voilà que son colonel voulait faire sauter la place Vendôme... Avec autant de poudre, les gravats allaient retomber en pluie sur le Louvre, les Tuileries, la tête du Tsar...

— Elle est faite avec nos canons, cette colonne ! Nos canons perdus à Austerlitz et qu’ils ont fondus ! s’irrita le colonel.

Puis il revint à la raison et annula son ordre. Comment ? Quoi encore ? On voulait tuer le Tsar ? Voyez cela avec ceux qui sont chargés de la protection de Sa Majesté Impériale. Tandis que Margont se réjouissait et entrevoyait enfin la possibilité d’atteindre la rue de Rivoli, le colonel se dirigea vers la colonne. Il allait tirer lui-même sur cette fichue corde, et son état-major régimentaire avec lui.

Varencourt patientait. Le faisait-on attendre exprès ? Ou Lyzki n’osait-il pas déranger le Tsar, qui discutait de l’avenir de la France et de la Russie ? Ainsi en va-t-il de l’existence : on spécule sur ce que l’on fera dans un, deux, cinq et dix ans sans savoir que l’on vit en réalité ses dix dernières minutes...

Rue de Castiglione, Margont fut arrêté par des chasseurs de la Garde russe. Par malchance, il ne se trouvait pas à l’endroit par où était arrivé Varencourt, si bien qu’il n’avait pas affaire aux mêmes soldats, qui d’ailleurs ne s’occupaient que de leur rue et ne prêtaient pas attention au continuel va-et-vient dans la rue de Rivoli.

Margont parlait, expliquait... Le capitaine qui l’écoutait portait un bandeau sanglant autour du front. Plusieurs de ses hommes avaient également été blessés lors de la prise des Buttes-Chaumont.

— Personne ne va tuer le Tsar, conclut l’officier.

Toujours dans l’espoir de rendre la rue de Rivoli attractive, Napoléon avait baptisé ou rebaptisé des rues qui la coupaient du nom de ses victoires. À Castiglione, près de Mantoue, en 1796, l’armée d’Italie commandée par Napoléon Bonaparte avait battu les Autrichiens de Wurmser. Trois chasseurs de la Garde russe étaient occupés à essayer de desceller avec leurs baïonnettes la plaque de pierre gravée de ce nom de Castiglione, et le capitaine jugeait que cette activité méritait plus d’attention que les propos décousus de ce Français.

D’une main, Lefine tapotait le dos de Margont pour le calmer, de l’autre, il le retenait par la manche... Ah, il connaissait son ami, celui-ci risquait de foncer tête baissée au milieu de la Garde russe ! Margont changea de tactique.

— Écoutez, faites venir M. de Talleyrand. Lui me connaît, il vous confirmera qu’il faut prendre mes propos au sérieux.

Le capitaine commençait à perdre patience. Margont ajouta :

— Il y a deux jours encore, M. de Talleyrand obéissait à Napoléon et il côtoyait Joseph Bonaparte. Il a participé à l’organisation de la défense de Paris. C’est un peu à cause de lui que vous êtes tous blessés. Alors, allez donc le déranger !

Le capitaine songea que l’idée était intéressante. Il n’avait toujours pas « réalisé », « accepté », « digéré » (il ne trouvait pas de mot pour désigner ce qu’il ressentait à ce sujet) le fait que ce haut dignitaire de l’Empire n’ait pas été jeté en prison. Pis encore, le prince de Bénévent prenait le thé avec le Tsar !

— Très bien, répliqua-t-il. Je vais essayer. Pas pour vous, mais pour mon plaisir personnel. Seulement, si vous m’avez menti, je vous ferai exécuter sur-le-champ, vous et votre ami. J’en ai le pouvoir. Nous sommes bien d’accord ?

— Oui !

À ses yeux, déranger Talleyrand, c’était comme faire sauter d’un seul coup toutes les plaques des rues de Paris commémorant les victoires impériales. Il donna un ordre à un lieutenant qui fila aussitôt au pas de course. Margont ne possédait que des rudiments de russe. Il pensait avoir saisi ce que cet officier avait dit, mais... non... il devait avoir mal compris... forcément...

— Pouvez-vous me répéter en français ce que vous venez de dire à ce lieutenant ? demanda-t-il.

Le rictus du capitaine exprimait le dégoût.

— J’ai dit : « Allez trouver M. de Talleyrand et dites-lui de bien vouloir se présenter en personne à notre poste de garde pour une affaire de la plus haute gravité concernant le Tsar. C’est un certain major Margont qui le réclame. Essayez vraiment de faire en sorte que le chef du gouvernement français provisoire se déplace lui-même. »

— Le chef du gouvernement français provisoire ? Talleyrand ? répéta Margont.

— Oui. C’est très drôle, n’est-ce pas ?

Le chef de bataillon Lyzki revint enfin et rendit à Varencourt la lettre signée de Joseph. Son attitude était respectueuse.

— Votre ordre de mission est authentique, nous l’avons comparé avec d’autres documents émanant de Joseph Bonaparte qui sont en notre possession. Normalement, tout parlementaire impérial doit être reçu en même temps par des représentants de tous les pays belligérants...

— Cela va prendre des heures ! rétorqua Varencourt. Ma mission est des plus urgentes !

Lyzki l’interrompit de la main.

— Mais, dans votre cas précis, il s’agit d’une affaire personnelle, puisque le comte Kevlokine était un ami de longue date de notre Tsar. Donc Sa Majesté Impériale va vous recevoir. Si vous voulez bien me suivre...

— Oui, vous employez les mots justes. Il s’agit vraiment d’une affaire personnelle.

Le coeur de Margont bondit dans sa poitrine : Talleyrand arrivait ! Mais le visage du prince de Bénévent se décomposa en le reconnaissant. Un officier russe était venu lui dire avec insistance qu’il devait se rendre rue de Castiglione. « Une affaire des plus graves », « le Tsar », « un major en civil » voulait le voir, « lui personnellement »... Le capitaine de la Garde qui s’était adressé à lui tenait son message d’un officier, qui avait lui-même répété les propos d’un autre intermédiaire... Le nom de Margont et d’autres bribes du message initial avaient été perdus tout au long de cette chaîne verbale. Talleyrand n’avait rien compris. Il avait songé à un malentendu, ou alors un aliéné était venu semer le trouble à un poste de garde... Mais, puisque les Russes avaient insisté pour qu’il se déplace, il avait accepté, afin de ne pas envenimer plus encore ses rapports avec la garde rapprochée du Tsar.

Philosophe, le prince de Bénévent avait pris cela pour une petite humiliation supplémentaire que lui infligeaient les vainqueurs. Cela n’arrêtait pas. Certains officiers alliés le regardaient avec un mépris glacé ; des soldats le suivaient des yeux, narquois, comme on regarde un singe de foire qui se livre à un tour habile ; des conseillers avaient suggéré au Tsar de le chasser de cet hôtel particulier, où il était chez lui, tout de même... Oh, il avait l’habitude ! Quand on fait de la politique à son niveau... Napoléon l’avait traité de « merde dans un bas de soie », on le surnommait « le diable boiteux », le grand écrivain Chateaubriand avait lancé la formule suivante : « Quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique... » Il n’avait pas pensé un instant à associer le mot « major » au nom de Margont. Il était trop occupé à essayer de consolider sa position hautement précaire et à manoeuvrer pour obtenir que les Alliés décident de rétablir la monarchie française au profit de Louis XVIII, et non de Bernadotte ! Il avait réussi ce tour de force de convaincre une partie d’entre eux qu’il représentait la France, et avait promis à Alexandre qu’il obtiendrait dès le lendemain la confirmation par le Sénat de son titre de président du gouvernement français provisoire ! Le Tsar s’était enfermé dans le plus beau de ses salons pour tenir un nouveau conseil de guerre. Lui voulait profiter de chaque minute pour faire jouer ses relations, gagner le plus de sénateurs possible à sa cause... Et voilà qu’apparaissait ce Margont, ce fantôme du passé...

Talleyrand affichait l’expression d’une fille de joie qui verrait surgir inopinément son amant républicain de la veille et ce, le jour même de son mariage en grandes pompes avec le Tsar.

— Monsieur de Talleyrand, je crois que Charles de Varencourt ne veut pas assassiner Napoléon, mais le Tsar ! Il veut se...

Mais le prince de Bénévent avait tourné la tête vers le capitaine responsable du poste de garde.

— Je n’ai jamais vu cet homme.

L’officier avait bien voulu croire que Margont connaissait Talleyrand, le reste, c’était à voir... Margont, pensa-t-il, avait osé se moquer de lui et cela, il allait le lui faire payer ! Talleyrand s’en allait déjà.

— Mais vous signez mon arrêt de mort ! lui cria Margont.

Deux chasseurs l’empoignèrent avec brutalité, tandis que Lefine était pareillement maîtrisé.

— On va assassiner le Tsar ! hurla-t-il. Et on va l’assassiner chez vous ! Les Russes croiront que vous étiez complice !

Talleyrand se retourna.

— Un instant ! Je vais quand même écouter ce que cet individu a à dire. On ne sait jamais...

Varencourt traversa un couloir, un petit salon, un autre couloir... Des soldats de la Garde se mettaient au garde-à-vous sur le passage du chef de bataillon Lyzki, qui le précédait. Quatre fantassins fermaient la marche.

Ils arrivèrent dans une petite pièce décorée dans le style impérial, imprégnée de références gréco-romaines plus ou moins rigoureuses. Une porte à double battant était gardée par deux grenadiers du régiment Pavlo-vski, dont la coiffe était en forme de mitre. Varencourt calculait ses chances. Si Talleyrand se trouvait en présence du Tsar, il se précipiterait aussitôt sur Alexandre, misant sur l’effet de surprise et la rapidité. Si Talleyrand n’était pas dans la pièce, il prendrait le temps de se rapprocher le plus possible avant de s’élancer. Oh, mais Talleyrand ne serait pas là, il en était sûr ! Le Tsar le prenait pour un émissaire de Napoléon : il veillerait donc à le recevoir sans Talleyrand.

La porte s’ouvrit. Lyzki lui céda le passage et se retira.

Varencourt s’avança, salua, puis s’avança encore, jusqu’à ce qu’un général lui fasse signe de s’arrêter... Pas de Talleyrand !

Le Tsar s’était installé dans le grand salon, le salon de l’Aigle, en compagnie d’une vingtaine de personnes : Barclay de Tolly – le commandant en chef des armées russes –, des généraux de l’infanterie de ligne ou de la Garde – dont Langeron et Raïevski, bardés de décorations –, le général prince Repnine-Volkonski – aujourd’hui chef d’état-major du Tsar, il avait conduit la charge des chevaliers-gardes à la bataille d’Austerlitz, charge que Napoléon lui-même avait jugée admirable –, deux officiers écarlates des cosaques de la Garde, un colonel des dragons et un autre des cuirassiers, des aides de camp dont le colonel prince Orlov qui avait négocié la reddition de Paris...

Varencourt songeait à tous ces hauts personnages qui le fixaient, et dont il connaissait certains de réputation. Ah oui, vraiment, un Tsar de toutes les Russies ne pouvait pas se soucier de ses sujets un par un. Qu’avait-il à faire d’une certaine Ksenia de Varencourt, morte en septembre 1812 avec son enfant sur le point de naître ? Non ! Un Tsar vous parlait de la Sibérie à coloniser, de la Pologne qu’il voulait absorber, de la Norvège que les Alliés avaient prise aux Danois pro-français pour la donner aux Suédois, ce qui aidait ces derniers à accepter de céder définitivement la Finlande aux Russes, du problème posé par l’Empire autrichien... Les astronomes observent les planètes et les galaxies, ils ne perdent pas leur temps à compter les grains de poussière... Pourtant, un grain de poussière pouvait tuer un Tsar et anéantir Paris et ses six cent mille Parisiens... Tous ces « grands hommes » : de la paille pour son feu de joie ! À sa chère épouse, il allait offrir le plus gigantesque de tous les bûchers funéraires !

Le Tsar était assis dans un fauteuil, à dix pas de lui. Magnifique dans son uniforme blanc des chevaliers-gardes, le cordon bleu de l’ordre de Saint-André barrant sa poitrine constellée de médailles. Il s’était apprêté pour son triomphe. Dans cinquante ans, personne ne serait capable de citer ses trois prédécesseurs ni, probablement, ses trois successeurs. Mais tout le monde se souviendrait d’Alexandre Ier, le Tsar qui a vaincu Napoléon. Varencourt songea que le plus beau jour de la vie du Tsar serait aussi le dernier.

Il commença à parler. Le Tsar fronça les sourcils. Un aide de camp, qui se tenait aux côtés d’Alexandre, déclara :

— Parlez plus fort, major, on vous entend à peine !

Varencourt s’avança d’un pas, comme quelqu’un qui fait de son mieux pour se faire comprendre. Les quatre soldats derrière lui progressèrent pareillement. Son récit était volontairement compliqué, embrouillé, confus... Cependant, régulièrement, il livrait un élément véridique. L’assistance le surveillait, mais, en même temps, elle essayait de débrouiller les fils de ces explications complexes où il était question de Joseph, de Napoléon, de Talleyrand, des Épées du Roi, du feu...

— Nous vous entendons à peine, major... s’irrita le Tsar.

Varencourt porta sa main gauche à la gorge, tandis que la droite saisissait la broche abîmée retrouvée dans les décombres de sa maison moscovite. C’était un tricheur qui lui avait appris cela : une main attire le regard et détourne ainsi l’attention, tandis que l’autre s’empare d’une carte cachée dans la manche. Les officiers songèrent que ce Français avait été blessé à la gorge, ou avait inhalé de la fumée brûlante durant les combats, ou souffrait d’une angine, ce qui expliquait sa voix inaudible... Nul ne vit le bijou, ou, si quelqu’un le vit, il ne s’y intéressa pas. Varencourt avança encore d’un pas. L’aide de camp placé à la droite du Tsar eut un tic d’agacement. Il allait lui ordonner de reculer, mais Varencourt le prit de vitesse.

— Je connais le nom de l’assassin, mais je veux avoir la certitude que ma sécurité sera garantie par Votre Majesté Impériale !

Le Tsar fronça les sourcils. Qu’était-ce que cette histoire ? Qui était compromis ? Napoléon était-il l’instigateur de ce crime ou tentait-il une fois de plus de faire voler en éclats la coalition en faisant croire qu’un pays allié était à l’origine du meurtre du comte Kevlokine ? Cet homme s’efforçait d’expliquer quelque chose, mais il était si difficile à suivre... Varencourt progressa d’un pas de plus ; il mimait l’inquiétude, sa main gauche brandissait la lettre de Joseph ; il demandait au Tsar de bien vouloir s’engager, sur l’honneur et devant son état-major, à garantir sa protection s’il parlait. ... Il lui semblait que la broche palpitait, que c’était le coeur de son épouse qu’il tenait dans sa paume...

Margont, Lefine et Talleyrand pénétrèrent dans l’hôtel particulier. Margont ressemblait à un forcené. Il interpellait les fantassins, qui le regardaient avec colère. Le chef de bataillon Lyzki s’approcha de ce bruyant importun.

— Il faut avertir le Tsar ! lui lança Margont.

— Ne criez pas, monsieur. Qui êtes-vous ?

— Je suis le major Margont. Écoutez-moi, un homme...

Lyzki éclata d’un ricanement nerveux.

— Le major Margont ? Mais je viens de l’introduire auprès de Sa Majesté Impériale...

Talleyrand fut saisi de panique.

— Je vous certifie qu’il s’agit du véritable major Margont !

Déjà, Lyzki avait pivoté sur lui-même et s’élançait dans les escaliers en hurlant en russe : « Protégez le Tsar ! » des soldats se ruaient au pas de course à sa suite ; Talleyrand, qui n’allait pas assez vite, fut bousculé et propulsé contre un mur par un grenadier ; à l’étage, des soldats reprenaient le cri d’alerte de Lyzki tout en se mettant eux-mêmes à courir ; un fantassin empoigna son fusil à deux mains à l’horizontale et s’en servit pour plaquer de toutes ses forces Margont contre une porte pour l’empêcher de progresser plus avant...

Le vacarme dans les couloirs parvint jusqu’au grand salon. Des cris au milieu desquels on distinguait tel ou tel mot : « Tsar », « danger »... Mais les officiers présents pensaient à une menace extérieure... Napoléon osait-il attaquer Paris pour les déloger ? Un soulèvement populaire ? Une deuxième Révolution ? L’attaque désespérée de quelques soldats impériaux demeurés dans la capitale ? Varencourt, lui, comprit qu’on l’avait percé à jour. C’était un tout petit peu trop tôt, il lui aurait fallu encore avancer de deux pas... Tant pis ! Les deux battants s’ouvrirent à la volée et il profita de la confusion pour s’élancer droit sur Alexandre. L’aide de camp ne l’avait jamais perdu de vue et se précipita à sa rencontre pour lui barrer le passage.

Le Tsar n’y comprenait rien. Avilovich avait empoigné ce Français qui essayait de courir vers lui. Mais, pour une raison inexplicable, son aide de camp eut une sorte de frisson et s’effondra... Un garde qui talonnait Varencourt parvint à le saisir par le bras, cependant lui aussi bascula en arrière, comme s’il perdait connaissance... Des généraux réagissaient en dégainant leurs sabres, mais un cosaque rouge, plus leste, ne perdit pas de temps et sauta à mains nues sur l’assaillant en le ceinturant avant de lâcher prise et de tomber au sol comme les autres... Varencourt cria : « Ksenia ! » et se jeta sur le Tsar, lui plongeant l’aiguille de la broche dans la cuisse. Une baïonnette lui traversa l’épaule ; il reçut un violent coup de crosse sur la nuque et des gardes se mirent à rouer de coups de pied son corps inanimé.

Pétrifié de surprise et d’effroi, le Tsar contemplait cette broche abîmée, un peu noircie par de la crasse ou plutôt de la suie, plantée dans sa cuisse. Il l’extirpa d’un geste, comme on chasse la guêpe qui vient de vous piquer. Rien ne se passa. L’aiguille avait épuisé tout son poison.

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