Margont pénétra dans le bureau du médecin-chef de la Salpêtrière. Il comptait tout expliquer à Pinel, mais se retrouva face à une foule. Assistaient aux entretiens de jeunes médecins, des surveillants... Épuisé. Tel était le premier mot qui venait à l’esprit quand on apercevait Pinel. Trop de gens attendaient trop de lui. De plus, il allait tout de même sur ses soixante-dix ans. L’irruption de Margont l’irrita.
— Vous allez sortir et attendre votre tour, monsieur ! Je ne doute pas que votre inquiétude soit légitime, probablement venez-vous quérir mon aide pour l’un de vos proches, mais ceux qui étaient avant vous en ont eux aussi besoin.
Déjà, deux hommes s’étaient levés, l’un les mains sur les hanches, l’autre les bras croisés, l’invitant à sortir de lui-même... Margont défit sa ceinture. Il manipula la boucle et celle-ci s’ouvrit, révélant un petit compartiment. De cette étrange cache, il extirpa un papier qu’il déplia, encore et encore, pour finir par tendre une lettre à Pinel. Ce dernier la lut en diagonale ; son regard buta sur la signature de Joseph Bonaparte. Il releva la tête, hésitant, se demandant s’il avait affaire à un insensé ou à un véritable agent impérial.
— Je prie tout le monde de bien vouloir nous laisser. ... ordonna Margont.
Au grand étonnement de l’assemblée, Pinel acquiesça. On s’exécuta sans oser poser de question. Margont exposa le but de sa visite, en soulignant la nécessité de garder secret ce qu’il révélait, et le médecin fut immédiatement intéressé. Ses yeux brillaient, tels deux petits soleils dominant les nuages noirs de ses cernes.
— Utiliser les connaissances sur l’aliénation mentale pour aider à démasquer les criminels ? Quelle idée novatrice et séduisante ! Asseyez-vous, je vous en prie. Donc vous pensez que l’assassin que vous traquez pourrait présenter une maladie de la raison...
— C’est juste une hypothèse. Mais ces brûlures infligées après la mort...
— Un criminel insensé qui se cacherait parmi des criminels sains d’esprit, à supposer que ce dernier concept ait du sens. Ainsi, aux yeux de ses comparses, il aurait l’air normal...
— Avez-vous déjà rencontré un cas semblable ?
— Je vous avoue que non.
Pinel devint songeur.
— Savez-vous pourquoi, en 1793, j’ai été nommé à Bicêtre ? Parce que l’on attendait de moi que je fasse un tri. Oui. On guillotinait tout le monde, la France avait perdu la raison – car cela n’arrive pas qu’aux individus mais aussi aux sociétés, aux pays... Le Comité de salut public était persuadé que des royalistes et des agents étrangers se cachaient parmi les insensés. Quand je soignais un noble, un religieux, je devais statuer sur son cas. Si je disais qu’il était sain d’esprit, qu’il faisait seulement semblant d’avoir perdu la raison : on l’envoyait à la guillotine ! Heureusement, j’arrivais toujours à la conclusion que la personne présentait une maladie de l’esprit. Aujourd’hui, je peux l’avouer, j’ai parfois menti... Tout cela pour vous dire à quel point votre demande me trouble. En 1793, on voulait que je démasque les sains d’esprits parmi les insensés pour les exécuter ; vingt ans plus tard, vous attendez de moi que je vous aide à découvrir un éventuel insensé au milieu de sains d’esprit afin de l’envoyer en prison... Votre requête est comme une image en miroir de celle de 1793. Je ne comprends vraiment pas pourquoi tout le monde s’obstine à vouloir tracer une limite afin de placer les aliénés d’un côté, les sains d’esprit de l’autre... Cette frontière n’existe pas. Ils sont nous, nous sommes eux. Vous m’avez l’air d’avoir votre raison et, tout aussi bien, l’an prochain, vous ne l’aurez plus. Tandis que des insensés auront recouvré la raison. Sans parler de ceux qui sont aujourd’hui considérés comme insensés alors que, plus tard, on se rendra compte qu’ils portaient seulement un regard différent sur le monde, regard que l’on ne comprenait pas à l’époque. Je pense par exemple au marquis de Sade, que vous avez dû croiser dans le couloir...
Soucieux de revenir à son enquête, Margont formula l’une de ses réflexions.
— J’ai songé à ce que symbolise le feu dans la Bible. Les suspects étant tous issus de l’aristocratie, la religion est pour eux...
— Le feu ? Mais ce n’est pas le feu qui est le plus frappant dans votre affaire. C’est la répétition du feu. Il a brûlé quelqu’un, puis il a encore brûlé.
— Je vous saisis plus ou moins... Pourrait-il s’agir de quelqu’un qui a lui-même été brûlé ?
— Plus que cela ! Il brûle encore aujourd’hui.
— Vous croyez que cet homme est en quelque sorte hanté par le feu ? Il aurait été victime du feu, d’une manière ou d’une autre. Il y penserait sans arrêt...
Margont comprenait confusément cela. Lui-même avait participé à de nombreuses batailles et, régulièrement, celles-ci resurgissaient sous forme de cauchemars. Il en allait de même de ses souvenirs d’enfance, alors qu’il était enfermé dans l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert, quoiqu’ils fussent moins envahissants, ces derniers temps.
— Contrairement à certains de mes confrères, souligna Pinel, je pense que les maladies mentales ont une cause, qu’elles résultent d’atteintes de l’organisme qui, elles-mêmes, découlent d’émotions violentes mal maîtrisées par le sujet. Celui que vous cherchez a probablement vécu une expérience perturbante liée au feu, ce qui retentit sur le fonctionnement de son esprit.
— Donc si nous trouvons le brasier originel, nous identifierons l’homme... ajouta Margont pensivement.
Pinel devint joyeux.
— Bravo ! Vous devriez devenir médecin et soigner les aliénés, comme moi !
— Pardon ?
— Bien sûr ! Tout le monde s’intéresse à l’esprit et, en même temps, personne ne veut de ce métier-là ! Savez-vous ce que font la plupart de mes confrères lorsqu’ils sont confrontés à la folie ? Ils pratiquent une saignée ! Quelle aberration ! Ce qui est abstrait les inquiète tant qu’ils ramènent tout au concret, et quel concret, soit dit en passant ! Ce métier vous plairait et vous m’avez l’air d’être doué pour cela. Si vous étiez intéressé, si vous commenciez des études de médecine, j’accepterais de vous prendre comme élève.
Une brèche s’ouvrit en Margont et le médecin s’y engouffra.
— Ne songez-vous jamais à ce que vous ferez quand la guerre sera finie ?
Lefîne ricanait.
— Parce que ça finit un jour, une guerre ?
— J’y pense sans cesse, répondit Margont. J’aimerais lancer un journal...
Il se reprit. Il en disait trop !
— Faites les deux ! proposa Pinel. Au sujet des aliénés, vous aurez matière à article, croyez-moi ! Il n’y aurait pas trop de dix gazettes pour dénoncer le rejet dont ils sont victimes. Quand j’ai décrété que je voulais leur ôter leurs chaînes, c’est tout juste si je ne me suis pas retrouvé à partager un cachot avec eux !
— Je vais songer à votre proposition... Mais revenons à notre enquête... Le feu...
— Vous vous cachez derrière ce feu pour éviter de répondre à mon offre. C’est normal. Sachez que je la maintiens. Prenez le temps qu’il vous faudra pour y réfléchir.
— L’assassin est-il un aliéné qui aurait une maladie du feu ?
— Non. Il faudrait déjà débattre de ce qu’est une maladie, mais c’est un autre sujet. Il ne s’agit pas d’une personne qui aurait été atteinte d’un accès de manie avec manifestation de fureur aveugle, car elle aurait tout détruit dans la pièce, aurait fait un vacarme épouvantable qui aurait fait accourir la police, se serait jetée sur la force publique... Je ne crois pas non plus qu’elle entende des voix, car les pauvres âmes qui souffrent de ce fléau ont l’esprit si dérangé par ces phénomènes que, quand elles en viennent à commettre un crime, elles sont assez facilement démasquées. Parce que leurs idées sont si perturbées qu’elles sont incapables de mettre au point et d’exécuter un plan cohérent. En outre, la maladie s’exprime de manière manifeste, dans leur comportement, dans leurs propos...
— Je n’ai rien remarqué de tel chez mes suspects.
— Cet homme est en pleine possession de ses facultés intellectuelles. Mais il a été profondément troublé par le feu et essaie de se libérer de l’emprise de ce souvenir. Il existe bien des passions débilitantes ou oppressives : chagrin, haine, regrets, crainte, remords, envie, jalousie... Mais elles ne dégénèrent en aliénation mentale que parvenues à un très haut niveau d’intensité et, souvent, à la suite d’une commotion, d’un choc.
Margont joignit les mains. C’était un geste machinal, comme si ses idées avaient flotté devant lui, tels des moucherons, et qu’il avait voulu les rassembler. On pouvait également voir là l’étrange prière d’un croyant si en colère contre la religion qu’il se disait athée.
— Il se trouve caché parmi des monarchistes... Pourrait-il partager ses pensées entre sa hantise et son idéal politique ? Non, tout est hé au feu. D’une manière ou d’une autre, même la piste royaliste doit ramener au feu.
Pinel hocha la tête.
— Je le pense aussi. Il semble présenter une véritable monomanie du feu. C’est une idée fixe, exclusive. Même si un autre sujet l’intéresse, qui n’a rien à voir initialement avec le feu, le feu se propagera jusqu’à celui-ci et l’incendiera.
— Un autre sujet ou une autre personne... Et il en sera ainsi jusqu’à ce qu’il réussisse à éteindre ce brasier – en supposant que tel soit son but. Comment y parviendra-t-il ?
Pinel eut un sourire gêné.
— Vous connaissez la réponse, n’est-ce pas ?
Effectivement. Margont avait été hanté par son propre « feu » : l’enfermement dans l’abbaye Saint-Guilhem-le-Désert.
Malheureusement, le temps que celui-ci soit enfin réduit à l’état de braises, un nouvel incendie avait été allumé en lui par la guerre...
— Il lui faut régler ses comptes avec son passé...
— N’est-ce pas ce que nous faisons tous, toute notre vie durant ?
— Pourquoi les brûlures sont-elles différentes chez les deux victimes ? Le visage, puis les bras... Cela a-t-il un sens ?
— Oui, cela un sens, même si j’ignore lequel. Vous ne devez pas négliger cette question. Parce que le feu est au coeur de la monomanie de ce criminel. Toutes ses pensées convergent tôt ou tard vers le feu. Donc rien de ce qu’il fait avec le feu n’est lié au hasard.
Sur la question du curare, en revanche, Pinel ne fut d’aucun secours. Margont serra chaleureusement la main du médecin. Son corps était épuisé – comme si cette conversation avait été une course de plusieurs heures –, mais son esprit avait recouvré tout son mordant.
— Je ne vous remercierai jamais assez !
— Bonne chance. Et réfléchissez à ma proposition...