Les doigts tachés, des feuilles plein les mains, Margont rayonnait. Autour de lui, on s’activait, compositeurs et imprimeurs le frôlaient à grandes enjambées. Ah ! Le joyeux bourdonnement de cette ruche dont le miel était de l’encre ! On avait reçu plusieurs commandes qu’il fallait honorer le plus vite possible. Des restaurants changeaient leur menu. En 1800, à la veille de la bataille de Marengo, Napoléon – à l’époque Bonaparte – avait mangé un plat succulent : du poulet agrémenté d’une sauce aux écrevisses, à la tomate, à l’ail et aux petits oignons. Après la bataille, cette recette avait été rebaptisée « poulet Marengo » et connaissait encore aujourd’hui un grand succès. C’était à croire qu’à la saveur de la sauce se mêlait celle de l’aura de cette victoire. Immanquablement, aujourd’hui, un aubergiste annonçait un « boeuf à la Olsuviev ». Certes, quelques semaines auparavant, à la bataille de Champaubert, Napoléon avait pulvérisé la petite armée d’élite du général Olsuviev, inaugurant une étonnante série de victoires. Mais Margont savait que des dizaines d’autres Osulviev suivaient...
Margont suggérait une typographie inhabituelle pour une invitation à un bal, relisait les épreuves... Il s’imaginait encore et toujours imprimant son journal. Ses doigts manipulaient les lettres en plomb avec une aisance de virtuose. Ils composaient des phrases, ses pensées s’en figuraient d’autres qui comportaient le mot « liberté ». À ce double discours s’en mêlait un troisième, royaliste celui-là. Ironie des ironies, Margont essayait de trouver les affiches les plus convaincantes possibles en faveur de la Restauration. Plus il brillerait dans ce domaine, plus il gagnerait la confiance des Épées du Roi. Mais cette arme était à double tranchant. Et si ces derniers, enthousiastes, révélaient ses discours à d’autres groupes royalistes ? Et si Paris s’en retrouvait tapissé ?
Mathurin Jelent croisait le chemin de Margont, lui annonçait des commandes, contrôlait les comptes avec lui... Lui savait que Margont jouait un rôle, mais jamais son visage ne le trahissait. Son naturel était désarmant.
Un gamin des rues fit irruption dans l’imprimerie. Famélique, fier et agressif, il ressemblait à un coquelet trônant sur des ruines. Un employé s’empara d’une barre métallique, souvenir d’une vieille presse devenue inutilisable, et la posa sur son épaule. Des bandes d’enfants à la dérive écumaient la capitale, terrorisant les passants...
— M’sieur de Langés, vot’ami Fernand veut vous voir, vu qu’il a vite besoin d’argent. Sinon, y en a qui vont l’envoyer nager dans la Seine...
Margont lui emboîta le pas, saisissant au vol manteau et chapeau. Le garçon le conduisit dans une petite rue du faubourg Saint-Germain, où se trouvait Lefine, qui le gratifia d’une pièce.
— Que se passe-t-il ? interrogea Margont.
Cette histoire de dette était un code à utiliser en cas d’urgence. Lefine lui expliqua qu’ils se trouvaient juste à côté de chez Catherine de Saltonges. Il s’agissait de la demeure de ses parents, qui s’étaient retirés à la campagne pour fuir le scandale lié au divorce de leur fille.
Autrefois l’un des hauts lieux de la noblesse, Saint-Germain avait connu bien des vicissitudes. De nombreux propriétaires avaient émigré pour fuir la Révolution, abandonnant leurs hôtels particuliers qui avaient été saisis, déclarés biens nationaux puis revendus. Ici coexistaient donc des populations diverses : aristocrates, républicains enrichis par le tourbillon d’événements des dernières années, hauts personnages de l’Empire – le maréchal Davout, le prince Eugène de Beauharnais, Cambacérès... ― et armées de fonctionnaires qui travaillaient dans les ministères de la Guerre, de l’Intérieur, des Cultes, des Relations extérieures... Tout cela composait une étonnante mosaïque blanc royaliste, bleu républicain et doré impérial.
Désignant l’enfant, Lefine annonça :
— Je vous présente Michel. C’est son frère et lui que j’ai chargés de surveiller Catherine de Saltonges.
Margont n’en revenait pas.
— Lui, c’est l’un de ces hommes de confiance auxquels tu fais appel ?
— Oui ! Quand on a peur d’être suivi, on se retourne et on cherche du regard un individu à l’air suspect. Mais qui remarque un garnement, mendiant qui plus est ? Michel, raconte ce que tu as vu.
— Cette femme, elle fait des choses bizarres... Elle arrête pas de pleurer depuis hier. Ce matin, deux fois, elle est sortie, seule, elle a fait quelques pas dans la rue, elle s’est mise à pleurer, elle a changé d’avis et elle est rentrée chez elle.
Si, dans l’imprimerie, il s’était comporté en parfait enfant des rues, il s’exprimait mieux maintenant. Il jubilait de berner son monde. De la graine de Lefine !
— La troisième fois, elle est allée rue de la Garance. C’est dans le faubourg Saint-Antoine. Elle essayait qu’on la suive pas, mais moi j’étais toujours là. Et facile, encore ! Une femme lui a ouvert. Votre dame y est restée une heure, je dirais. Puis elle est ressortie en pleurant, et toute blanche ! On aurait dit que c’était qu’elle allait monter à l’échafaud. Elle est rentrée chez elle y a quatre ou cinq heures... J’ai hésité, puis j’ai averti Fernand...
— Tu as eu raison. Qu’est-ce qu’elle est allée faire dans ce quartier ? Bon, Fernand, tu restes ici, au cas où elle sortirait une nouvelle fois. Toi, Michel, tu vas me conduire chez cette personne qu’elle est allée voir.
— C’est risqué... intervint Lefine.
Il n’osait pas en dire plus devant Michel, qui semblait regarder distraitement ailleurs, signe qu’il brûlait d’en apprendre plus. Margont avait déjà pesé le pour et le contre. Certes, en agissant ainsi, la femme qu’il allait rencontrer risquait de signaler sa visite à Catherine de Saltonges. Mais alors, il pourrait toujours prétendre qu’il se renseignait sur les autres membres du groupe, comme eux-mêmes devaient essayer de se renseigner sur lui. Son enquête ne progressait pas aussi vite que la situation militaire, le manque de temps l’obligeait à agir, quitte à abaisser légèrement sa garde.
— Allons-y, Michel, trancha-t-il.