Le 26 mars, Margont se présentait à nouveau devant Joseph Bonaparte et Talleyrand. Puisqu’il n’était plus question de se voir aux Tuileries, il s’était rendu dans un hôtel particulier de l’île Saint-Louis, dont Mathurin Jelent lui avait communiqué l’adresse.
Leur première rencontre avait eu lieu à peine dix jours plus tôt et, pourtant, ces deux hauts dignitaires froncèrent les sourcils en apercevant Margont, se demandant s’il n’y avait pas eu une erreur, s’il ne s’agissait pas d’une autre personne que celle qu’ils avaient convoquée... Les vêtements de leur espion étaient vieillis, défraîchis, passés de mode. Mais il les portait d’un air compassé, hautain. Il tenait à la main une cravache et semblait prêt à frapper ceux qui ne lui obéiraient pas assez vite. On eût dit un baron tenant salon dans les décombres de son château dévasté par la Révolution. Il affichait une telle morgue que Joseph ne put s’empêcher de s’exclamer :
— Cela suffit, maintenant !
Au contraire, Talleyrand l’applaudit mollement.
— Quelle transformation ! Un homme tel que vous trouvera toujours un emploi auprès de moi, quelles que soient les circonstances.
— Mais voudrai-je de cet emploi, voilà qui est une autre question... répondit Margont.
— Où en êtes-vous, major ? demanda Joseph.
Le commandant de l’armée et de la garde nationale de Paris avait parlé d’un ton mielleux, mais on percevait de l’ironie. Ce miel-là était empoisonné. Margont devina qu’on allait l’accabler de reproches. Il conserva son calme et présenta un rapport synthétique. Lorsqu’il affirma être sûr que les Épées du Roi tramaient une insurrection armée, conformément à ce que prétendait Charles de Varencourt, Joseph perdit de sa superbe. De manière paradoxale, il semblait plus s’inquiéter des quelques milliers d’ennemis qui se cachaient dans Paris que des centaines de milliers de ceux qui affrontaient l’armée française. Il était convaincu que son frère viendrait à bout de cette coalition. En revanche, tout ce qui concernait un ennemi intérieur, intra-muros, était de son ressort.
— Mais il y a plus préoccupant encore, ajouta Margont.
Joseph et Talleyrand ne cachèrent pas leur surprise. Il évoqua les soupçons qu’il nourrissait quant à l’existence d’un troisième plan. Talleyrand se rallia d’emblée à cette hypothèse. Possédait-il des informations qu’il conservait pour lui ? Joseph, au contraire, exprimait le scepticisme agressif de ceux qui ont eu leur soûl de mauvaises nouvelles et ne veulent désormais entendre que du bon et du rassurant.
— Que peut-il y avoir de pire qu’une campagne d’assassinats visant à préparer une rébellion dans notre dos, major ?
Il avait prononcé ce dernier mot comme il aurait dit « fourmi ».
— Je l’ignore, Votre Excellence. Mais, croyez-moi, au moins deux des membres du comité directeur de ce groupe, le vicomte Louis de Leaume et Jean-Baptiste de Châtel, ne se contenteront pas de cela. Ils veulent une action plus grande, plus forte, plus fracassante.
Talleyrand, pensif, ne fixait plus son interlocuteur.
— Nous aurions donc affaire à une hydre dont chaque tête représenterait une menace différente, les têtes les plus voyantes dissimulant la plus dangereuse... Voilà une stratégie diablement rusée...
Il était étonnant de l’entendre utiliser le mot « diablement », lui que l’on surnommait « le diable boiteux »... Coïncidence ? Ou l’avait-il fait exprès, sous-entendant par là qu’il était lui aussi capable d’engendrer des hydres ? Margont en était à ces réflexions lorsque Talleyrand tourna vers lui son regard et sourit, en réponse à ces pensées qu’il avait percées à jour. Joseph se décomposait. Les catastrophes s’abattaient sur lui à un rythme effréné : quand donc cette maudite avalanche cesserait-elle enfin ?
— Quand on se trouve face à une hydre, il faut trancher toutes les têtes d’un seul coup, marmonna-t-il. Il faut les arrêter. Tous ! Pas un ne doit manquer ! Décapitons ce groupe et prions pour que la base, privée de ses chefs et paralysée par la peur, s’en trouve inactivée. Major, nous changeons le but de votre mission. Oubliez temporairement l’assassin du colonel Berle, vous...
— Que j’oublie l’assassin ? s’exclama Margont.
Joseph répliqua plus fort encore.
— Taisez-vous ! Obéissez aux ordres.
— Je ne peux pas...
— Incompétent ! Vous nous dites que le pire est à venir ? Il est déjà arrivé, figurez-vous ! Le comte Kevlokine a été assassiné. À Paris et par un membre des Épées du Roi – pour quelle raison, à l’heure actuelle, nous l’ignorons. Et vous, qui les avez infiltrés, vous n’avez rien vu venir ! Nous avions besoin de cet homme, comprenez-vous ? Nous aurions pu tenter de négocier avec le Tsar ! Maintenant, tout est perdu de ce côté-là !
Le désarroi de Margont exacerba la colère de Joseph, qui criait plus qu’il ne parlait.
— L’agent du Tsar, bougre de benêt ! Il a été assassiné par le groupe que vous étiez chargé de surveiller. On a retrouvé l’emblème des Épées du Roi sur son cadavre. Et il a été brûlé, comme le colonel Berle ! Il s’agit donc du même assassin, celui que vous étiez supposé démasquer. Celui-ci a réussi à faire disparaître le plus modéré de nos adversaires, l’homme avec lequel nous espérions traiter ! Comment se fait-il que vous n’ayez pas découvert que le comte Kevlokine était entré en contact avec les Épées du Roi ?
— Ils se méfient de moi...
— Vous deviez vous débrouiller en dépit de cette difficulté ! En somme, les deux seules choses que vous avez réussi à faire sont : un, avoir des présomptions quant à un mystérieux et hypothétique troisième plan et deux, leur permettre d’imprimer une centaine d’affiches appelant les Parisiens à se révolter contre l’Empereur...
Margont se demanda s’il n’allait pas finir cet entretien en prenant la direction de la prison du Temple ou de celle de Vincennes...
— J’y ai été contraint ! Je...
Joseph lui imposa silence d’un geste.
— Rachetez-vous en nous permettant d’arrêter tous les chefs de ce groupe. Nous avons temporisé en pensant que vous identifieriez de nouveaux membres et que vous démasqueriez rapidement le ou les assassins. Nous espérions aussi que vous auriez l’opportunité de nous aider à mettre la main sur le comte Kevlokine. Vous avez triplement échoué, tandis que la guerre évolue pour l’instant en notre défaveur. Nous devons nous adapter à cette nouvelle situation.
Il s’interrompit avant de reprendre plus posément.
— Nous n’allons pas arrêter maintenant Mlle Catherine de Saîtonges, car ses complices l’apprendraient aussitôt. J’ai donc donné l’ordre de placer votre imprimerie sous surveillance. Nous ne l’avions pas fait jusqu’à présent pour minimiser les risques que vous soyez démasqué. Désormais, nous ne pouvons plus nous montrer aussi prudents. Nous prendrons des précautions, mais, jamais ces royalistes découvraient notre présence, faites comme si vous n’étiez pas au courant, brodez...
Ah, c’était si simple dans la bouche de Joseph ! Un jeu d’enfant !
— Vous nous avertirez du lieu et de la date de votre prochaine réunion, reprit-il.
— Mais je ne suis jamais au courant ! Un ou plusieurs membres surgissent chez moi à l’improviste...
Joseph balaya tout cela d’un geste.
— Je me moque des détails. Improvisez ! Quand l’Empereur est en pleine bataille, il dit à tel général : « Prenez cette colline et tenez-la fermement pour protéger notre flanc droit. » Et le général s’exécute au lieu de passer la journée à dire : « Fort bien, Votre Majesté, mais avec combien de soldats ? Commandés par qui ? Disposés selon quel ordre de bataille ? Faut-il que j’emploie uniquement mon infanterie ou puis-je aussi me servir de ma cavalerie ? À quel moment exactement dois-je passer à l’action ? De combien de temps vais-je disposer ? Et pourquoi moi ? » Faites preuve d’initiative ! Avec toutes ces affiches que vous leur avez permis d’imprimer, ils doivent quand même bien commencer à vous prendre pour un royaliste puisque, même moi, je me pose la question !
Margont bouillonnait. « Ne pas répondre, ne pas répondre : il est sot de répondre aux imbéciles », se répétait-il.
— Soit ils vous feront quérir à l’imprimerie. Dans ce cas, débrouillez-vous pour avertir Jelent. De toute façon, je vous l’ai dit, des agents surveillent les lieux et vous suivront tandis que d’autres iront alerter la troupe. Soit ils se rendront à votre domicile, que je fais pareillement espionner. Rassurez-vous, ma police sait y faire !
Margont était de plus en plus inquiet. En même temps, il était forcé d’admettre qu’il n’avait pas repéré cette surveillance dont il était l’objet. Joseph poursuivit avec une assurance factice qui finissait par le berner lui-même :
— De même, Catherine de Saltonges et M. de Varencourt sont maintenant eux aussi espionnés jour et nuit. Ah, Varencourt ! L’une des choses les plus sensées que vous ayez pu dire est que vous vous méfiez de lui. Nous aussi ! Il ne nous a jamais parlé de ce troisième plan, il nous réclame sans cesse de l’argent... Il ignore que nous avons décidé de procéder à une arrestation générale. Il ne sait pas non plus que nous faisons surveiller son domicile. Seulement son domicile, car il est impossible à suivre ! Pour qu’il ne se doute de rien, nous lui avons fait croire que nous voulions encore plus de renseignements sur ce groupe et nous lui avons promis une prime. Vingt mille francs. M. Natai m’a signalé qu’à l’annonce de ce montant Charles de Varencourt était aux anges. Corbeau ! Cette opération sera supervisée par le supérieur de Natai, M. Palenier, qui est au courant de toute l’affaire.
Talleyrand se pencha vers Margont et susurra :
— Lors de notre première rencontre, nous vous avions promis cinq mille francs. Vous, bien sûr, ce n’est pas l’argent qui vous motive... Et les finances impériales ne sont malheureusement plus ce qu’elles étaient. D’un autre côté, il serait injuste d’envisager d’offrir vingt mille francs à un traître et seulement cinq milles à un homme loyal. Donc nous vous posons la question : souhaitez-vous vous aussi vingt mille francs en cas de succès de votre part ? Il vous suffit de les demander.
Cet homme tortueux se livrait à une étrange expérience dont le fin mot était de démontrer que les idéalistes étaient eux aussi corruptibles : leur prix était seulement plus élevé que celui de tout un chacun.
— Votre Excellence, répondit Margont, je me contenterai plutôt de l’imprimerie Le Liseron et de l’autorisation de lancer un journal. Je vous propose d’utiliser cet argent pour me l’acquérir...
— Encore ? Mais ce n’est plus une manie, c’est une maladie ! s’emporta Joseph. Soit, aidez-nous à les jeter tous en prison et vous les aurez, votre machine à faire des taches et votre journal !
Margont dissimula sa joie. Mais, aussitôt, une nouvelle inquiétude chassa celle-ci.
— Que leur arrivera-t-il, à ces prisonniers ?
Talleyrand plissa les yeux.
— Oh, des scrupules... Ils ne seront pas exécutés, ni torturés. Nos ennemis ont capturé autant des nôtres que nous des leurs, alors tout le monde traite au mieux ses captifs.
C’était un point de vue très partisan. Autant c’était souvent vrai pour les « hauts personnages », autant les simples soldats, les sous-officiers et les officiers subalternes, eux, connaissaient parfois des conditions de détention épouvantables, en Espagne, dans les pontons anglais, dans les geôles humides du château d’Édimbourg, en Russie... Cependant, ni Joseph ni Talleyrand ne risquaient de faire condamner à mort ces royalistes. Pas alors que les Alliés avaient des chances de remporter la bataille. Les faire pendre, cela aurait été se pendre soi-même avec le même noeud coulant...
— Il y a déjà bien assez de sang qui coule, surenchérit Joseph. Seuls celui ou ceux qui ont assassiné le colonel Berle et le comte Kevlokine sont passibles de la peine capitale, mais après un procès équitable.
— Comment se passerait cette arrestation ? interrogea Margont. Même si, quand le comité directeur se réunit, tous les autres membres ne sont pas présents, on ignore combien d’entre eux font le guet aux alentours. Ils sont nombreux : une trentaine, peut-être plus...
— Eh bien, nous nous y mettrons à plus de cent ! Jour et nuit, une compagnie de la garde nationale se tiendra prête à intervenir, en sus de mes agents. Le lieu de votre réunion sera encerclé. Solidement ! Nous aurons vite la situation en main.
Margont se voyait déjà pris au beau milieu d’une fusillade généralisée.
— Mais, Votre Excellence, vous allez déclencher l’insurrection que vous voulez justement éviter !
— Absolument pas ! Face à une telle supériorité numérique, ils se rendront sans résister.
— Pas eux !
— Notre décision est prise ! Au moment critique, si l’un de ces fanatiques veut faire le coup de feu, à vous de le ramener à la raison. Vous vous laisserez arrêter comme les autres. Vous serez tous conduits dans des prisons différentes. Chaque prisonnier sera seul dans sa cellule. On vous enfermera afin de donner le change. Bien évidemment, vous serez libéré aussitôt après.
— Et Charles de Varencourt ?
— Il sera lui aussi libéré. Mais un peu plus tard, dès que nous nous serons assurés qu’il était bien de notre côté. Si jamais nous découvrons qu’il a conservé pour lui des informations précieuses, il ira chercher la clé de sa geôle au fond de la Seine...
— Il faut que j’examine le corps du comte Kevlokine.
— Nous savions que vous alliez formuler cette requête. Cette fois, la Police générale a été la première sur les lieux. Hélas, elle a donc découvert l’emblème des Épées du Roi. J’ai personnellement veillé à ce que cela ne s’ébruite pas. Un policier vous attend dans l’antichambre. Il va vous conduire jusqu’au lieu où se trouve la dépouille du comte. Tout a été laissé en l’état ! Là-bas, vous rencontrerez l’inspecteur Sausson. Lui aussi est de la Police générale, donc il ne sait rien des actions que mène ma police secrète contre les organisations royalistes. Il ne s’occupe que des enquêtes criminelles. Û vous recevra seul et vous fera part de ce qu’il sait. Je lui ai interdit par écrit de vous poser la moindre question et il ignore qui vous êtes, pourquoi vous vous mêlez de cette affaire... Il a compris que, pour lui, vous n’existiez pas.
— Mais si, au sein même de la Police générale, des gens monnayent des informations aux royalistes, je cours le risque que quelqu’un m’aperçoive sur les lieux du crime et me décrive physiquement...
— Vous n’avez rien à craindre puisque vous allez nous permettre d’anéantir sous peu les Épées du Roi. Vous pouvez disposer.
Margont gagna la porte, mais il se retourna :
— Votre Excellence, puis-je savoir si Paris est menacé ?
Joseph fut stupéfié par cette audace, Talleyrand, amusé. Le lieutenant général voulut réprimander ce subalterne, envisagea de profiter de cette impertinence pour certifier que Paris ne risquait rien... Il s’empêtra tant et si bien dans sa colère et ses mensonges que ce fut la vérité qui sortit de sa bouche.
— Ils arrivent...
Il ajouta aussitôt fermement :
— Alors, faites en sorte que l’on ne nous poignarde pas dans le dos tandis que nous ferons face aux Alliés.