Ils gagnèrent le coeur du quartier Saint-Marcel. Varencourt marchait rapidement, obligeant Margont à s’aligner sur son pas, lui saisissait régulièrement le bras pour lui faire prendre une ruelle latérale avant de bifurquer une nouvelle fois. Margont était perdu, mais n’osait pas poser de questions. Une porte s’ouvrit sur leur droite et ils s’engouffrèrent dans une maison. Il n’y avait pas de lumière et Margont eut l’impression d’être avalé par la gueule enténébrée d’un Léviathan. Sa silhouette, en revanche, s’était détachée dans l’encadrement de la porte, éclairée à contre-jour par une lampe à huile. Quelqu’un bondit sur lui par derrière et lui plaça un couteau sous la gorge. De la main gauche, son agresseur lui saisit le poignet droit pour l’empêcher de tenter de se dégager ou de saisir une arme. La porte fut refermée.
— Vous êtes un espion, monsieur, dit quelqu’un devant lui.
La peur rongeait Margont, qui attendait vainement qu’une chandelle soit allumée.
— Notre ami M. de Varencourt nous a parlé de vous, mais, en vérité, il l’a reconnu lui-même, il ne vous connaît quasiment pas, reprit l’inconnu. Nous allons donc vous poser quelques questions. En fonction de vos réponses, nous verrons si nous vous laissons la vie sauve...
Cette voix grave était celle d’un homme habitué à commander. Intonations, rythme, phrasé : elle s’imposait à vous, vous déstabilisait, vous laissait entendre qu’elle débusquerait vos mensonges. Les mots qu’elle prononçait vous perçaient de part en part.
— Je n’y vois rien... balbutia Margont.
— Tu y verras encore moins bien quand je t’aurai coupé la gorge, lui murmura celui qui le maîtrisait.
— Vous dites que vous possédez une imprimerie...
— C’est la vérité !
— C’est justement cela le problème, c’est que c’est la vérité. Le Tyran est malin, il tient bien en main tout ce qui se publie. Vous prétendez être des nôtres et vous avez accès à une imprimerie ? Ces lieux sont surveillés par la direction de l’imprimerie et de la librairie, mais aussi par la préfecture de police. Certains policiers s’occupent même exclusivement des imprimeries, des livres et des journaux ! Et vous, vous les bernez tous ? Absurde ! Nous vous avons fait suivre. J’avoue que ce fut difficile. Vous avez effectivement vos entrées dans une imprimerie, Le Liseron, ce qui prouve que vous bénéficiez de l’aide de la police...
Margont se demanda si Charles de Varencourt l’avait vendu. Mais il était trop tard pour s’interroger à ce sujet. Il ne pouvait plus reculer, il devait se lancer dans l’interprétation de son rôle. Avec brio !
— Si Napoléon prend tant de...
— Bonaparte ! Le sacre de 1804 n’a aucune légitimité ! Napoléon n’existe pas !
— Soit... Si Bonaparte prend tant de soin à se protéger du côté des écrits, cela signifie que c’est son point faible. C’est donc justement là qu’il faut frapper ! C’est un ami duelliste qui m’a enseigné cette façon de combattre...
— Que voulez-vous dire ?
— Je ne mets pas en doute le talent militaire de Bonaparte. Il sera difficile de le vaincre sur le champ de bataille. Sauf s’il n’a plus d’armée ! Il faut convaincre les Français de l’abandonner.
— Intéressant. Mais vous ne répondez pas à ma question.
L’obscurité était si profonde que l’on ne distinguait même pas les silhouettes. Impossible pour Margont d’ajuster son discours aux expressions du visage, à l’attitude de ses interlocuteurs. Il devait se fier à cette voix aux intonations ironiques, trop sûre d’elle, arrogante, dominatrice. Il était au bord d’une falaise ; on allait le précipiter dans le vide. Mais, chez lui, l’instinct de survie avait toujours été exacerbé. Même avec une lame placée sur la gorge, il s’obstinait à faire face.
— Pendant quelques années, j’ai servi dans la Grande Armée. Bien d’autres gentilshommes l’ont fait ! À la suite d’une blessure, j’ai dû retourner à la vie civile. J’ai alors effectué maintes démarches pour obtenir l’autorisation d’acquérir une imprimerie. Comme je m’étais illustré durant la campagne de Russie, plusieurs officiers ont témoigné en ma faveur. Ma ténacité face à l’administration, ces éloges et quelques pattes graissées m’ont permis d’obtenir enfin ce que je voulais. Oh, il y a certainement un ou deux employés qui me surveillent pour le compte de la police. Mais, peu à peu, leur méfiance s’est assoupie. ... Cela fait si longtemps que je me tiens tranquille... La police a fini par mettre mes années d’émigration à Édimbourg sur le compte d’une erreur de jeunesse. Savez-vous comment les mantes religieuses capturent leurs proies ? Elles se déplacent si lentement que leurs mouvements en deviennent imperceptibles aux yeux des insectes. Ce n’est que lorsqu’elles sont à proximité immédiate qu’elles portent avec célérité un coup fatal. Moi, je n’ai rien oublié. Je suis revenu en France en 1802 et, durant toutes ces années, pas à pas, mais inéluctablement, j’ai progressé dans la réalisation de mon projet : me renseigner sur le métier d’imprimeur et m’emparer d’une imprimerie ! Douze ans d’efforts ! Croyez bien que les polices de l’Empire ne calculent pas sur des durées aussi longues.
— Depuis quand avez-vous cette imprimerie ?
— Depuis un an. Je vous précise que je ne suis qu’associé, mais mon partenaire ne sait rien de mes véritables intentions. Jusqu’à présent, je ne m’y rendais pratiquement jamais. À trop m’y montrer, j’aurais éveillé les soupçons de la police. Je me contentais de dépenser les maigres bénéfices quand, par chance, il y en avait. Mais, maintenant, j’y suis. Car la situation nous est favorable. Il est l’heure pour nous de passer à l’action !
— Que voulez-vous au juste ?
— Deux choses. Le retour du roi !
Il se tut. Celui qui le maîtrisait appuya plus encore sa lame. Mais Margont, de manière paradoxale, puisa de la force dans ce geste.
— Eh bien, quelle est la seconde ? insista le meneur.
— La reconnaissance du roi...
— Quel toupet !
— « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ! » répliqua-t-il.
Voilà qu’il citait Danton, l’un des révolutionnaires les plus abhorrés ! Sa tactique pouvait paraître suicidaire. Mais elle s’organisait autour d’une idée forte : il fallait amener la discussion sur un terrain imprévu, prendre ces hommes à contre-pied. Puisque faire leur jeu, c’était probablement périr, Margont improvisait de nouvelles règles. Personne ne lui répondait. Il reprit donc.
— Avant la Révolution, ma famille vivait tranquillement sur ses terres. Je n’ai connu cette vie-là que quelques années. Ensuite, j’ai eu droit à tout. Le massacre de mes proches, l’incendie de notre château, l’errance... Très jeune, j’ai émigré en Écosse, avec l’idée de revenir dans ma patrie en tant qu’officier, avec d’autres émigrés royalistes et une armée anglaise. Les Anglais nous ont fait miroiter ce rêve, mais ne l’ont jamais réalisé. Trop risqué, trop coûteux... Et puis, ils ne devaient pas être si malheureux que cela de voir à genoux leur ancien ennemi héréditaire. Ils nous en voulaient encore de leur avoir si brillamment résisté au Québec et d’avoir contribué à leur faire perdre leurs colonies américaines... À Édimbourg, j’ai connu la misère. Alors, parce que j’en avais assez d’avoir le ventre vide et d’être traité en indésirable, j’ai profité de la grande amnistie de 1802. Comme bien d’autres, je suis revenu dans mon pays, j’ai prêté serment devant un préfet et voilà. On m’a pardonné d’avoir émigré, comme si j’avais commis un crime ! Je me suis engagé dans la Grande Armée, car je n’avais pas d’autre moyen de subsistance. J’ai même envisagé de servir cet empire, je l’avoue. Je voulais devenir général. Mais ce rêve-là a fait long feu, lui aussi. J’ai retrouvé mes racines. Je veux le retour du roi. Cependant, je suis franc, je reconnais que j’espère tirer profit de mes services.
— Mercenaire !
— Oui, mais mercenaire du roi ! Quel mal y a-t-il à vouloir relever les ruines de mon château familial ? Je veux retrouver ma vie d’autrefois, celle d’avant la Révolution !
Même dans ce noir d’encre, Margont perçut que l’argument avait visé juste. L’adversaire avait été touché, il fallait poursuivre cette contre-attaque sans lui laisser le temps de se ressaisir.
— Nous aurions tort de croire que Bonaparte n’a plus aucune chance de l’emporter ! s’exclama-t-il. Le bougre a plus de vies qu’un chat ! On le disait perdu en 1805, il y a eu Austerlitz, fini en 1806 et ce fut Iéna, écrasé en 1809 à Essling et il renversa la situation du tout au tout à Wagram... Le roi a besoin d’aide ! Contre Bonaparte... mais aussi contre les Alliés ! Bernadotte ne se contente plus de la Suède, il veut devenir roi de France ! Et si le Tsar ou l’empereur d’Autriche acceptent un compromis et proposent de laisser son trône à Napoléon ? Ou d’organiser une régence jusqu’à ce que le roi de Rome atteigne l’âge de gouverner et devienne Napoléon II ? Non ! Si les Alliés sentent que les Français abandonnent Bonaparte, ils mèneront le combat jusqu’au bout. Et, si nous, les nobles de France, nous participons de manière indiscutable à la victoire, alors Louis XVIII s’imposera !
— Je ne vous aime pas, monsieur, mais vous ne manquez pas de courage.
— Et nous en avons besoin, de courage ! Soulevons les Français ! Mais, pour cela, encore faut-il qu’ils nous entendent... Couvrons Paris d’affiches !
— Pourquoi avez-vous besoin de nous ?
— Je ne peux pas agir seul. Quand j’imprimerai mes proclamations, ce sera de nuit et en cachette. Il me faudra des complices pour faire le guet, puis pour les coller. En outre, il faut associer les actions afin que celles-ci s’imposent avec plus de force encore. Je pense que, vous-mêmes, vous poursuivez vos propres plans. Pour finir, je... je... hum...
— Pour finir ?
— Eh bien, comment formuler les choses sans vous irriter ? Je vais faire beaucoup pour le roi... Mais je ne suis pas introduit auprès de Sa Majesté, or je ne voudrais pas que mes services demeurent anonymes.
— Vous comptez sur nous pour que nous parlions de vous à Sa Majesté ? demanda l’inconnu, stupéfait.
— C’est cela même. Où est le mal ? Je ne me fais aucune illusion sur la nature humaine. Que Sa Majesté Louis XVIII obtienne enfin le trône qui lui revient de droit divin et on accourra de toute la France pour la courtiser ! Ceux qui ont trahi le roi ou qui n’ont rien fait côtoieront sans vergogne les véritables héros de la Restauration. Qui témoignera alors de ce que j’ai fait ? Êtes-vous vraiment aussi choqué que ce que votre voix semble l’indiquer ? Pouvez-vous jurer sur la sainte Bible que ni vous ni aucun de ceux qui sont dans cette pièce n’espérez de récompenses pour vos bons et loyaux services ?
— Ce n’est pas notre propos ! Nous, nous n’agissons pas que par appât du gain !
— Mais moi non plus...
— Si nous allumions une chandelle ?
La lame s’éloigna et on libéra Margont. Quand le halo de la flamme apparut, bulle de lumière jaunâtre, ses yeux s’emplirent de larmes.