Le soir même, par l’intermédiaire de Lefine, Jean-Quenin Brémond fit savoir à Margont qu’il devait le voir le plus vite possible. Ce dernier s’irrita de cette demande, mais s’y conforma. Il quitta l’imprimerie et, après bien des précautions, se rendit devant l’église Saint-Gervais, où Jean-Quenin lui avait donné rendez-vous. Le médecin-major était en civil, ce qui était rare. Margont apprécia cette mesure de prudence.
— Que se passe-t-il, Jean-Quenin ?
Celui-ci était agité, excité... C’était la première fois de sa vie que Margont le voyait dans cet état ! Jean-Quenin – qui maîtrisait habituellement si bien ses émotions, même quand il amputait sur les champs de bataille – semblait en proie à une fièvre maligne qui mettait son sang en ébullition.
— Quentin, je sais ce qui a tué le comte Kevlokine. Durant l’autopsie, j’ai fait semblant de ne rien comprendre pour cacher ma découverte à l’inspecteur Sausson, puisque tu souhaites le tenir à l’écart de ton enquête... Je n’ai trouvé aucune trace de poison dans les restes de nourriture, le verre et les tasses trouvés chez les Gunans, alors ce policier ne se doute de rien. C’est... C’est...
Margont était fier de sa capacité à conserver son sang-froid, mais il considérait que Jean-Quenin le surclassait dans ce domaine. En contemplant son ami dans cet état, il avait l’impression de voir une montagne trembler.
— Quentin, le comte Kevlokine est mort asphyxié. Mais on ne l’a pas étranglé : aucune marque au niveau du cou, le larynx est indemne. Ce n’est pas non plus dû au bâillon : il aurait mordu le tissu, j’aurais retrouvé des fils dans sa bouche, son visage aurait exprimé la souffrance, la terreur... Le coeur est en parfait état. Ce n’est pas une apoplexie. Il n’y a aucune phlyctène sur les bras, la cavité buccale et la trachée sont saines, inaltérées, donc, ici aussi, les brûlures ont été infligées post-mortem. Cela aussi, je l’ai caché à l’inspecteur Sausson, qui ne connaît rien à la médecine. Bref, un vrai mystère ! Je croyais que j’allais devenir fou. J’étais comme un mathématicien qui découvre une addition particulière dans laquelle un plus un ne semblent pas faire deux. Tu comprends ?
— Oh oui...
— Dans ces cas-là, quand je suis perdu, j’ai une méthode. Je reprends tout depuis le début, je retourne aux sources. Donc j’ai recommencé l’autopsie, alors que l’abdomen et la cage thoracique étaient déjà ouverts, que j’avais extirpé le coeur, le foie...
— Merci, Jean-Quenin ! Je préfère que tu ne me précises pas ce genre de choses, sauf si c’est indispensable pour la compréhension de ce que tu veux m’expliquer.
— Bref, on commence une autopsie en observant le corps. Or, comme tu le devines, le surmenage fait que les médecins bâclent souvent cette étape. Donc je me mets à examiner le corps. Et voilà que je découvre une trace de piqûre dans le cou. Elle n’a pas été causée par un insecte, il n’y a pas d’inflammation locale, pas de bouton... Non, juste un point sanglant. Une piqûre d’aiguille. Asphyxie apparemment inexplicable et si subite que la victime n‘a pas eu le temps de souffrir – au vu de ses traits sereins –, aucune lésion visible des organes, piqûre d’aiguille : mort par empoisonnement au curare !
— Pardon ? Je n’ai jamais entendu parler de ce ... curare. Et quel rapport avec une piqûre ?
— C’est un poison originaire d’Amérique du Sud. Les Indiens d’Amazonie l’utilisent beaucoup pour chasser.
— L’Amazonie ?
— Écoute-moi ! Il existe de nombreuses variantes de ce poison. Chaque tribu amazonienne a sa propre recette et utilise des dizaines de produits différents : plantes, chenilles, insectes, serpents, crapauds vénéneux, divers autres poisons... On devrait donc plutôt parler des curares. Ce sont des produits encore très mystérieux. Ce que tu dois savoir, c’est qu’une seule goutte de ce poison tue en quelques secondes. Il suffit d’enduire une aiguille de curare, de te piquer et tu es perdu ! Il n’existe aucun antidote ; la mort est inéluctable. Ce produit paralyse les muscles – on ignore comment – et le décès survient par asphyxie, en raison de la paralysie des muscles respiratoires.
— Un poison qui agit par le sang ?
Passionné d’histoire, Margont avait lu des récits de conquistadores et de soldats portugais qui évoquaient la mort de certains des leurs, parfois en quelques instants, à la suite de blessures pourtant minimes causées par des flèches ou des fléchettes de sarbacanes. Mais ici, on était à Paris, pas en Amazonie.
— Comment sais-tu tout cela, Jean-Quenin ? Es-tu sûr de ce que tu affirmes ? Si jamais tu te tromp...
— Je suis catégorique ! J’ai toujours voulu faire de la recherche médicale alors je me tiens informé de tout dans ce domaine. Parce qu’il y a la guerre, je consacre mon temps aux blessés et à aider mes amis. Mais, quand il y aura enfin la paix, je me lancerai dans la recherche ! Tu vois, Quentin, tu me parles souvent de ce journal que tu aimerais tant fonder. Eh bien voici quel est mon rêve : continuer à soigner tout en faisant de la recherche. Il se trouve que la France est l’un des pays les plus avancés dans le domaine de la pharmacologie, une jeune science qui étudie les propriétés des substances chimiques dans le but de découvrir de nouveaux remèdes et de mieux comprendre la physiologie, le fonctionnement du corps humain. Peut-être as-tu entendu parler de Magendie ? C’est un maître dans ce domaine, il est même meilleur que les Anglais, qui avancent aussi dans cette voie avec brio ! J’ai l’honneur de le connaître, car la recherche française est un petit monde. C’est lui qui m’a parlé du curare, voici quelques années. Magendie prône la recherche expérimentale : partir non pas de théories plus ou moins étayées, mais d’expériences concrètes. Or le curare a une action si spectaculaire sur le corps humain que celui qui en comprendra le mode d’action est assuré de faire une découverte majeure. Des médecins parisiens paieraient une fortune pour s’en procurer ! Une fortune !
Jean-Quenin posa ses mains sur les épaules de son ami. Il était pourtant peu démonstratif, habituellement. Le curare ne faisait pas que paralyser, il rendait également fous les chercheurs...
— Quentin, tu fais souvent appel à moi et je ne t’ai jamais rien réclamé en échange. Eh bien, aujourd’hui, je te demande quelque chose ! Je souhaite que tu me donnes ce curare si tu parviens à mettre la main dessus.
— Moi, c’est surtout sur son utilisateur que je voudrais mettre la main... J’accepte. Si je réuss...
Jean-Quenin lui serra la main de toutes ses forces.
— Merci, Quentin !
— Attends... Comment du curare est-il arrivé à Paris ?
— Apparemment, ce poison ne se conserve que quelques mois. Le problème, c’est que le Brésil est une vice-royauté du Portugal, avec lequel nous sommes en guerre depuis plusieurs années. Avec tous ces conflits, les substances exotiques circulent mal. Les chercheurs anglais risquent de damer le pion aux Français, puisque eux sont alliés aux Portugais, ce qui leur permet d’obtenir ce produit bien plus facilement que nous.
C’était une façon ô combien réductrice de considérer cette guerre généralisée. Jean-Quenin, si philanthrope en temps normal, manifestait un égoïsme déroutant.
— Des Parisiens membres d’un groupe royaliste pourraient-ils s’en procurer auprès des Alliés ? se demanda Margont à haute voix.
S’ils avaient la crédibilité et l’argent nécessaires, cela pouvait s’envisager... Il ajouta aussitôt :
— Entre le moment où ils ont voulu du curare et le moment où ils l’ont obtenu, il a dû s’écouler des mois ! Entrer en contact avec un agent allié, obtenir de lui qu’il soutienne leur projet, puis convaincre les Portugais, que l’un de leurs navires aille au Brésil – cela, encore, c’est fréquent : en 1807, le prince régent de Portugal a fui devant nos armées et s’est installé à Rio avec sa cour – et qu’il revienne avec ce curare que l’on est allé acquérir auprès des tribus amazoniennes...
Si Jean-Quenin avait raison, les Épées du Roi préparaient leur plan depuis bien plus longtemps que Margont ne l’avait imaginé... En outre, l’hypothèse d’un assassin isolé s’éloignait. Pour monter une telle opération, il fallait le soutien de toute une organisation.
— Mais alors, l’assassin est certainement un médecin ! s’exclama Margont.
Jean-Quenin réagit avec un temps de retard, puis rougit. Il n’avait même pas songé à cette évidence.
— C’est très probable. Un médecin, ou un grand voyageur qui connaît bien l’Amérique du Sud.
— Ou encore un aristocrate français qui se serait réfugié au Portugal, puis aurait suivi la Cour à Rio. Tu m’as tout dit ?
— Oui.
Margont le remercia et abandonna son ami. Jean-Quenin erra un moment dans Paris, pour retrouver son calme. Mais ses rêves de grandeur ne le lâchaient pas et son imagination dansait comme un feu follet riant au-dessus du marais de la raison. Margont ne l’avait pas compris... Ce n’était pas par orgueil qu’il voulait absolument faire une découverte ! Toute sa vie, il avait eu l’impression de ne pas en faire assez pour ses malades. Aujourd’hui lui apparaissait l’éventualité, ténue, mais réelle, de faire faire un immense bond en avant à la médecine. Il y avait tant de gens qu’il n’avait pas pu sauver et tous ces fantômes l’accompagnaient partout – partout ! –, formant un monstrueux cortège qui grandissait avec les années. S’il parvenait à percer le secret du curare, alors il apaiserait ces âmes en peine qui tournoyaient autour de lui. Comme tout médecin, il rêvait de pouvoir se dire un jour : « Oui, dans ma vie, j’ai fait plus de bien que de mal. »