Le 20 mars, Margont paya un garçon de courses pour que celui-ci transmette un billet à « M. Lami ». Le message était codé, selon une méthode qu’il avait mise au point avec Lefine par le passé, pour tromper l’ennui d’interminables journées de bivouac. Une fois déchiffré, on obtenait seulement la phrase suivante : « Rendez-vous à midi chez Marat. »
Ils se retrouvèrent à l’heure dite aux abords de Paris, au pied de la butte Montmartre, le « mont Marat » comme on le surnommait parfois sous la Révolution. Lefine employait encore cette appellation désuète, par dérision. Margont ressentit un vif plaisir à revoir son ami. Il avait l’impression de redevenir lui-même !
— Tu es sûr de ne pas avoir été suivi ?
— Certain. Et vous ?
— Moi aussi. À force, je deviens bon à ce petit jeu qui consiste à compliquer son trajet. Ça y est ! Je les ai rencontrés !
Il raconta les événements qui avaient abouti à son admission dans l’organisation, puis ce que lui avait confié Charles de Varencourt.
— Et toi ? Qu’as-tu appris sur nos suspects ?
Lefine s’assit et s’adossa contre un arbre, à l’ombre.
Margont l’imita. Les oiseaux chantaient à tue-tête, invitant le printemps à se presser.
— Tout ce que je vais vous raconter provient des dossiers de la police qui ont été enrichis par les rapports de Charles de Varencourt. J’ai parfois pu compléter le tout grâce à mes propres recherches.
— De quelle police s’agit-il ? Il y en a tellement...
— La police personnelle de Joseph, car c’est elle qui contrôle cette enquête. Elle a utilisé néanmoins des renseignements établis par la police de Fouché quand celui-ci était ministre de la Police générale, mais avait développé ses propres réseaux policiers, par la Police générale...
— Que pense-t-elle de Charles de Varencourt ?
— Elle le juge fiable et digne d’intérêt. Il a fourni des renseignements que la police a recoupés avec ce qu’elle savait déjà. Cela a permis de vérifier que Varencourt ne racontait pas n’importe quoi.
— Bien. Je t’écoute.
— À tout seigneur tout honneur, commençons par le chef, le vicomte de Leaume. Varencourt vous en a déjà appris beaucoup sur lui. Mais savez-vous comment il s’est évadé ?
— Non. Parle !
— Il a fait semblant d’être mort. Dit comme ça, ça paraît simple... Mais quand les geôliers voient un captif qui a l’air d’avoir trépassé, que font-ils ? Un coup de pique ou de baïonnette dans le corps. N’importe quel simulateur hurle aussitôt ou se tord de douleur. Mais Louis de Leaume, lui, n’a pas bougé. Comme c’était sous la Terreur, que l’on tuait à tour de bras, les gardiens ont cru qu’il avait succombé aux mauvais traitements. On l’a jeté dans une fosse commune, avec les cadavres des guillotinés du jour et ceux des pauvres morts de faim dans les rues... La nuit venue, il s’est relevé d’entre les morts.
Margont ne pouvait s’empêcher d’imaginer cette scène. Il voyait cet homme se redresser de sous des corps humains en décomposition. Sa silhouette, éclairée par la lumière blafarde de la lune, évoquait plus celle d’un spectre que celle d’un rescapé. Ce songe le glaça d’épouvante.
— À quel endroit du corps son geôlier l’a-t-il blessé ? demanda-t-il.
Lefîne écarquilla les yeux.
— En voilà une question ! Je n’en ai pas la moindre idée.
— Cette cicatrice pourrait permettre de s’assurer qu’il s’agit bien de lui. Car qu’est-ce qui prouve que le vrai Louis de Leaume s’est réellement relevé de ce charnier ? Quelqu’un pourrait avoir usurpé son identité...
— Je me suis aussi posé la question. Le dossier de la police soutient cette version des faits. En outre, la description que vous m’avez faite de lui correspond à celle qui a été dressée à l’époque par le Tribunal révolutionnaire, durant son procès.
— Bon. Continue...
— On le croyait effectivement mort. Mais, au lieu de prendre une autre identité et de changer de vie, Leaume a à nouveau intégré un groupe royaliste, l’Alliance, sous son vrai nom ! La police de la Commune a fini par entendre parler de lui, trois ans après sa mort... D’où une enquête sur les circonstances exactes de son décès, qui a abouti à la conclusion qu’il s’était en fait évadé.
— Il faut dire qu’il ne lui restait que cela, justement : son nom. Plus de famille, plus de logement, plus d’argent, même plus de pays... J’ignore s’il s’agit d’un imposteur ou si c’est bien Louis de Leaume qui a conservé sa véritable identité, par orgueil, pour défier ses ennemis et les humilier en leur faisant savoir qu’il les avait bernés. Mais je peux te dire une chose. Si quelqu’un fait semblant d’être mort, est blessé, est jeté dans une fosse commune et passe des heures enseveli sous des cadavres, lorsqu’il se relève enfin de ce charnier, ce n’est plus le même homme... Peut-être est-ce d’ailleurs pour cette raison que Louis de Leaume a conservé son vrai nom. Il voulait garder un lien avec celui qu’il avait été avant cette épreuve...
Son enfance ayant baigné dans une atmosphère religieuse, Margont pensa au Christ. Lui aussi était « mort ». Pour s’en assurer, un légionnaire l’avait blessé au flanc droit de sa lance. Pouvait-on considérer Louis de Leaume comme une sorte de « Christ inversé » qui était « ressuscité » non pas pour aimer, mais pour se venger ?
Lefine n’aimait guère parler de la mort. Il enchaîna donc rapidement.
— En 1796, il a quitté l’Alliance, parce qu’il trouvait ses membres trop modérés. Il a émigré à Londres, où il a passé au moins deux ans. Après, la police n’a plus entendu parler de lui. Il est réapparu à Paris en janvier 1813, où il a créé un nouveau groupe, les Épées du Roi. Voilà tout ce que je peux dire sur son passé. Comme vous le savez, j’ai beaucoup d’amis, des fréquentables et des moins fréquentables. Pourtant, je ne suis pas parvenu à repérer sa trace dans Paris. Donc ce Leaume connaît bien la capitale !
— Si c’est lui l’assassin, on comprend pourquoi il a laissé le symbole de son groupe sur place. Si tu les avais vus tergiverser à mon sujet... Il serait bien du genre à trancher dans le vif en les obligeant tous à passer à l’action. Mais pourquoi le feu ?
— On a voulu lui trancher la tête, il brûle les visages... Et puis, je suis d’accord avec vous : quand on ressort d’un charnier, on ne doit plus avoir les idées tout à fait en place...
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai seulement souligné le fait que ce genre d’épreuve vous change...
— En tout cas, méfiez-vous de lui. Parce que, s’il apprend qui vous êtes en réalité... Sa pitié, il a dû la laisser à la fosse commune. Voilà tout ce que j’ai appris sur lui.
— Tu n’as aucun renseignement sur son séjour à Londres ?
— Non. Tous nos suspects vivent plus ou moins dans le secret, alors les données sont incomplètes...
— Elles sont à leur image : de simples silhouettes que l’on a tout juste le temps d’apercevoir avant qu’elles ne disparaissent à nouveau dans l’ombre. Parle-moi de Charles de Varencourt.
— Sur lui également, on ne connaît presque rien de son passé. Il est né en 1773, du côté de Rouen. Sa famille appartenait à la noblesse normande. On n’en sait pas plus. En 1792, il a émigré en Angleterre. Après, on n’a guère d’éléments. Il prétend avoir vécu à Londres. En janvier 1814, il a contacté la police pour lui proposer de vendre des informations. Comme il se méfiait de la Police générale, il s’est d’emblée adressé à la police personnelle de Joseph. Il connaissait les noms de certains de ses membres, puisque les royalistes se renseignent sur ceux qui les traquent. Ces agents ont accepté son offre. Il a dû leur fournir divers documents le concernant. Il leur a montré son passeport, qui stipule qu’il est revenu en France en 1802.
— Ah, la grande amnistie du 6 floréal an X. Comme pour moi...
— Tout à fait. Et, vous le savez, il est connu qu’un grand nombre de ces passeports, vu la corruption, ont été délivrés à des royalistes qui sont en réalité revenus en France beaucoup plus tard. Comme Varencourt n’a rien raconté de tangible au sujet de ce qu’il a fait en France entre 1802 et 1814 – il dit qu’il a voyagé dans le pays, qu’il gagnait sa vie en jouant aux cartes... – , il est possible que les documents qu’il a donnés soient faux. C’est ce que soupçonne la police. En tout cas, grâce à ce passeport en règle qui « prouve » qu’il a été amnistié de son crime d’émigration, il vit tranquillement chez lui, alors que Louis de Leaume, Honoré de Nolant et Jean-Baptiste de Châtel sont pourchassés et passent leur temps à changer de logement.
— Bien. Qu’as-tu découvert sur le Charles de Varencourt d’aujourd’hui ?
— Je le fais surveiller, comme convenu, par deux personnes qui se relaient jour et nuit. Je suis retourné voir Natai. Si vous aviez vu sa tête quand je lui ai demandé cent francs pour payer mes hommes.
— Cent francs ? Tu y vas fort... Tu te sers au passage, n’est-ce pas ?
— Vous ne m’avez pas compris quand j’ai dit : Si vous aviez vu sa tête. Elle avait ceci d’extraordinaire qu’elle est demeurée tout à fait ordinaire. Natai trouvait normal ce montant et il m’a payé aussitôt, en échange d’un simple bon que j’ai signé du nom de Gage, le pseudonyme que j’emploie quand je le rencontre ! Cela fait des mois que les soldats ne touchent plus leurs soldes. Mais n’importe quel espion engagé depuis moins de dix jours repart avec cent francs ! Presque cinq mois de solde de sergent !
— Fernand, bon sang ! Les Épées du Roi risquent de finir par te repérer. Si tu as tant d’argent sur toi, ils comprendront immédiatement de quoi il retourne !
— Ne vous inquiétez pas, tout est déjà dépensé. Cupide, mais pas fou. J’ai payé mes hommes – il y en a quatre en tout, car il y a aussi ceux qui sont chargés de Catherine de Saltonges – et j’ai fait un cadeau à une amie.
Son sourire était désarmant. Margont, dont l’esprit était en permanence agité par ses projets et ses idéaux, enviait parfois à son ami cette façon d’aborder la vie de manière désinvolte.
— Revenons à Charles de Varencourt, reprit Lefine. Personne ne lui rend jamais visite. En revanche, il sort souvent. Il n’est pour ainsi dire jamais chez lui. Malheureusement, il est presque impossible à suivre. Par exemple, tout à coup, il se met à courir, alors, bien sûr, celui qui le piste ne peut l’imiter... Il parvient toujours à semer mes hommes. Je suis parfois allé moi-même faire le guet devant chez lui. Par trois fois, j’ai essayé de le suivre, mais je l’ai perdu. Mais, hier, j’ai amené Natai à me confier que Varencourt devait venir le voir le jour même, pour toucher son salaire de traître ― Natai a refusé de me préciser la somme et j’en déduis que Varencourt est encore plus gourmand que moi. Je me suis donc caché en face du logement de Natai. Varencourt est venu prendre son argent. Il est aussitôt allé le jouer. Il était si impatient qu’il en était moins adroit, moins prudent. Il essayait bien, comme les fois précédentes, de se fondre dans la foule, mais il devait déjà penser aux parties qu’il allait faire. Si bien que, cette fois, il ne m’a pas semé.
— Tu es sûr qu’il ne t’a pas repéré ?
— Quand je suis quelqu’un, il ne me repère que si je le veux bien ! Il s’est d’abord rendu quai des Miramiones, en face de l’île Saint-Louis, dans un cabaret, La Gueuse du quai. Ah, il y est connu ! Tout le monde le saluait sous le nom de M. Pigrin. On le surnomme aussi le roi Midas ! Parce qu’il a tellement de chance au jeu qu’il transforme en or les cartes qu’il touche... Je l’envie sur ce point ! Il a rejoint une table de joueurs de whist et s’est mis à miser, miser, miser... Je l’observais discrètement, tout en buvant un verre en compagnie d’ivrognes qui me racontaient leurs malheurs réels ou imaginaires. Il fallait voir son visage quand il regardait ses cartes ! Cette tension joyeuse, cette impatience, cette rage... Ah oui, le démon du jeu le possède. Un sacré démon, croyez-moi ! Il a plus gagné que perdu. Il est ressorti avec ses gains, apparemment sans s’inquiéter des coupe-jarrets. Il doit être armé. Il n’est pas allé bien loin : un deuxième estaminet, tout petit, Le Louveteau. Là, je ne suis pas entré. Trop risqué. J’ai eu l’idée de demander à un passant où on pouvait jouer. Il m’a indiqué quelques adresses, les plus connues : La Commère, Le Sultan du feu... Je me suis rendu à la plus proche, Le Sultan du feu. Quel drôle de nom !
— C’est ainsi que les mamelouks surnommaient Bonaparte durant la campagne d’Égypte, parce que notre infanterie faisait un feu de tous les diables sur eux.
— Une demi-heure plus tard, devinez qui est entré ? Il a rejoint les autres joueurs avec l’avidité d’un affamé. Plus il joue, plus le démon du jeu renforce son emprise sur lui.
— Comme l’eau-de-vie, qui donne de plus en plus soif à l’ivrogne...
— Là, plus de whist. 11 a joué au renversé, au vingt-et-un, puis à l’intrépide et a accumulé des gains. Mais, comme il forçait sa chance, il a commencé à perdre. J’ai remarqué un détail. Il y a une chose qui lui fait plus plaisir encore que de gagner. C’est lorsqu’il se remet à gagner après avoir perdu beaucoup. C’est frappant. Dans ces cas-là, il exulte.
— Intéressant. C’est comme s’il préférait remonter une pente plutôt que la monter.
— C’est une façon compliquée de dire ce que je viens d’expliquer de manière claire. C’est bien vous, ça...
Margont imaginait sans peine Charles de Varencourt en train d’observer ses cartes. Quand il parlait, négociait : tout le temps, il semblait jouer.
— Et ensuite ?
— Vers six heures, il s’est rendu dans le faubourg Saint-Germain, rue de Lille. Après avoir joué avec les pauvres, c’est le tour des riches. Il a frappé à la porte d’une demeure baroque, avec des colonnes torsadées et des statues de belles, torse nu, qui soutiennent un grand balcon – exactement le genre de maison dont je rêve ! Un valet lui a ouvert et l’a salué, en s’inclinant, mais pas trop. J’en ai déduit que le propriétaire des lieux se considérait comme supérieur à Varencourt, mais qu’il l’appréciait néanmoins. Le domestique a dit : « Monsieur le comte jouera avec plaisir aujourd’hui. Il vous précise que, cette fois-ci, il souhaite battre lui-même les cartes. » Varencourt a acquiescé et est entré.
— Je me demande s’il ne triche pas, parfois, ce qui expliquerait pourquoi cet hôte a tenu à lui faire savoir qu’il distribuerait personnellement les cartes...
— D’autres joueurs sont arrivés. Un vieil aristocrate au visage fardé de blanc, avec une horrible mouche au menton et une perruque poudrée. On aurait juré qu’il s’était endormi par mégarde à Versailles, y avait sommeillé pendant vingt ans et s’était réveillé tout à coup en se demandant où diable étaient passés Louis XVI, la Cour, les gardes suisses... Ensuite, il y a eu un capitaine de la garde nationale qui faisait tinter ses pièces dans sa paume. Enfin, deux bourgeois, qui sont arrivés ensemble, en se vantant de leurs succès lors des parties précédentes.
— Ils devaient penser que cette attitude allait leur porter bonheur. Un peu comme s’ils disaient à la chance : « Vous vous souvenez de nous, n’est-ce pas ? Nous avons passé de si bons moments ensemble, la dernière fois... » Superstitions !
— M’est avis que ce sont tous des joueurs bien malades ! Je me suis renseigné sur le propriétaire. Le comte de Barrelle. Noblesse d’Empire. Il a soixante-treize ans et ne quitte plus son domicile. Varencourt en est sorti trois heures plus tard, la mine sombre. Pas aigri ni en colère. Plutôt désespéré. Je suis sûr qu’il a tout perdu... Il est rentré chez lui et a veillé tard. Toute la rue a fini par être plongée dans l’obscurité, excepté la fenêtre de sa chambre qu’illuminait encore une chandelle.
— À quoi ressemble son logement ?
— Une mansarde qu’il loue. Si petite qu’on dirait un pigeonnier.
— Moi aussi, je suis logé comme un pigeon. Comment peut-il supporter cela alors qu’il a le choix ? Avec ces sommes folles que lui verse la police !
— Il préfère jouer. Et, pendant ce temps, les soldats ne touchent pas leur solde !
— Tout a gelé durant la retraite de Russie... Revenons à Charles de Varencourt. Pourquoi est-il possédé par le démon du jeu ?
— Parce qu’il faut une raison ?
— Pas toujours. Mais parfois. Si c’était lui l’assassin, pourquoi le feu ? Il y a trop de vides, trop de manques dans ce que nous apprenons sur nos suspects. Le temps nous fait défaut et, pourtant, nous ne devons pas échouer ! La situation va déjà bien assez mal comme ça.
Ses yeux revinrent à la butte Montmartre. Depuis cette hauteur, on dominait la capitale. C’était la clé de Paris ! Si l’ennemi s’en emparait, il y placerait des canons de gros calibre et pourrait bombarder la ville. Elle aurait dû grouiller de soldats du génie en train d’édifier des redoutes, de même que le cône d’une fourmilière menacée se couvre de fourmis. Même chose sur les hauteurs de Saint-Germain, de la Villette, des Buttes-Chaumont et de Nogent-sur-Marne. De 1809 à 1810, Wellington, le commandant en chef des troupes britanniques opérant dans la péninsule Ibérique, avait fait ériger des fortifications à Torres Vedras, pour protéger Lisbonne. Margont les avait vues de ses propres yeux. Des fossés, des avant-fossés, des pièges, des bastions qui se couvraient les uns les autres, des retranchements qui flanquaient les assaillants, des fortins... Plus d’une centaine de redoutes et quatre cent cinquante canons, tout cela sur trois lignes successives ! Une triple ligne de défense, trois poings dressés qui faisaient signe aux Français de s’arrêter ! Lorsque le maréchal Masséna était arrivé devant elles, avec ses soixante mille hommes, il s’était effectivement immobilisé net. Avec son état-major, il avait passé des jours entiers à chercher un moyen d’assaillir cette frontière. Il était arrivé à la conclusion... que c’était impossible, et avait alors ordonné la retraite. Wellington avait triomphé sans avoir à combattre, parce qu’il avait si bien préparé cette bataille qu’il avait fini par la remporter avant même qu’elle ne commence ! Voilà ce qu’il aurait fallu faire ! Ceinturer Paris d’une triple ligne de défense à la Torres Vedras et faire de Montmartre une Grande Redoute, pire encore que celle de la bataille de la Moskova ! Mais, au lieu de cela, la seule activité provenait des premiers papillons qui batifolaient autour des cinq moulins de la butte.
— J’ai appris des choses étonnantes sur Mlle de Saltonges, reprit Lefine. Oh, j’imagine mal qu’une femme ait le cran de brûler le visage d’un cadavre, mais...
Margont éclata de rire. Un rire déroutant, désespéré, qui venait à la place des larmes. Son ami le regardait sans comprendre, tandis que lui tentait de chasser un souvenir d’adolescence. Il avait treize ans, et marchait dans les rues de Nîmes, redécouvrant peu à peu le monde après quatre années d’enfermement dans l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert. Mais ce monde « réel » n’avait rien à voir avec le paradis qu’il avait imaginé. Sans lui en donner la raison, sa mère avait pris des chemins détournés. Elle voulait lui cacher la guillotine, car, à l’époque, en pleine Terreur, on exécutait les gens par milliers, parce qu’ils n’étaient pas partisans de la Révolution, parce qu’ils ne l’étaient pas assez, parce qu’ils l’étaient trop, ou parce qu’ils l’étaient, mais pas comme il fallait... Hélas, elle ignorait que des riverains de l’Esplanade, où le « rasoir national » était habituellement installé, s’étaient plaints de l’odeur du sang. Par conséquent, on avait déplacé celui-ci... Si bien que sa mère le conduisit justement devant le spectacle qu’elle voulait lui épargner. Et, durant cette sorte de brefs instants qui vous hanteront toute votre vie, Margont vit des femmes s’approcher de têtes. Des têtes... sans corps, qui baignaient dans un sang rouge vif. Et ces femmes, qui assistaient aux exécutions en tricotant, de la pointe de leurs aiguilles visèrent les yeux des têtes fraîchement tranchées. Un écran noir vint interrompre cette vision. Sa mère avait plaqué sa main sur son visage pour l’empêcher de voir. Elle s’enfuit, tirant son fils par la main, courant comme si la guillotine les poursuivait. Ce fut le seul moment de sa vie où Margont se demanda brièvement s’il n’allait pas finalement décider de retourner de lui-même à l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert... Il repensa à Louis de Leaume s’extirpant de son linceul de cadavres. Les avait-il vues, lui aussi, ces têtes tranchées et mutilées ? Oh, certainement ! Mais aucune main n’était venue le protéger. Il les avait fixées, son regard plongeant dans leurs yeux crevés.
— Mon cher Fernand, d’habitude, c’est moi le plus naïf des deux. Mais, pour une fois, ce n’est pas le cas. Ta misogynie t’égare. Catherine de Saltonges est autant suspecte que les autres, crois-moi. Lorsque je l’ai rencontrée, elle paraissait vouloir éviter d’assister à... à une scène de violence à mon égard.
Il ne parvenait toujours pas à évoquer clairement ce qu’il avait vécu, comme si l’épreuve de son admission chez les Épées du Roi était devenue un abcès qui allait en empirant.
— Mais, aussi bien, ce n’était qu’une feinte, ajouta-t-il. Si cela se trouve, elle adore tricoter...
Lefine saisit l’allusion. Il avait entendu parler des tricoteuses. Si ce surnom désignait généralement les femmes qui, sous la Révolution, venaient assister aux débats de la Convention nationale tout en tricotant, pour surveiller les élus et pour participer aux débats en acclamant ou en huant les discours, il recelait néanmoins une part d’ombre, minuscule, mais sanglante...
— Elle s’est mariée en 1788, à l’âge de dix-sept ans, avec le baron de Joucy. Sa famille désirait ce mariage, car le baron était un parti intéressant. Elle aussi voulait cette union, mais parce qu’elle était amoureuse. Un mariage d’amour et de raison ! Mais il fut bref, ce rêve. Et brutal, le réveil. Car le baron était un séducteur forcené, un Casanova parisien. Il la trompait sans relâche, avec ses amies, des servantes, des mères, leurs filles, des prostituées...
— Tu n’exagères pas un peu ?
— Il est sûr que la rumeur a dû amplifier la réalité. Mais je suis parvenu à retrouver un ancien domestique de la maisonnée, un certain Guerloton. Un jour, celui-ci a carrément rossé le baron qu’il avait surpris dans un ht avec sa femme ! Le baron n’a pas porté plainte, pour éviter que l’affaire ne s’ébruite. Il s’est contenté de renvoyer le valet et son épouse. Heureusement pour lui qu’il se terre à Londres, parce que, s’il revient, quelqu’un l’attend, croyez-moi, qui, cette fois, ne se contentera pas de le frapper... Le plus triste, c’est que Catherine de Saltonges ignorait tout de cela. Une servante enceinte lui tenait tête comme si c’était elle la maîtresse de maison. Son mari rentrait à toutes les heures à cause de « ses affaires ». Des regards équivoques étaient échangés entre une belle et le baron au cours d’un repas... Mais elle ne voyait rien, ne devinait rien.
— Son éducation n’avait pas dû la préparer à ce genre de choses. Il n’y a pas que le crochet et la Bible dans la vie...
— Toute la noblesse parisienne riait d’elle dans son dos, ce qui faisait jubiler son mari, car cela le rendait plus désirable encore aux yeux de certaines femmes. Mais, un jour de septembre 1792, Catherine de Saltonges annula une course à l’improviste, parce qu’un orage venait d’éclater.
— Un orage prélude à une tempête plus violente encore... Je suppose qu’elle rentra chez elle et qu’elle découvrit son mari dans les bras d’une femme...
— C’est cela même. Dans son propre lit, qui plus est. Elle s’enfuit chez ses parents, qui essayèrent en vain de la renvoyer chez son époux légitime. Pour eux comme pour lui, ils s’étaient mariés devant Dieu pour le meilleur et pour le pire.
— Elle étant le meilleur et lui le pire...
— Elle changea du tout au tout. Autrefois naïve et effacée, voilà qu’elle se transforma en une femme de caractère. Elle décida... de divorcer ! Elle fut l’une des premières personnes à demander à bénéficier de la célèbre loi sur le divorce d’octobre 1792, en réclamant la dissolution de son mariage pour le motif suivant : « dérèglement de moeurs notoire » chez son époux. Vous imaginez la tête des deux familles ? Sans parler de celle de son mari... Jusqu’à présent, la Révolution n’avait pas trop malmené le baron. Bien sûr, celui-ci craignait les révolutionnaires. Mais il n’aurait jamais pensé que la Révolution lui nuirait... à cause de sa femme ! Elle eut le cran de se présenter devant le tribunal de district ; car, puisqu’il ne s’agissait pas d’un cas de divorce par consentement mutuel et que le baron niait les accusations qu’elle portait contre lui, il fallait en passer par un procès. Une baronne qui voulait divorcer ! Hilarité chez les révolutionnaires et tollé chez les aristocrates. Le baron, consterné, devint la risée de ses pairs ! Catherine de Saltonges avait réussi à inverser les rôles ! Elle mena la procédure, malgré les pressions de son entourage. Les révolutionnaires en firent un symbole, les journaux en parlèrent... J’ai pu retrouver un témoin de ce procès, un ancien soldat qui était affecté à la garde du tribunal de district. Il m’a raconté que l’affaire était tout un spectacle. Quand la baronne était attendue, des renforts de soldats investissaient les lieux. La foule affluait, affluait, et l’on devait la repousser pour dégager le passage... D’un côté, quelques prêtres osant venir là et des ribambelles de maris inquiets qui huaient et sifflaient. De l’autre, des révolutionnaires et des femmes, par centaines et de tous les âges ! Catherine de Saltonges arrivait, faisant semblant d’être sereine. Elle s’avançait sous les insultes, les crachats, les acclamations et les applaudissements à tout rompre. Ensuite, elle répondait aux questions. Ce que ses prétendues amies s’étaient empressées de lui raconter après qu’elle eut enfin découvert le vrai visage de son mari, elle le répétait au tribunal. Si bien que chacune des infidélités du baron devint une arme que son épouse utilisa contre lui ! Elle lui rendit ainsi coup pour coup. Plusieurs fois, les séances dégénérèrent et il fallut évacuer le tribunal. Mais, à chaque fois, elle revint, posément, comme si elle avait oublié les menaces et les empoignades de la fois précédente.
Margont demeurait perplexe. Cette évocation était en porte à faux avec le souvenir qu’il gardait d’elle. Il avait l’impression que plus il en apprenait sur cette femme, moins il la connaissait.
— J’ignore si, dans sa situation, j’aurais eu son cran...
— Moi, eh bien, je n’aurais pas pu. Je serais parti avec l’argenterie. Le tribunal de district lui donna gain de cause. Son mari émigra à Londres, officiellement en raison de la furie révolutionnaire qui allait en grandissant, mais aussi pour fuir la risée publique...
— Bravo, Fernand, beau travail !
Lefine ne cachait pas sa joie. Quand on le complimentait, il bombait le torse comme le corbeau de la fable, mais lui n’aurait jamais ouvert le bec et laissé tomber son fromage... Margont devint songeur.
— Tout ce que tu m’as dit m’éclaire sur elle. Lorsque je l’ai rencontrée, j’ai eu l’impression que je la dégoûtais. Jamais je n’avais suscité une telle réaction chez quelqu’un... Avoir été si longtemps bernée a accru l’horreur de la trahison qu’elle a subie. Du coup, elle a une sorte de haine du mensonge. Je pense qu’elle traque celui-ci partout et chez tout le monde. Avec talent, désormais, puisqu’elle a perçu que je n’étais pas honnête avec eux. Il faut que je me méfie d’elle !
— Si c’est elle la plus dangereuse pour vous, alors séduisez-la.
— Quelle idée détestable !
— Si elle est amoureuse, elle sera aveugle...
— Je n’aime pas ta façon de traiter les gens comme des pions.
— Et comment nous traite-t-on, nous ?
— Donc toi, tu ne la vois pas brûler le visage d’un cadavre... Moi, je ne sais pas... En tout cas, elle ne manque pas de fermeté. Elle s’est présentée sous son nom de jeune fille et aucun membre n’ose l’appeler « Mme de Joucy », alors qu’ils sont probablement tous contre le divorce...
— C’est le seul autre membre dont nous connaissions l’adresse. Elle ignore apparemment que la police enquête sur elle. Je fais surveiller son domicile, dans le faubourg Saint-Germain.
— Emploies-tu des hommes de confiance, comme je te l’ai demandé ?
— Je réponds d’eux. Pour le moment, ils n’ont rien repéré de bien intéressant quant à son quotidien.
Margont se leva.
— Allons nous dégourdir les jambes.
Il se dirigea vers la butte Montmartre et en entreprit l’ascension à pas lents. C’était facile, si facile... Mais, si les Alliés arrivaient aux portes de Paris, ils attaqueraient forcément Montmartre. Alors, à chaque pas, Margont avait l’impression d’enjamber déjà les cadavres ennemis qui s’accumuleraient peut-être sur ces pentes.
— Qu’as-tu appris sur Honoré de Nolant ? De lui, j’ignore tout si ce n’est que le groupe l’avait désigné pour éventuellement m’égorger. Donc il est capable de tuer. Il l’a peut-être déjà fait... C’est celui que je connais le moins et, en même temps, c’est l’un des plus dangereux.
— Il est effectivement à craindre, parce qu’il a beaucoup à se faire pardonner... Les rapports de la police m’ont livré des éléments intéressants sur lui. Sa famille appartenait à la noblesse champenoise. Adolescent, il gravitait dans l’entourage de Louis XVI. Il faisait la lecture au roi, ce genre de choses ineptes. C’était vraiment un proche. Mais il a vite senti le vent tourner et, dès 1790, il s’est mis à renseigner secrètement des députés de l’Assemblée nationale constituante. Il révélait les moindres faits et gestes du roi, de Marie-Antoinette, du dauphin... D’après ce que j’ai lu, c’est lui qui, le premier, a signalé la disparition du roi et de sa famille, la nuit du 20 juin 1791...
— La fuite du roi... Celle qui s’est terminée à Varennes, parce qu’un maître de poste, Jean-Baptiste Drouet, a reconnu Louis XVI...
— C’est que Honoré de Nolant est malin. Quand il a donné l’alerte, la famille royale était déjà sur les routes. Il a prétendu qu’il avait réagi dès qu’il s’était rendu compte que le roi n’était plus là. Mais, moi, je pense qu’il a misé sur les deux partis à la fois. Si Louis XVI avait pu gagner l’étranger, Nolant, qui était certainement au courant de ce plan et qui avait peut-être même participé aux préparatifs, aurait été récompensé par la suite. Mais, une fois le roi arrêté, les révolutionnaires cessèrent de considérer Honoré de Nolant comme un simple espion et le traitèrent en un vrai révolutionnaire. Il se rebaptisa « Denolant » et suivit une carrière fulgurante. En 1793, il espionnait pour le compte du Comité de salut public, cet amalgame de sanguinaires ― Robespierre, Couthon, Saint-Just... ― qui voulaient guillotiner tous les Français !
— Encore un espion ? Varencourt, moi, maintenant Nolant...
— Quand on nage dans les eaux troubles d’une anguillère, on ne se plaint pas de croiser sans arrêt des anguilles...
— Il est impossible que les Épées du Roi sachent cela ! Ils n’auraient jamais accepté un tel homme dans leurs rangs ! Ils ne doivent connaître qu’une partie de son histoire...
— Ensuite, il a travaillé pour le Tribunal révolutionnaire. Si cela se trouve, il a peut-être un jour retranscrit proprement le nom de Louis de Leaume en ajoutant la mention « condamné à la guillotine ». Quand Bonaparte se fit proclamer empereur des Français, Honoré de Nolant devint impérialiste et trahit les partisans de la République. Il avait noué bien des contacts, à l’époque où il évoluait dans l’entourage de Louis XVI, puis dans les hautes sphères des milieux révolutionnaires. Fouché, alors à la tête de la Police générale, décida donc de le prendre dans son ministère, où Nolant rendit, dit-on, de grands services. Il aidait à établir les dossiers sur les royalistes, les révolutionnaires et les républicains opposés à l’Empereur. Seulement, en janvier 1810, on commença à le suspecter de détourner de l’argent. Honoré de Nolant disparut aussitôt, du jour au lendemain ! La police finit par découvrir qu’il l’avait bernée. Il prétendait avoir de nombreux informateurs qui ne traitaient qu’avec lui. Mais, en réalité, la plupart d’entre eux n’existaient pas et Honoré de Nolant gardait pour lui les sommes qu’il prétendait leur verser. En échange, il inventait des complots républicains, des projets d’assassinats. ... Il vendait du vent. Très cher, paraît-il. La Police générale l’exècre.
— Il n’a pas dû partir les mains vides, et je ne te parle pas que d’argent... Il est certainement arrivé chez les Épées du Roi les bras chargés de dossiers. Voilà pourquoi il a été admis dans le comité directeur ! C’est lui qui leur permet d’être si bien informés. C’est grâce à lui qu’ils échappent sans cesse à la police ! Il a dû donner les noms des enquêteurs chargés de traquer les organisations monarchistes, ceux de leurs informateurs... Il a peut-être aussi conservé des amis au ministère de la Police générale qui continuent à le renseigner. Je comprends pourquoi Joseph et Talleyrand m’ont choisi. Moi, je n’ai rien à voir avec toutes les polices de l’Empire.
— Voilà pour Honoré de Nolant.
— Le groupe doit se méfier de lui. On lui fait payer ses trahisons en le chargeant des sales besognes... Il est obligé de prouver sa loyauté en versant le sang. Voilà un traître professionnel : royaliste, révolutionnaire, républicain, impérialiste, à nouveau royaliste... C’est certainement lui qui a su qui il fallait assassiner pour désorganiser la défense de Paris. Lui connaît la situation de l’intérieur. Il a dû citer le nom du colonel Berle ! Il est au minimum complice de ce crime !
— Calmez-vous... Vous êtes dans un état !
— Les autres, au moins, suivent une certaine philosophie. Même Charles de Varencourt, qui est fidèle à sa passion du jeu. Mais Honoré de Nolant...
— S’il est arrêté, la police le fera pendre. Sauf si l’armée le fait fusiller avant...
— Je ne vois aucun rapport entre le feu et lui.
Ils atteignirent le sommet de Montmartre. Paris s’étendait sous leurs yeux. Louis XIV avait imprimé la marque de son règne avec des réalisations grandioses : les Invalides dont le dôme doré miroitait comme un deuxième soleil – suscitant des rêveries que l’inquiétude dissipait aussitôt –, la place Vendôme... Napoléon avait agi de même, pour signifier qu’il était aussi grand que le Roi-Soleil : la colonne de la place Vendôme, l’Arc de Triomphe en cours de construction, l’église de la Madeleine qui imitait les temples gréco-romains, la percée de la rue de Rivoli, les ponts d’Austerlitz, d’Iéna et des Arts... Paris ressemblait à un vaste échiquier sur lesquels les puissants accumulaient palais et autres ornements comme autant de pions somptueux.
— Et enfin, Jean-Baptiste de Châtel. Il est né en 1766, dans une famille de la noblesse orléanaise. Très tôt, il a intégré l’abbaye cistercienne de Pagemont, dans le Loiret. Ce n’est pas comme vous, lui voulait vraiment devenir moine. Mais il s’est vite fait renvoyer, discrètement, sous prétexte de graves problèmes de santé, car l’Église souhaitait éviter un scandale. Pourquoi d’après vous ?
— J’ai passé quatre ans dans une abbaye et tu me poses cette question ? Ma réponse prendrait une journée entière ! Parce qu’il désirait voir le monde, qu’il est tombé amoureux, qu’il souhaitait avoir des enfants, car les femmes l’attiraient, ou les hommes, ou alors il a perdu la foi...
— Rien de tout cela. Parce qu’il voulait tout réformer : le déroulement des messes, l’ordination des prêtres, le fonctionnement du Vatican...
— Un réformateur ?
— Oui, mais un réformateur conservateur. Il trouvait que les autres moines ne priaient pas Dieu avec assez de foi et que le pape Pie VI et Louis XVI étaient trop modérés.
Margont secouait la tête, incrédule.
— Pie VI, trop modéré ? Tu veux dire que Jean-Baptiste de Châtel était à la fois plus royaliste que le roi et plus catholique que le pape ? Comment est-ce possible ?
— Eh bien, par exemple, il voulait interdire toutes les religions autres que le catholicisme.
— Formidable ! Il voulait relancer les guerres de Religion ! Quoi d’autre ?
— Il exigeait que l’athéisme soit également interdit, que l’enseignement soit exclusivement assuré par des prêtres ; il militait en faveur de la reprise des croisades pour libérer Jérusalem...
— Ah, voilà pourquoi les autres membres le surnomment « le croisé ». C’est un dément !
— En 1791, désireux de fuir la France révolutionnaire et estimant que le clergé français était trop tiède, il se rendit en Espagne. Ses débuts furent impressionnants : il fut admis à l’abbaye d’Aljanfe, près de Madrid, où il devint le dauphin de l’abbé... En effet, une partie du clergé espagnol partageait avec lui cette idée que les religieux français étaient trop modérés. Ses sermons intransigeants plaisaient beaucoup.
— Mais je parie qu’il a rapidement dépassé les fanatiques espagnols.
— Exact. Or, en Espagne, on ne plaisante pas avec le catholicisme. En 1797, il fut emprisonné par l’Inquisition, qui l’accusait d’hérésie, parce que certaines de ses interprétations de la Bible divergeaient du dogme. Par exemple, il polémiquait au sujet de la pauvreté du Christ. Il est dit dans la Bible que le Christ ne possédait rien en propre ni en commun. Il en déduisait que l’Église catholique devait elle aussi faire voeu de pauvreté...
— C’est un vieux débat que craint beaucoup l’Église catholique. Au Moyen Âge, à plusieurs reprises, on a condamné au bûcher des franciscains uniquement pour avoir soulevé cette question...
— Son procès a duré trois ans.
— C’est énorme !
— C’est qu’il se défendait avec brio. Ses connaissances en théologie posaient des problèmes aux inquisiteurs, il contestait tout et argumentait sans fin. Il revenait à ce qu’il appelait la Bible originelle – c’est-à-dire les textes les plus anciens, ceux en vieil hébreu, en araméen et en grec antique – et il évoquait ce qu’il considérait comme des erreurs de traduction.
Margont était stupéfait. Lui-même ne manquait pas d’insolence – un trait de caractère typiquement révolutionnaire –, aussi était-il toujours impressionné quand, il entendait parler de quelqu’un qui le surpassait dans ce domaine. Lorsqu’il s’exprima, il s’adressait autant à Lefine qu’à lui-même.
— En somme, il disait aux inquisiteurs – ces fanatiques parmi les fanatiques – qu’eux avaient la mauvaise Bible et lui la bonne, qu’il était le seul homme sur terre à avoir accès à la parole de Dieu.
— J’aurais voulu y être pour voir ça ! Et, comme les actes des procès inquisitoriaux sont scrupuleusement consignés, les inquisiteurs étaient obligés de lui répondre. ... En outre, Châtel soulignait les irrégularités de son procès. Il connaissait très bien les procédures inquisitoriales, car il soutenait que l’Inquisition devait être rétablie dans tous les pays. Lorsqu’il se trouvait encore à l’abbaye de Pagemont, il avait travaillé sur une actualisation de ces procédures – alors que personne ne lui avait rien demandé de tel. Il paraît qu’il se prenait déjà pour le futur inquisiteur général du royaume de France.
— Mais où trouvait-il le temps ? Les moines sont occupés toute la journée : prier, se faire sermonner dans la salle capitulaire, travailler, prier à nouveau, lire les Saintes Écritures, écouter la parole de Dieu... Les moments libres sont rares et brefs.
— Ce n’était pas indiqué dans le rapport de la police.
— Il devait rogner sur les quelques heures imparties au sommeil...
— L’Inquisition espagnole a fini par le condamner à mort. Mais la sentence ne put pas être appliquée en raison d’un recours, l’appel au pape. Pie VII, nouvellement élu, obtint que la condamnation à mort soit commuée en prison à vie. Châtel croupissait donc dans une geôle madrilène, périssant à petit feu tout en lisant la Bible, que les Inquisiteurs avaient bien voulu lui laisser. C’est finalement Napoléon qui lui a sauvé la vie, en 1808, en supprimant l’Inquisition après avoir investi l’Espagne.
— Châtel ne lui en est pas très reconnaissant... Il prend l’Empereur pour l’Antéchrist. Quand il m’a affirmé cela, j’ai cru qu’il plaisantait... Mais, maintenant, je crois que tout ce qu’il dit est à prendre au pied de la lettre.
— Ensuite, la police a perdu sa trace et je n’ai pas réussi à faire mieux qu’elle. Il n’est réapparu qu’en 1813, à Paris, chez les Épées du Roi. Pour lui non plus, je ne vois pas de lien avec le feu.
— Il ne s’entend pas avec Louis de Leaume. Il a du mal à accepter l’autorité de quiconque. Il est donc incontrôlable... Je crois que, même mener une campagne d’assassinats, c’est encore trop peu à ses yeux. Vers où va-t-il, celui-là ?
Margont était songeur.
— Ils ont tous des vies à l’image de notre époque : mouvementées, pleines de confusion, de contradictions et de périodes d’errance... Dire qu’au lendemain de la Révolution, tout le monde croyait que tout allait évoluer pour le mieux... Que sais-tu sur les autres membres, ceux qui ne sont pas dans le comité directeur ?
— Peu de choses. Il s’agit d’un ensemble hétéroclite : chouans, mystiques que Jean-Baptiste de Châtel a convaincu de rejoindre les Épées du Roi par ses sermons, rescapés d’anciens groupes démantelés... Les plus nombreux sont des royalistes de la dernière heure, qui sentent le vent tourner...
— Qu’est-ce que Charles de Varencourt a réellement appris aux agents de Joseph ?
— Il y a un commentaire de la police à ce sujet. Très peu de choses sur les membres du comité directeur, car il prétend que chacun garde son histoire pour lui-même. Il n’y a que sur le vicomte de Leaume qu’il a fourni des éléments nouveaux, en signalant que celui-ci avait passé au moins deux ans en Angleterre, vivant chez des connaissances dans le Strand, le véritable quartier français royaliste de Londres. Paradoxalement, Varencourt s’est surtout trahi lui-même, car les policiers avaient identifié tous les membres dirigeants de ce groupe... sauf lui ! Varencourt était persuadé qu’on le soupçonnait déjà avant qu’il ne trahisse.
— Bien fait !
— Il a confirmé ce que la police suspectait, à savoir que les Épées du Roi projettent de déclencher un soulèvement populaire en faveur de Louis XVIII.
— L’idée est à la mode. Les monarchistes en rêvent : une Révolution blanche qui abattrait cet empire d’inspiration républicaine pour restaurer le roi. Une sorte de Révolution inversée qui effacerait la Révolution et ses conséquences. Cela me paraît être plutôt un rêve, une façon de refuser d’accepter la réalité.
— L’emblème du groupe. Là encore, la police s’en doutait. La cocarde blanche est trop populaire, estiment les aristocrates. Les sociétés secrètes royalistes aiment à développer leurs propres signes de reconnaissance. Mais Charles de Varencourt a donné une description détaillée de leur emblème. Enfin, c’est lui qui a révélé le projet de campagne d’assassinats. Là, ce que je vais vous dire va vous faire hurler : Varencourt a fourni une liste de onze noms, mais... Natai ne me l’a pas communiquée. Au contraire, il m’a fait savoir que ses supérieurs vous interdisaient d’aborder ce sujet avec Varencourt.
Margont se retint de s’emporter.
— Comment ?
— Bah, ce n’est pas étonnant si l’on y songe. Joseph doit estimer que cela n’est pas nécessaire à votre enquête et il veut limiter le risque que cette liste de noms circule... Surtout si le sien est dessus ! Voilà, j’ai terminé mon rapport.
— Merci, Fernand ! Ton aide est cruciale ! Essaie de continuer à en apprendre plus sur nos suspects. Le premier qui a du nouveau fait signe à l’autre.
Lefïne s’en alla. Margont demeura un moment allongé dans l’herbe, au pied de l’un des moulins, bercé par un petit vent frais, à contempler Paris.
De retour chez lui, Margont s’aperçut que l’on avait fouillé son logement. Chaque fois qu’il s’apprêtait à sortir, il prenait soin de laisser des objets à une place déterminée. Or ceux-ci avaient été déplacés ! Ses livres n’étaient pas empilés exactement comme ils auraient dû l’être. Sa paillasse s’appuyait contre un mur, alors qu’il aurait dû subsister un interstice. On avait procédé avec un tel soin que, sans ces fins indices, Margont ne se serait rendu compte de rien, puisque aucun objet ne lui avait été volé. D’ailleurs, à bien y songer, il n’était plus si sûr de lui, tout à coup... Avait-on réellement déplacé ces ouvrages et son matelas ? Il ne pouvait pas demander au tenancier de l’auberge qui, à supposer qu’il fût au courant, nierait avoir vu entrer quiconque. Ses doigts glissaient le long des piles de livres, cherchant à s’assurer que la sensation était bien différente de celle d’avant sa rencontre avec Lefïne. Dans la rue, régulièrement, il se croyait suivi. Par un membre des Épées du Roi ? Par un policier qui le prenait pour un royaliste ? Par quelqu’un qui obéissait à des motivations personnelles ? Qu’est-ce qui appartenait à la réalité et qu’est-ce qui n’était qu’impression ?
Il se précipita sur son coffre. Il avait planté un petit clou à l’intérieur, sur le côté gauche, tout au fond. Un fil y était accroché. Avant de s’absenter, il le faisait sortir et l’attachait à une encoche située sur le couvercle. Une fois de retour, il le dénouait. Cette fois-ci, le fil était rompu. On avait bel et bien fouillé chez lui, ce qui, paradoxalement, le rassura. Il n’était pas en train de perdre la raison. Pas encore... Finalement, son lien à la réalité ne tenait qu’à ce fil...