CHAPITRE XVI

Sa main frappait déjà à la porte que Margont en était encore à se demander comment il allait trouver une raison plausible à sa venue. Lui habituellement si méthodique, lui qui échafaudait toujours des plans qu’il hiérarchisait, le voilà qui improvisait. Une femme lui ouvrit. La cinquantaine, cheveux gris, visage souriant, manières affables... C’était à n’en pas douter la personne que venait de lui décrire Michel. Elle le fit entrer sans poser de questions, le plus naturellement du monde !

Le logement était exigu, mais bien rangé. Très propre, aussi. L’organisation de l’espace intriguait. La pièce dans laquelle ils se trouvaient servait à la fois de cuisine et de chambre à coucher, avec un lit bordé, impeccablement fait. Pourtant, une porte, fermée, indiquait qu’il existait une autre pièce. Les lieux étaient à l’image de celle qui y résidait : avenants. La femme invita Margont à s’asseoir. « Pourquoi veille-t-elle à ce point à mettre les gens en confiance ? » se demanda-t-il. La chaise qu’elle lui avait présentée était disposée de telle manière qu’elle ne plaçait pas la porte de l’autre pièce au centre du regard. Mais elle ne la dissimulait pas non plus, la reléguant discrètement sur le côté. Margont devina que ce n’était pas une coïncidence. Tout ici était trop bien calculé. Le fin mot de ce mystère se trouvait derrière cette porte.

— Puis-je savoir qui vous a parlé de moi ? interrogea la femme.

Elle lui souriait. Toutefois, sa question était précise.

— Une amie...

— C’est toujours une amie qui parle de moi. Mais j’ai besoin de savoir qui exactement. Autrement, je ne pourrai rien faire pour vous...

Souple et ferme. Une personne étonnante... Si elle avait été un homme, Margont l’aurait prise pour un ancien soldat. Elle avait l’habitude d’affronter des situations difficiles. D’ailleurs, elle l’avait laissé entrer ainsi chez elle. Il pouvait être un voleur... Elle devait savoir se défendre. Ou alors, ce qu’elle faisait l’obligeait à se comporter de la sorte. Si elle avait tenté de le séduire, il aurait songé qu’elle se prostituait. S’agissait-il d’une entremetteuse ? Catherine de Saltonges était-elle venue se prostituer ici, dans une chambre située derrière cette mystérieuse porte ? Mais cette hypothèse était en si nette rupture avec ce qu’il croyait connaître d’elle ! Son mari l’aurait-il corrompue et rendue semblable à lui-même ? Margont en rougit, et son trouble rassura la femme.

— Ne soyez pas gêné, monsieur, votre réaction est naturelle. Soyez persuadé que je ne dirai rien.

C’était bien cela le problème... Elle attendait une réponse. « Allons-y au culot, à la Charles de Varencourt », se dit Margont.

— C’est Mlle Catherine de Saltonges qui m’a parlé de vous.

La réponse mit son interlocutrice en confiance.

— Tout se passe bien ? J’étais inquiète pour elle.

— Elle pleure encore beaucoup...

— C’est compréhensible. Quand l’enfant est là, on s’inquiète, on panique, on veut qu’il parte et, une fois qu’il n’est plus là, on se demande si on a fait le bon choix...

Une faiseuse d’anges ! Catherine de Saltonges était venue se faire avorter. Qui était le père ? Pourquoi n’avait-elle pas gardé l’enfant ? Les questions éclataient dans la tête de Margont.

— Elle a tellement hésité... dit-elle.

Sa phrase s’acheva sur un silence incertain. Elle se demandait si elle n’était pas en train d’en dire trop. Margont songea que, qui dit enfant dit mère, mais aussi père. Il hasarda :

— C’est-à-dire que... Le père... Enfin, j’ignore si elle vous en a dit quelques mots...

— Oui, elle s’est confiée à moi, elle avait besoin de parler à quelqu’un. Hélas ! Elle aurait dû tout lui révéler ! Il avait le droit de savoir... S’il l’avait soutenue, je suis persuadée qu’elle aurait gardé cet enfant. Au début, elle me répétait qu’il devait d’abord régler une affaire... Puis elle a fini par m’avouer qu’il n’était pas au courant. Elle estimait que sa souffrance était déjà bien assez grande comme cela, qu’il n’aurait pu ni accueillir cet enfant, ni assumer la décision de ne pas le garder. Elle se désolait d’être tombée enceinte si vite, alors qu’elle avait été mariée pendant quatre ans et demi sans que survienne un tel événement. Elle m’a avoué qu’en dépit de son âge, elle espérait qu’un jour elle aurait à nouveau un enfant de son amant, mais que, cette fois, ils pourraient l’accueillir et l’élever. Ensemble. Quelle tristesse ! Cet homme doit avoir des soucis bien graves...

Dévorée par la curiosité, elle essayait de l’amener à lui en dire plus. Margont prit un air soucieux.

— Nous sommes extrêmement inquiets à son sujet. Vous a-t-elle expliqué ?

— Non, elle ne m’a presque rien appris sur lui. Même pas son nom. Lors de sa deuxième visite, celle durant laquelle je suis intervenue, je lui ai dit : « Encore un homme marié qui vous a fait de belles promesses et qui ne veut maintenant pas quitter sa femme... » Elle a éclaté d’un rire amer et m’a répondu : « Exactement ! Excepté le fait que son épouse est morte ! Comment rompt-on avec un mort ? »

— C’est une bien triste histoire...

Il essayait d’être le plus évasif possible. Brûlant d’en apprendre plus, elle ajouta :

— Elle a seulement dit : « Lui qui a déjà perdu un si grand nombre des siens, voilà qu’il va en perdre un de plus sans même le savoir. Décidément, le sort s’acharne à tuer ses enfants juste avant leur naissance... » C’est donc si terrible ?

Elle se pencha en avant, de peur de perdre une seule des confidences que Margont, croyait-elle, s’apprêtait à lui chuchoter.

— Oui. Mais, au jour d’aujourd’hui, déclara-t-il, c’est pour Mlle de Saltonges que je m’inquiète. Elle est si blanche, si faible... A-t-elle beaucoup saigné ?

— Forcément, pour une grossesse de plus de deux mois...

Réalisant enfin avec regret que son interlocuteur ne lui révélerait rien, elle se résolut à changer de sujet.

— Mais, dans votre cas, monsieur ?

Bref instant de flottement. Puis Margont se ressaisit.

— Non, concernant mon amie, ce n’est que le premier mois.

— Alors il est possible qu’une décoction de plantes et un massage du ventre suffisent. En cas d’échec ou si vous tardez trop, j’emploie l’aiguille. Mais j’ai l’habitude. Si votre amie décide de faire appel à mes services, elle devra me donner son nom. Son vrai nom, car je vérifierai... J’ai besoin de savoir ce genre de choses. C’est ma façon de m’assurer qu’il n’y a pas de tricherie, que vous n’êtes pas un policier... Parfois aussi, il peut arriver qu’en découvrant l’identité de la personne, je choisisse de refuser mes services. Vous seriez très étonné d’apprendre quelles personnes célèbres et puissantes m’ont fait contacter. Même l’épouse d’un maréchal... Dans ces cas-là, c’est toujours non, quel que soit le prix que l’on me propose. Mais vous pouvez compter sur ma totale discrétion.

La pièce située derrière la porte fermée faisait plus que jamais sentir sa présence. Catherine de Saltonges s’y était rendue, rongée par l’hésitation ; l’odeur de son sang en imprégnait encore l’air ; des femmes y étaient mortes...

— Je vais y songer, annonça-t-il.

Il se leva en affichant l’air de l’homme mis en confiance et qui va accepter de confier la vie de celle qu’il aime à une femme qu’il connaît à peine. Ils se saluèrent cordialement et Margont s’en alla. Il ne lui avait même pas révélé son nom. Tandis qu’il passait le seuil, sa peau frissonna sous la caresse glacée des fantômes de celles qui avaient péri là.

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