Dépourvue de mobilier, glacée et sans âme, la pièce n’était pas habitée. Cette réunion nocturne constituerait son seul moment de vie. Elle serait abandonnée aussitôt après, étape éphémère d’un cache-cache épuisant dans Paris.
Une femme y accueillit Margont, soulagée de voir que les événements avaient pris cette tournure. Elle avait quarante ans ou un peu plus. Elle était belle. Mais ses longs cheveux étaient tirés en un chignon passé de mode ; aucun fard ne mettait son visage en valeur ; elle ne portait pas de bijoux ; sa robe était terne... Margont songea qu’elle paraissait dissimuler sa beauté. Cette dernière lui avait-elle attiré un jour quelque malheur ?
Son regard était d’une intensité rare. Ses yeux bleus vous transperçaient l’âme, vous sondaient, cherchant à débusquer votre vérité intérieure. Pour Margont, c’était une épreuve semblable à une brûlure, comme si ses mensonges se consumaient dans son âme.
— Chevalier Quentin de Langés, annonça-t-il en s’inclinant pour fuir ce regard inquisiteur.
— Mademoiselle Catherine de Saltonges. Vous voilà donc parmi nous. Nous vous prenions pour un espion...
Le ton ironique de cette dernière phrase laissait entendre qu’elle ne lui accordait pas sa confiance.
— M. de Langés est un ancien soldat et il possède une imprimerie ! dit le vicomte de Leaume.
— J’ai tout entendu...
— Si les avis n’avaient pas pu se départager, auriez-vous voté la vie ou la mort ? lui demanda Margont.
Elle baissa les yeux, comme il le désirait.
— Comment pouvez-vous parler ainsi ? Je n’aurais pas... Je... Sans moi ! Mais vous ne me plaisez pas, monsieur. Vous mélangez le vrai et le faux. Cela m’écoeure.
Son visage exprimait le dégoût, comme si les mensonges de Margont avaient dégagé une odeur de pourriture.
— En avons-nous terminé avec mon admission ? demanda-t-il. Agissons et, avec l’aide de Dieu, nous remporterons la bataille ! Je propose que...
— Ne décidons rien pour l’instant ! le coupa Catherine de Saltonges. Vous allez bien vite, chevalier...
— Et la situation va plus vite encore !
Leaume intervint à son tour.
— Nous reprendrons contact avec vous. Sachez que j’interdis formellement que les membres de notre groupe se fréquentent en dehors des rencontres officielles, et ce, quel qu’en soit le motif. Chacun répond de cette règle sur sa vie. M’avez-vous bien compris ?
— Oui. Mais si j’ai besoin de vous joindre ? Il faut bien que je puisse...
— Cela ne vous sera pas possible, intervint Jean-Baptiste de Châtel. Nous partirons les premiers.
Catherine de Saltonges et Honoré de Nolant s’en allèrent, suivis de Jean-Baptiste de Châtel. Le vicomte de Leaume s’attardait. Il dénoua son foulard tout en fixant Margont.
— Monsieur de Langés, ne sous-estimez pas notre détermination.
Il révéla alors une marque. On avait découvert dans les îles du Pacifique et dans le Nouveau Monde ces pratiques consistant à se marquer la peau de manière indélébile. De grands explorateurs, comme Cook, avaient amené en Europe des insulaires tatoués. Le prestige de ces aventuriers et le goût de l’exotisme s’étaient combinés pour faire naître cette mode du tatouage. Par le passé, le comte Tolstoï, revenu d’Océanie, avait exhibé ses tatouages dans les salons de Saint-Pétersbourg, déclenchant l’enthousiasme de la noblesse russe. La légende racontait que la Grande Catherine s’était fait tatouer en un lieu très particulier... L’ancien maréchal Bernadotte, durant ses années révolutionnaires, s’était fait inscrire sur la poitrine la devise : « Mort aux rois. » Dire qu’il était devenu prince héritier de Suède et rêvait d’évincer Napoléon et Louis XVIII pour devenir roi de France...
Le motif choisi par Louis de Leaume était étrange. Il s’agissait ― Margont se rapprocha en fronçant les sourcils –, oui, il s’agissait bien d’un tracé en pointillé, comme ceux que font les couturiers et les tailleurs sur un tissu qu’ils s’apprêtent à découper. Ce symbole indiquait l’endroit où il fallait trancher, tout le long du cou du vicomte de Leaume...
— Je me battrai jusqu’au bout, chevalier. J’ai appris à vivre en permanence avec le couperet de la guillotine au-dessus de la nuque !
Sur ce, il sortit et disparut dans la nuit.
Margont patienta en compagnie de Varencourt.
— Vous étiez au courant de l’accueil qui m’attendait ?
— Pas du tout, je vous le jure ! S’ils vous avaient... Enfin, si vous ne les aviez pas convaincus de votre sincérité, je me demande ce qu’ils auraient décidé à mon sujet...
Il commençait enfin à reprendre ses couleurs habituelles. Margont le scrutait sans s’en cacher.
— Qui m’a suivi jusqu’à l’imprimerie ?
— Je ne sais pas.
Ils sortirent et Varencourt referma la porte derrière eux en chuchotant :
— Inutile que vous fassiez surveiller cette maison. Ils n’y reviendront jamais. Le vicomte de Leaume interdit de retourner sur nos lieux de rendez-vous. Lui-même s’impose des mesures encore plus strictes : il ne dort jamais deux fois dans le même lit...
— Mais à qui appartient ce logement ?
— À l’un de ces nombreux nobles français qui vivent en exil en attendant la chute de Napoléon. Ils ont laissé en France des biens, des propriétés... Une partie a été pillée ou saisie durant la Révolution et les années qui ont suivi... Mais des endroits comme celui-ci, il en reste ! Le vicomte de Leaume a vécu deux ans à Londres. Il y a gagné la confiance de riches personnages avec lesquels il a conservé des liens. Grâce à eux, il possède des dizaines de clés qui ouvrent la porte de trous de ce genre. Eux sirotent du brandy dans leurs clubs londoniens et se contentent de financer le vicomte, qui prend tous les risques. Si Louis XVIII monte un jour sur le trône de France, ces généreux donateurs pourront se vanter auprès de Sa Majesté du rôle qu’ils ont joué dans la Restauration. Ils misent de l’or et quelques bicoques dont ils ont hérité, ou qu’ils louaient, ou qu’ils avaient achetées durant les premières années de la Révolution avec l’idée de s’y cacher ou d’y dissimuler des biens... En cas de succès, ils obtiendront charges honorifiques, rentes... Le vicomte, lui, ne peut jouer que ce qu’il a. Ses cartes : ses idées, sa mise : sa tête... Il l’a fort bien compris, n’est-ce pas ? Voilà pourquoi vous avez été brillant quand vous avez évoqué votre désir d’être récompensé ! Ce discours-là, il l’a entendu jusqu’à plus soif ! Pour un vicomte de Leaume, cinquante Langés !
— Et cent Varencourt...
Celui-ci ne releva pas la provocation.
— Vous savez maintenant pourquoi le vicomte est le chef de notre organisation : parce qu’il l’a créée et, surtout, parce qu’il a accès à l’argent, le nerf de la guerre !
Tandis qu’ils s’éloignaient de la bâtisse, ils reprenaient chacun de l’assurance.
— En tout cas, bravo, vous leur avez fait bonne impression, dit Charles de Varencourt.
— C’est une plaisanterie ?
— Pas du tout. Ils se méfient tous les uns des autres. Il faut se mettre à leur place. Jean-Baptiste de Châtel a perdu une dizaine de membres de sa famille en Vendée, chouans morts au combat et civils fusillés en guise de représailles ou massacrés par les colonnes infernales de ce criminel de général Turreau. Le vicomte de Leaume a lui aussi tout perdu : parents, terres, fortune... En outre, il dirigeait déjà un petit groupe monarchiste en 1793, les Loyaux. Tous les membres ont été arrêtés. Par la lucarne de sa cellule, il voyait tous les jours les têtes de ses compagnons tomber sous le couperet de la guillotine... Il s’imposait de contempler ce spectacle, persuadé que cela lui permettrait de vaincre sa peur et de se comporter avec panache en montant sur l’échafaud. Il essayait d’imaginer une action d’éclat, quelque chose qui le rendrait célèbre et serait une gifle infligée publiquement à ses ennemis. Vous avez dû le troubler quand vous avez cité Danton. Dans sa geôle, il pensait sans doute à cet homme. Il le haïssait. Mais il voulait certainement l’imiter le jour de sa mort. Danton s’approchant du bourreau et lui déclarant : « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine. » Et le bourreau l’a fait ! Tout le monde a déjà oublié la plupart des noms de ceux qui ont décidé la mort de Danton, mais on se souviendra à jamais de ses dernières paroles. Le vicomte de Leaume a réussi à s’évader quelques heures après son passage devant le Tribunal révolutionnaire – tribunal qui l’avait condamné à avoir la tête tranchée, faut-il le préciser ? Mais, croyez-moi, quand il vous en parle, on dirait que c’était hier. Tout cela pour vous dire que, quand on sait ce qu’ils ont vécu, on ne s’étonne plus de voir les fanatiques qu’ils sont devenus. ... La violence appelle la répression, la répression la violence. Pour mettre un terme à ce cercle vicieux, peut-être faudrait-il essayer de pardonner, ou au moins d’accepter le passé. Mais c’est si difficile...
— Et vous, qu’avez-vous vécu, Charles ?
Varencourt se cambra et serra les dents, comme si on l’avait frappé et qu’il s’apprêtait à riposter.
— Gardez donc ce genre de propos pour vous !
— Bon... Autre question, quelle est la preuve de loyauté que vous avez donnée pour être admis dans le comité directeur ?
Varencourt fit semblant de se détendre et rit comme un enfant.
— Vous comprendrez que je ne vous réponde pas. Vous seriez obligé de consigner cela dans un rapport et Joseph en tomberait de son fauteuil...
Paris était mal éclairé, bien que ce fût pire encore dans les autres capitales d’Europe. Ils marchaient au clair de lune, passant sous des lampes éteintes par le vent ou à court d’huile. Margont aurait voulu mieux se maîtriser, mais la colère l’envahissait.
— Vous êtes resté d’un calme durant cette espèce de procès partial !
Varencourt devint jovial.
— Vous, vous gigotiez comme un serpent, sifflant et tentant de piquer !
— Cela vous amuse ?
— « Je me presse de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer », a dit M. de Beaumarchais. Rien que pour cette phrase, j’aurais voulu le rencontrer !
— Ils ne m’ont parlé d’aucun de leurs projets !
— C’est qu’ils sont rusés. Chacun a connaissance de telle ou telle chose... Ce n’est pas parce que l’on vous a admis au sommet que vous allez tout apprendre sur tout. Ce serait trop dangereux ! La logique veut que tous les membres du comité directeur se connaissent – c’est chose faite –, autrement, il serait impossible de prendre des décisions cohérentes et de les faire appliquer. Mais on ne vous sollicite que lorsque l’on pense que vous allez augmenter les chances de succès d’un plan en particulier. Ainsi, même moi, j’ignore probablement certains des projets qui ont été soumis au vicomte de Leaume et je ne connais pas le tiers de la trentaine de membres qui composent notre organisation. Peut-être y en a-t-il bien plus, d’ailleurs. Ou moins... Seul Louis de Leaume sait tout. Mais lui, votre Joseph ne l’attrapera jamais vivant...
— Combien de fois avez-vous rencontré les membres du comité directeur ?
— Il n’y a guère qu’une réunion par mois, sauf quand un projet se précise. Arrêtez avec toutes vos questions. J’ai déjà dit tout ce que je savais à la police : consultez mes rapports. Nous ne nous verrons désormais que lors des réunions du groupe. Leaume vous a dit qu’il interdisait formellement que les membres se côtoient en dehors des rencontres qu’il organise lui-même. Donc nous ne nous rencontrerons plus seul à seul, désormais.
— C’est moi qui décide !
— Non ! Écoutez-moi bien : manifestement, on vous a plongé dans un univers que vous ne connaissez pas. J’ignore si c’est une bonne ou une mauvaise approche. En tout cas, le fait est que vous êtes toujours vivant ce soir. Savez-vous pourquoi Louis de Leaume a failli être guillotiné ? Parce que l’un des membres des Loyaux avait été repéré par la police et qu’il avait l’habitude de rencontrer ses compagnons, par simple amitié, pour aller boire avec eux. Du coup, quand les policiers ont fondu sur le groupe, ils les ont tous arrêtés. Tous ! Alors je vous le redis : ne nous voyons plus !
— Vous me cachez sûrement des choses !
— Ne vous inquiétez pas, tout ce que j’apprendrai, je vous le vendrai...
— Comment pouvez-vous dire...
— Non ! Pas de débat d’idées. Nous perdrions notre temps... Par ailleurs, vous me combleriez en cessant d’afficher votre mépris à mon égard.
Comme ils arrivaient de moins en moins bien à se supporter, ils se séparèrent.
Miséreuse et exiguë, la chambre acheva d’épuiser les nerfs de Margont. Il se laissa tomber sur le lit et éteignit sa chandelle. Sa peur enfla aussitôt, tel un feu dont l’obscurité tenait lieu de paille. Il ne pouvait s’empêcher de repenser à cette lame avec laquelle on l’avait menacé. Il la voyait comme un trait lumineux traversant les ténèbres pour se précipiter vers son cou. Plus il se répétait que tout était fini, plus il la voyait. Il la sentait même sur sa gorge, plus distinctement encore que lorsqu’elle s’y était véritablement trouvée ! Il décida de réagir à ce contrecoup. Il se répétait ses motivations profondes afin de s’y ressourcer. Défendre les idéaux républicains ! La Liberté ! La Constitution ! L’égalité entre les hommes ! Ainsi défilaient de belles et grandes idées dans une pièce sale et obscure où dansait un couteau imaginaire.