CHAPITRE XXXVIII

Palenier revint, accompagné de l’un de ses hommes. Tous deux étaient rouges de colère.

— La bougresse ! Elle ne lâche rien ! s’emporta-t-il.

— Dois-je continuer à l’interroger, monsieur ? demanda son subordonné.

Margont nota qu’il n’employait pas les mots « inspecteur », « officier de paix » ou « commissaire » pour désigner son supérieur. Il y avait la Police générale avec ses nombreuses subdivisions parfois rivales dont en particulier la préfecture de Police, les quatre polices particulières des ministères des Affaires étrangères, de l’Intérieur, des Finances et de la Guerre, l’ancienne police secrète de Fouché, celles de Napoléon – car l’Empereur avait organisé plusieurs services indépendants et qui ne rendaient de comptes qu’à lui-même –, celle de Savary, celle de Joseph... Presque tous les grands de l’Empire s’étaient constitué leur propre groupe d’informateurs, afin de ne pas dépendre de ceux des autres et de s’élever plus vite aux yeux de l’Empereur en essayant d’être les premiers informés de tout... On ne comptait plus les agents doubles ou triples et on ne savait plus qui obéissait à qui ni pourquoi.

— C’est moi qui vais l’interroger, annonça Margont.

Il s’attendait à devoir affronter le refus de Palenier, mais ce dernier lui indiqua gracieusement le chemin.

— Je vous en prie, allez-y... Nous nous tiendrons derrière la porte. Mais pas de violence ! Certains l’utilisent, mais nous, nous ne mangeons pas de ce pain-là.

— Moi non plus.

Margont s’engagea dans un nouveau couloir, barré par une grille qu’un gardien lui ouvrit. Lefine, Palenier et son subordonné le suivaient. On lui indiqua une lourde porte munie d’un judas. Margont ôta le verrou et pénétra seul dans la cellule.

Catherine de Saltonges poussa un cri en le voyant entrer. Elle plaça son poing dans sa bouche et le mordit pour se calmer. Elle le croyait mort...

— Bonsoir, mademoiselle, dit Margont avec ironie. Etes-vous bien traitée ?

Elle reprit des couleurs, inspira et répondit d’un ton acerbe :

— Évidemment ! Qui serait assez bête pour malmener une royaliste à trois jours du retour du roi ?

Cette remarque blessa Margont. Il se figurait cet entretien comme un duel. Or à peine la saluait-il de sa lame qu’elle lui portait un coup et faisait mouche !

— On m’a même servi du poulet, ajouta-t-elle. Délicieux !

— Nous allons parler d’autre chose que de poulet.

— Je ne vous dirai rien !

— Mais, mademoiselle, vous n’avez rien à me dire, puisque je sais tout !

Cette remarque fit froncer les sourcils à Catherine de Saltonges. Elle ne le croyait pas, bien sûr. Néanmoins, durant presque une heure, elle avait subi un flot de questions de la part de Palenier et de son subalterne, aussi s’étonnait-elle de cette entrée en matière.

— Que voulez-vous donc m’apprendre, mademoiselle ? demanda Margont en souriant. Que vous projetez d’assassiner l’Empereur ? En l’empoisonnant avec une aiguille enduite de curare ? Que l’assassin va se faire passer pour moi – major Quentin Margont de mon vrai nom – et ce, grâce à ce brave Charles de Varencourt, ce faux traître ?

Catherine de Saltonges peinait à recouvrer son souffle. Ces « secrets » qu’elle était prête à défendre jusqu’à la mort – ce benêt de Palenier valait bien la Seine... –, Margont les lui jetait à la figure comme de vulgaires coquilles d’huître vides.

Margont éclata de rire.

— Croyez-vous qu’il y ait une seule chose que vous sachiez et que j’ignore, mademoiselle ? C’est plutôt l’inverse... C’est moi qui attends vos questions !

— Depuis quand saviez-vous ?

— Oh, c’est un détail... Plusieurs membres dirigeants de votre groupe ont été arrêtés.

Il marcha dans la geôle. Elle le suivait des yeux. « Plusieurs », cela signifiait « pas tous »...

— Vous vous demandez lesquels sont entre nos mains et lesquels sont libres, n’est-ce pas ?

Elle faillit poser une question, mais se l’interdit et sourit à son tour.

— Non... Vous ne pouvez pas tout savoir. Il doit vous manquer quelque chose, autrement, vous ne vous donneriez pas tout ce mal...

Il fallait posséder une étonnante maîtrise de soi pour parvenir à raisonner aussi clair alors que votre monde venait de chavirer. Elle contre-attaqua aussitôt.

— Vous parlez avec beaucoup d’assurance, monsieur. Mais prenez garde ! Je suis moins en prison que vous ! Dans trois jours au plus tard, les Alliés me feront sortir de cette cellule, tandis que vous, ils pourraient bien vous y enfermer pendant trente ans !

L’idée de l’enfermement était insupportable à Margont, si bien que cette peur balaya ses pensées lancées en plein calcul, de la même manière qu’un coup de vent désorganise les cartes d’une réussite que l’on s’apprêtait à terminer brillamment.

— Si j’étais vous, monsieur, j’emploierais mon énergie à effacer une partie de ma dette. Vous nous avez nui. Il est encore temps de me convaincre de plaider en votre faveur, lorsque vous passerez devant la justice du roi.

« Ah, mais qui est en prison, elle ou moi ? » s’énerva intérieurement Margont. Catherines de Saltonges poursuivit ses assauts.

— Il vous est encore possible de dire que l’on vous a obligé à accepter cette mission !

— Le fait est que c’est vrai... ne put-il s’empêcher de commenter.

— Peu importe que ce soit vrai, il faut que ce soit crédible ! Je témoignerai en votre faveur, je dirai que vous m’avez bien traitée. Quand on est victorieux, on est porté à la clémence. Mais n’allez point faire de zèle maintenant ! Ne me tourmentez pas avec vos questions ou vous serez traité comme un impérialiste ! Et là, vous risquez de le payer très cher !

« Questions » ! Margont rebondit sur ce mot.

— Mes questions ? Mais puisque je vous dis que j’ai toutes les réponses ! Je sais tout ! C’est l’inverse. C’est moi qui m’étonne de vos propos. Ne voulez-vous vraiment pas savoir ce qu’il est advenu de l’un de vos amis ? Je parle bien entendu de celui qui est si proche de vous. Vous m’avez compris, n’est-ce pas ?

Elle rougit.

— Je ne vois pas ce que vous voulez dire...

— Je parle de votre amant, bien sûr, le père de cet enfant que vous n’avez pas pu garder...

Les yeux de Catherine de Saltonges se noyèrent de larmes, ce qui l’empêcha de voir que Margont, lui, réprimait un reflux nauséeux. Il s’en voulait d’aller remuer ainsi la douleur de cette femme, de souiller son intimité. Mais il faisait de cette enquête une affaire personnelle. On avait failli l’assassiner, et Lefine aussi, à cause de lui. On essayait de lui voler son nom. Et lui qui avait si souvent lutté contre le crime, voilà qu’un assassin s’apprêtait à tuer en usurpant son identité !

— Je comprends que vous ayez décidé qu’il valait mieux que cet enfant ne voie pas le jour... Quelle vie aurait-il eue ? Avec un père rongé par le feu...

Elle le regardait comme s’il s’agissait d’une créature surnaturelle, un ange qui aurait eu accès à ses pensées... Et comme il ne pouvait être un ange de Dieu, c’était un ange du diable, un ange déchu, maléfique...

Margont poursuivait.

— Oui, ce feu qui brûle en lui jour et nuit, qui le consume de l’intérieur ; ce brasier qui a été allumé par la campagne de Russie, mais qui ne s’est jamais éteint. Même votre amour n’a pas réussi à venir à bout de ces flammes.

S’il s’était agi d’un duel, elle aurait lâché son épée. Mais Margont devait poursuivre l’enchaînement qu’il avait initié. Son attaque composée n’était pas achevée, et tout à la fin viendrait le coup de pointe fatal... Elle murmura :

— Comment savez-vous cela ? Il vous a parlé de Moscou ? Comment est-ce possible ? J’ai mis un an à tout découvrir et vous, vous êtes au courant ?

Elle avait parlé d’une manière à peine audible.

— Bien sûr, on peut le comprendre... continua Margont. Il a perdu un si grand nombre des siens...

Cette phrase était issue des propres paroles de Catherine de Saltonges, que Margont se contentait de lui renvoyer. Celle-ci se trouvait dans un tel état qu’elle ne savait même plus faire la différence entre ses pensées et les propos de Margont...

Elle s’assit par terre de peur de tomber. Elle tapa du poing les pavés, de toutes ses forces, et la douleur submergea ses pensées. Elle se réfugiait dans la souffrance physique. Margont lui saisit le poignet pour l’obliger à cesser.

— Ce plan est suicidaire, vous le savez bien. Que ce soit l’échec ou le succès, le coupable est assuré d’être abattu par la garde rapprochée de l’Empereur ou d’être capturé, jugé et condamné à mort. Son plan est découvert, ce qui rend quasi nulles les chances de réussite. Mais vous le connaissez encore mieux que moi... S’il est libre, il va malgré tout essayer, même si c’est une pure folie. Si nous l’avons arrêté, il est sauvé... Posez-moi la question et je vous répondrai.

— Est-ce...

Elle revoyait son visage. Même dans les moments les plus intimes, même quand elle se rhabillait, sentant encore la chaleur de son corps contre le sien, il demeurait pensif, son esprit vérifiant une énième fois la cohérence de ses projets.

— Est-ce que Charles est vivant ? L’avez-vous arrêté ? chuchota-t-elle.

— Il est libre. Il va tenter de mettre son projet à exécution.

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