Après avoir filé par la porte de derrière, ils s’éloignèrent à grands pas. Ils évitaient les gens, s’engageaient dans les ruelles et s’exprimaient à voix basse. Il n’en fallait pas plus pour que les passants les prennent pour des comploteurs royalistes ou républicains, des partisans des Alliés... Jean-Quenin les abandonna, après avoir insisté pour que l’on fasse à nouveau appel à lui si besoin était.
Les idées se bousculaient dans la tête de Margont, telles des rivières indociles qui ne parvenaient pas à se réunir pour former un seul et même fleuve cohérent.
— Il y a ce que l’assassin montre et ce qu’il veut cacher. Il a voulu dissimuler les raisons réelles pour lesquelles il a commis ces brûlures. Et que penser de ce symbole royaliste et des documents qui ont été volés ? Constituent-ils une fausse piste et les brûlures la vraie ? Ou bien l’inverse ? Ou ces deux pistes sont-elles liées ? Nous voilà avec deux hypothèses, la royaliste et celle du feu.
— Les deux m’inquiètent... commenta Lefïne.
— Qui est supposé réagir à ce symbole ? Et à ces brûlures ?
— Nous, qui nous sommes fait piéger dans cette enquête !
— Oui, mais à part nous ?
Il y avait autre chose à comprendre dans la réponse de Lefine. Margont s’en rendit compte avec un temps de retard.
— Fernand, excuse-moi de t’entraîner une fois de plus dans une histoire compliquée... Mais j’ai absolument besoin de toi.
— Bien. Je le savais, mais cela fait toujours plaisir de se l’entendre dire. Comptez sur moi ! À quoi sert l’amitié sinon à ajouter à ses propres ennuis ceux de ses amis ? Cependant, si mes services aident effectivement à la défense de Paris – puisque c’est ce dont il semble s’agir –, j’aimerais bien qu’ils soient récompensés à leur juste valeur.
— C’est-à-dire ?
— Je veux être rétabli dans mon grade de sergent-major !
Toute une histoire... Ces dernières années, les pertes avaient été si élevées que les vétérans, noyés dans des masses de conscrits inexpérimentés, avaient bénéficié de nombreuses promotions. Depuis 1812, Margont était passé de capitaine à major, Piquebois de lieutenant à capitaine, Saber de lieutenant à colonel... Seuls Jean-Quenin Brémond et Lefine avaient conservé leur grade. Dans le cas du médecin-major, la faute en revenait au manque d’attention que l’on accordait au service de santé des armées. Priorités et faveurs allaient aux combattants. Mais Lefine, lui, était le seul responsable de l’immobilisme de ses galons. En 1813, il avait effectivement été promu sergent-major et le besoin d’officiers était si fort qu’il allait passer lieutenant en second, rien de moins... lorsque son chef de bataillon avait découvert qu’il se livrait à une escroquerie.
Il présentait à tel paysan ou tel marchand un bon de réquisition exigeant des vivres pour dix soldats. Mais il falsifiait ensuite le document, et le réquisitionné, de mèche avec lui, se faisait rembourser par l’armée un montant correspondant à de la nourriture fournie pour vingt hommes... Ce genre de pratique était courant. En outre, depuis le désastre de Russie, les soldes n’étaient pratiquement jamais versées ! De fait, Lefine, comme des dizaines de milliers d’autres soldats, sombrait peu à peu dans la misère et il avait utilisé l’argent ainsi détourné pour se nourrir et se vêtir. Mais le chef de bataillon voulait le faire fusiller pour l’exemple ! L’affaire devint rapidement embrouillée. Les preuves de sa culpabilité étaient évidentes, mais, puisqu’il encourait la peine capitale, Lefine soutenait qu’il était innocent. Comme il n’avait plus rien à perdre, il déployait tout son talent de vieux singe débrouillard, mentant avec une conviction qui troublait les gendarmes d’élite, auxquels la cour martiale avait fait appel. Gendarmes décidés à mettre le moins de zèle possible à résoudre cette affaire, car eux non plus ne comprenaient pas que l’on voulût exécuter un homme pour si peu, surtout au moment où chaque soldat comptait. Margont, Saber et Piquebois s’en étaient mêlés, bien sûr, et leurs grades pesaient lourd. Mais le chef de bataillon s’obstinait, relançant une procédure qui n’attendait que d’être interrompue. Saber eut finalement le dernier mot, sans le vouloir, en se faisant muter contre son gré dans la garde nationale parisienne et en entraînant ses amis avec lui. De tous, Lefine avait donc été le seul à danser de joie en apprenant la nouvelle. Il laissa cependant son grade de sergent-major dans cette histoire et se profilait pour lui la perspective de demeurer sergent ad vitam aeternam.
— J’ai été victime d’une regrettable erreur judiciaire... commença-t-il.
— C’est bon ! Ne me parle plus de cette affaire. Je te le promets, en cas de succès, je n’oublierai pas de demander une promotion pour toi. Directement à Joseph.
— Merci ! Que faisons-nous, maintenant ?
— Nous allons feuilleter ensemble les documents que m’a remis Joseph. Puis je garderai ceux qui me concernent et toi, tu emporteras ceux qui émanent de la police et tu iras te trouver une auberge, où tu résideras durant toute la durée cette enquête. Tu es supposé être pauvre, comme moi, alors ne va pas t’installer dans l’une des plus belles adresses de Paris aux frais de Joseph. Le logement que l’on m’a procuré se trouve dans le faubourg Saint-Marcel, au 9, rue du Pique. J’aimerais que tu sois à proximité. Ce soir, j’irai rencontrer ce Charles de Varencourt dont je t’ai parlé. Mais je me méfie de lui. Je vais t’indiquer le lieu et l’heure du rendez-vous. Tu t’y rendras aussi et tu nous espionneras, à distance, sans te faire remarquer. Tu n’entendras pas notre conversation, mais observe ses faits et gestes et tu me diras ce que tu en penses. Essaye aussi de repérer si quelqu’un nous surveille... Peut-être que les Épées du Roi se doutent de quelque chose et le font surveiller, ou que Varencourt aura eu la même idée que moi et sera venu avec un complice... Ensuite, tu le suivras, puis tu me retrouveras au pont d’Iéna et tu me feras ton rapport.
— Vous allez vous mêler à des gens qui voient partout des complots et, du coup, voilà que vous vous mettez à penser comme eux !