Margont patientait sous les arcades de la rue de Rivoli. En 1801, Napoléon Bonaparte avait décidé de faire percer une longue et large voie sur un axe est-ouest. Celle-ci longeait, entre autres, le Louvre et le palais des Tuileries. Il s’agissait en fait de tout un projet d’urbanisme : édification d’habitations de qualité à toiture en carène, réalisation d’un égout, pavement de la rue... Ainsi était née la rue de Rivoli. Mais personne ne se décidait à acheter un logement dans ces bâtiments tous identiques et alignés comme des soldats de pierre attendant d’être passés en revue par l’Empereur. Il était très humiliant pour Napoléon de constater que les Parisiens ne voulaient pas de sa magnifique rue de Rivoli. Pour tenter de résoudre ce problème, le gouvernement impérial offrait maintenant trente ans d’exemption d’impôts à tout acheteur. Mais rien à faire, Rivoli demeurait vide... Lefine avait essayé de convaincre Margont de mettre leurs maigres économies en commun pour y acquérir un logement, car lui était persuadé que cet emplacement prendrait un jour de la valeur. Margont avait bien sûr refusé. Franchement, qui voudrait laisser à ses enfants un héritage aussi misérable qu’un appartement rue de Rivoli ?
Il aperçut Charles de Varencourt, auquel il avait donné rendez-vous par l’intermédiaire d’une femme qui mendiait dans la rue, et lui fit signe. Décomposé, celui-ci ressemblait à un navire en perdition. On avait de la peine à le reconnaître. Il essuyait souvent son visage, que recouvrait aussitôt une nouvelle pellicule de sueur. Il darda un regard noir sur Margont.
— Vous voulez notre mort ? Pourquoi m’avez-vous convoqué ? Ah, je n’aurais jamais dû venir. Je vous accorde cinq minutes.
— C’est moi qui décide, pas vous. Si vous n’étiez pas venu, je serais allé moi-même taper à votre porte jusqu’à ce que vous m’ouvriez !
Varencourt haletait, cerf traqué qui entend les aboiements et le son des cors se rapprocher.
— Ah ! Voilà pourquoi on vous a confié cette enquête ! C’est que vous n’avez aucune conscience du danger ! Vous l’ignorez, mais vous êtes un mort ambulant.
Tout en parlant à voix basse, il entraînait Margont à l’écart, alors que, comme d’ordinaire, il y avait peu de passants.
— Les Alliés marchent sur Paris ! Alors les royalistes ne connaissent plus de limites. C’est à qui ira le plus loin, qui frappera le plus fort. On se croirait dans un chenil dont les cages sont en train de céder sous les coups de tête.
Margont le scrutait. Il parla avec ironie :
— Cela fait un moment déjà que la situation est critique. Y aurait-il une autre raison qui expliquerait votre panique ?
Varencourt pâlit plus encore. On eût dit un bonhomme de neige fondant sous le soleil.
— Finalement, vous faites bien de ne pas jouer aux cartes. Parce que, quand vous avez perdu, vous ne savez pas le reconnaître à temps. Quand j’ai une mauvaise main, je me retire du tour. Or, dans la situation présente, je tire des cartes de plus en plus défavorables et vous m’obligez à poursuivre et à augmenter les mises. Quand je suis allé trouver la police, je croyais que l’Empereur écraserait les Alliés, comme d’habitude. Je n’avais pas prévu qu’ils arriveraient jusqu’ici. J’ai misé sur le pique, et voilà que survient une avalanche de carreaux et de coeur. Si les Alliés l’emportent, ils feront main basse sur ces millions de feuilles qu’a accumulées l’Empire : dossiers, rapports, comptes rendus... De toute l’histoire de l’humanité, on n’a jamais vu bureaucratie aussi tatillonne et monstrueuse. Ils étudieront tout, scrupuleusement, et nous finirons par être démasqués. Au lieu de parler avec vous, je devrais être en train de m’embarquer sur le premier navire.
— Un grand joueur comme vous ne se laisserait pas démonter aussi facilement. Vous me cachez quelque chose.
— Comment savez-vous que j’aime jouer à ce point ?
— Vous éludez ma question.
— Le comité directeur se réunit ce soir. J’ignore encore où. Ils viendront probablement vous chercher. Vous ne devriez pas y aller. Disparaissez, voilà le meilleur conseil que je puisse vous donner.
— Eh bien moi, le meilleur conseil que je vous donne, c’est de ne pas disparaître, vous. Parce que si cela se produisait, la police aurait tôt fait de vous faire réapparaître. Saviez-vous que les Épées du Roi étaient en contact avec le comte Kevlokine ?
— Avec qui ?
Varencourt fronçait les sourcils. Margont eut envie de l’agripper par le col et de le secouer en tous sens.
— Arrêtez de me prendre pour un imbécile ! Vous savez fort bien de qui je parle.
— Vous vous obstinez à ne pas vouloir comprendre ? Nous avons tout misé sur le perdant !
Margont ne parlait pas la même langue que Varencourt. Pire, leurs esprits n’étaient même pas composés de la même matière : le sien était abstrait, impalpable comme les idées, tandis que celui de Charles de Varencourt, tout en rouages et en engrenages, ressemblait à la machine à calculer de Pascal.
— Je vais formuler ma question différemment, reprit Margont. Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé du comte Kevlokine ?
— Parce qu’il y a des limites à ne pas franchir !
Le visage de Varencourt se modifia. Il exprimait maintenant plus la résolution que la peur.
— Ce sujet-là leur tenait trop à coeur. Le groupe évoquait souvent la nécessité d’arriver à se mettre en relation avec le principal agent du Tsar. On en parlait justement parce que l’on ignorait comment le contacter. Et tout à coup, quelques semaines avant votre admission, ce sujet a disparu des conversations. Hop !
Il avait claqué des mains, comme un pitre de foire.
— Par contre, le vicomte de Leaume connut alors ce que j’appellerais une flambée de toute-puissance. Notre groupe était «le fer de lance du combat contre le tyran », nous allions « prendre l’ennemi en tenaille »... J’ai pensé qu’il avait enfin réussi à contacter ce Kevlokine. Je songeai qu’un pas important avait été accompli et notai avec amertume que l’on me tenait à l’écart de cette heureuse nouvelle. J’ai beau être un traître, j’ai ma susceptibilité. Un soir – une dizaine de jours avant notre rencontre –, je lançai donc, l’air de rien : « Je suis convaincu que nous rendons de grands services à la cause de la Restauration. Malheureusement, nos mérites ne parviendront jamais à l’oreille de Sa Majesté. »
Il grinça des dents.
— Ah, si vous aviez vu leurs regards ! Rien que d’en parler, je les revois s’adressant des coups d’oeil. Cela, ils me le paieront ! Il y a des jours où être un traître et poignarder les gens dans le dos vous apporte des satisfactions autres que purement financières. Je crois que tous savaient sauf moi ! Ce fut le baron de Nolant qui se prit dans mon filet. N’ayant pas prêté attention aux regards des autres et étant lancé dans le vif de la conversation, il me répondit : « Le Tsar informera Sa Majesté. » « Où en sommes-nous, du côté des recrutements ? » intervint Jean-Baptiste de Châtel. Et la conversation s’en alla dans cette nouvelle direction. Un peu trop rapidement et de manière décousue.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas raconté tout cela ?
— Parce que c’est un sujet trop dangereux ! Ils devaient préparer un plan dans lequel ce Kevlokine jouait un rôle.
Margont s’obligeait à demeurer calme. Varencourt ressemblait au Moniteur ou au Journal de Paris : le vrai s’y mélangeait aux mensonges. C’était tout un art que de rayer le faux et de remettre les phrases dans le bon sens. Mais, en étant attentif, en repérant les contradictions et en éliminant les invraisemblances, on pouvait y parvenir. De ces pépites, une fois qu’on les avait débarrassées des scories, on obtenait de la poussière d’or de vérité.
— Donc, en somme, résuma Margont, vous nous avez parlé de tout sauf du plus important.
Varencourt leva l’index, avocat de sa propre cause perdue.
— Pas exactement. Je dirais plutôt que tout est lié. Les affiches, le comte Kevlokine, la rébellion, l’assassinat du colonel Berle... Par contre, j’ignore qui a tué l’agent du Tsar. Mais, depuis ce meurtre, ils ont changé...
Varencourt s’interrompit, prenant conscience qu’il avait trop parlé.
— Donc vous êtes au courant ! Comment le groupe a-t-il su que Kevlokine avait été assassiné ? le pressa Margont.
— Honoré de Nolant connaît du monde... Il a des informateurs... J’ignore qui... Mais Leaume m’a révélé ce matin que le comte avait été tué. Il ne m’en a pas dit plus.
— Il est venu chez vous ?
— Non. J’étais en train de jouer dans une auberge que j’affectionne. Le vicomte de Leaume est arrivé à l’improviste et m’a invité à une «promenade ». J’ai eu droit à de multiples questions à votre sujet. Il m’a redemandé où nous nous étions rencontrés, quand, comment, par l’intermédiaire de qui, pourquoi. Heureusement, j’avais bien appris la leçon. Pourtant, depuis peu, il avait l’air de commencer à vous accepter. Puis il m’a annoncé la mort de Kevlokine. C’est cet événement qui a changé la donne. Ça et l’arrivée des Alliés.
Ils avaient fait quelques pas et s’arrêtèrent au niveau du jardin des Tuileries, qu’une grille élégante séparait de la rue de Rivoli et qui retentissait de cris de joie. Des couples de soldats et de belles s’y promenaient, riaient, échangeaient des promesses ; des attelages somptueux passaient au petit trop ; tout juste arrivés à Paris, des dragons d’Espagne – ces combattants d’élite que la guérilla espagnole elle-même craignait et surnommait les cabezas de oro, les « têtes d’or », en raison de leurs casques en cuivre doré – étaient les héros du jour... Ceux qui croyaient en la victoire venaient se montrer sous les fenêtres du palais des Tuileries, où siégeait le gouvernement impérial, raillant les « peureux » et affichant leurs convictions. Spectacle étrange... C’était comme si, ici, le temps s’était arrêté. On était fin mars 1814, excepté aux Tuileries, où brillait tous les jours le soleil d’Austerlitz.
Margont demeurait silencieux. Il ignorait si Louis de Leaume avait appris que l’on avait retrouvé l’emblème des Épées du Roi sur la dépouille du comte Kevlokine. Seulement, poser directement la question à Varencourt, c’était courir le risque de lui révéler des informations qu’il ignorait.
— La suite ! finit-il par dire.
— Je ne sais rien de plus ! Vraiment, je vous le jure !
— Soupçonne-t-il l’un des membres de son groupe ?
— Mais pourquoi dites-vous cela ? Cela n’a pas de sens... On ne tire pas sur son propre camp !
— Vous le faites bien, vous !
Varencourt se froissa de cette remarque.
— Je crois vraiment que vous devriez disparaître... conseilla-t-il à Margont. Mais après la rencontre de ce soir ! Si vous fuyez maintenant, ils se rendront compte de votre absence dès la fin de la journée. Alors tous les soupçons se porteront sur vous avant de ricocher sur moi, puisque c’est moi qui vous ai introduit. Tandis que si vous filez après la réunion – et moi de même –, il leur faudra plus de temps pour s’en apercevoir et nous pourrons mettre une plus grande distance entre eux et nous. Oui, en y réfléchissant bien, c’est ainsi qu’il faut procéder...
Il faillit empoigner Margont par le bras, mais se ravisa.
— Faites ce que vous voulez, bougre d’entêté. Je ne vous demande qu’une seule chose : quand vous déciderez de disparaître, avertissez-moi ! Ou vous aurez ma mort sur la conscience. Or vous en avez une, de conscience, et une belle. Jurez-moi que vous me ferez alerter si vous vous retirez du jeu !
— Si un tel cas de figure se produit, j’essaierai de vous avertir.
Son interlocuteur ne paraissait guère soulagé. Quelque chose semblait lui avoir fait perdre son sang-froid. Or c’était un joueur expérimenté et doué. Ses explications ne suffisaient pas à justifier un tel trouble chez lui. Et sa peur avait quelque chose de théâtral. Lorsqu’il avait failli empoigner Margont, sa façon de bafouiller par moments, ses suppliques... Était-il aussi effrayé qu’il voulait le paraître ? Ou cette peur était-elle un voile destiné à dissimuler son véritable état d’esprit ? Plus on était franc avec Charles de Varencourt, plus il semblait vous mentir.
— Où étiez-vous la nuit où Châtel, Leaume et Nolant ont fait irruption chez moi pour m’obliger à utiliser mon imprimerie ?
— Je ne sais rien de tout cela...
— Quelqu’un a inspecté mon logement, le soir même de ma première rencontre avec eux.
— Ce n’est pas étonnant... Une précaution bien inutile, d’ailleurs. Qui serait assez bête pour laisser des choses compromettantes chez lui ? Nous sommes fouillés, suivis, surveillés... Par les autres et par les nôtres ! On apprend à vivre avec...
— Qui est l’amant de Catherine de Saltonges ?
Varencourt rougit. Sa bouche s’ouvrit, mais il se trouva incapable de répondre. Il suffoquait, plutôt. On aurait dit un goujon brusquement tiré hors de l’eau par un hameçon et jeté sur la grève.
— Je ne... me mêle pas de ce genre de choses...
Il était vraiment mal à l’aise. Était-il amoureux de cette femme ?
— Laissez-la donc en dehors de toutes ces histoires, finit-il pas dire. Elle a déjà vécu bien assez de drames comme cela, ne croyez-vous pas ?
Se ressaisissant, il plongea ses yeux droit dans ceux de Margont.
— Puisque vous soulevez les robes, soulevons-les. Toutes les robes ! Vous devez savoir que Jean-Baptiste de Châtel a été confronté au tribunal de l’Inquisition espagnole. Ce n’était pas seulement en raison de ses hérésies, de ses violations du dogme de l’Église catholique romaine. Il était également fait mention d’actes de sodomie. Cela, c’est Louis de Leaume qui me l’a appris, un jour où Châtel l’avait une fois de plus contredit devant tous et se comportait comme si c’était lui le chef de notre groupe. Leaume s’est exclamé : « Faut-il que vous ne m’aimiez pas ! À moins que vous ne m’aimiez trop, justement ? L’Inquisition n’a-t-elle donc pas réussi à vous dissuader de poursuivre dans cette voie ? » Plus tard, quand je l’ai interrogé à ce sujet, le vicomte de Leaume m’a raconté que Jean-Baptiste de Châtel avait eu une liaison avec un moine de l’abbaye d’Aljanfe. En décembre 1812, Châtel tenta d’intégrer les Chevaliers de la Foi. Mais un associé de charité – ce groupe désigne ainsi ses membres du premier degré – était au courant de cette histoire, parce qu’il avait émigré à Madrid par le passé. L’homme la révéla et Châtel ne fut pas accepté dans leur ordre secret. Lorsque Châtel voulut rejoindre les Épées du Roi, les Chevaliers de la Foi informèrent le vicomte de Leaume de cette affaire. Mais il accepta néanmoins Châtel. Si bien qu’au début, ils s’entendaient à merveille, même si, aujourd’hui, cela paraît difficile à croire. Mais, depuis cette allusion du vicomte aux moeurs de Châtel, ils se haïssent. Maintenant que vous savez tout cela, votre enquête s’en trouve-t-elle plus avancée ?
« Oh oui ! » songea Margont. Il suspectait déjà un autre motif au conflit entre Leaume et Châtel, en sus de la rivalité pour le pouvoir. Cette manière qu’avait Jean-Baptiste de Châtel de fixer Louis de Leaume, si sûr de lui, si intrépide... Pourquoi Louis de Leaume, se dit Margont, n’aurait-il pas raison : Jean-Baptiste de Châtel était peut-être attiré par lui et son acharnement contre lui pouvait provenir d’un dépit amoureux. Il nota aussi que Charles de Varencourt avait éludé sa question concernant Catherine de Saltonges. Varencourt avait brandi cette nouvelle information au moment où Margont le serrait de près. Tels les Mongols au Moyen Âge, il prenait soin de ne jamais vider entièrement ses carquois. Ainsi, quand il était menacé, il lui restait toujours quelques flèches à décocher à bout portant... Margont décida de se rapprocher plus encore.
— Vous ne savez donc pas qui est le père de l’enfant que portait Mlle de Saltonges.
— Un enfant ? Pourquoi portait ?
Il détourna la tête, ayant visiblement deviné la réponse à la deuxième question. Quand il reprit la parole, il était au bord des larmes.
— Vous êtes un enquêteur doué. Je croyais avoir toujours une longueur d’avance sur vous. Mais vous m’avez distancé sans même que je m’en rende compte.
Une nouvelle fois, il tentait de faire dévier la conversation. Mlle de Saltonges constituait le seul sujet qui le mettait dans l’incapacité de parler. Il se tut et son regard se perdit dans le vague. Il était amoureux de cette femme. Margont répéta ses questions. En vain. Quand il le saisit par la manche pour le tirer de sa torpeur, Varencourt le regarda avec surprise, comme s’il était pris à partie par un inconnu.
— Faites donc ce que vous voulez... murmura-t-il.
— La rébellion armée, les assassinats... Maintenant, parlez-moi du troisième plan.
Varencourt plongea son regard dans le sien. Le masque de la peur était tombé et dans ses yeux dansait la souffrance.
— Ah oui, le troisième plan... Vous avez deviné cela aussi... Ah, Joseph n’est pas si maladroit que cela, après tout, pour avoir trouvé un limier tel que vous ! Oui, le troisième plan... Ils en ont un, en effet. Je n’en sais pas plus et, après tout, finalement, je m’en moque ! Nul doute que vous allez finir par apprendre ce dont il s’agit. Vous décelez tout tandis que, moi, je ne suis qu’un pauvre aveugle !
Les larmes noyaient ses yeux. Mais au fond de ces lacs salés continuait à briller une lueur de rage désespérée. Margont découvrait un autre Charles de Varencourt.
— Je crois que nous avons assez parlé pour aujourd’hui, conclut celui-ci.
Toutefois, lorsque Margont fut sur le point de s’en aller, Varencourt le rappela.
— J’aimerais vous poser une question. Vous me devez bien cela... Supposons que les Alliés l’emportent, que Paris tombe entre leurs mains. Puis imaginons que vous démasquiez enfin l’assassin du colonel Berle. Prendriez-vous le risque d’aller trouver la police royale pour lui révéler ce que vous avez découvert ?
— Bien sûr !
Varencourt s’attendait à cette réponse et, en même temps, il ne la comprenait pas.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ne pas adopter un profil bas ? Pourquoi risquer la prison ?
Peut-être qu’en d’autres circonstances Margont n’aurait pas répondu. Mais il eut pitié de Varencourt.
— Vous ne pouvez pas comprendre cela. Nous sommes trop différents. La justice est une valeur à laquelle je tiens plus qu’à ma propre personne. Cela tient à ma philanthropie, une qualité pénible à porter, je vous prie de le croire. Mais c’est ainsi. La Révolution a changé ma vie. Elle a fait entrer en moi l’amour de la liberté. Or il ne peut pas y avoir de liberté sans justice. Cela est difficile à expliquer. Je ne parviens pas à trouver les mots justes pour exprimer ma détermination et, pourtant, je vous prie de croire qu’elle est sans faille. Donc oui, j’irai jusqu’au bout de mon enquête, même si je n’ai personnellement rien à y gagner, même si je dois y perdre et même si le ciel nous est tombé sur la tête entre-temps.
Varencourt médita ces paroles.
— Je vous remercie pour la sincérité de votre réponse.
— Puisque nous sommes dans les confidences, sachez que je n’ai jamais compris les joueurs de cartes... Alors moi aussi j’ai une question. Que vous apporte le jeu ?
— Des sensations fortes ! Au revoir, « chevalier ».
Ils se séparèrent. Tout en marchant, Margont songeait qu’il avait si violemment ébranlé Charles de Varencourt que celui-ci pouvait être tenté de se venger en le dénonçant... Quand on accule quelqu’un au bord d’un gouffre, il suffit à celui-ci de vous agripper et de pivoter sur lui-même pour vous précipiter à sa place dans l’abîme...