L’homme s’assit face à l’ivrogne, sans adresser un regard à quiconque. Au Boutefeu, chacun se mêlait de ses affaires, parce qu’elles étaient louches, sinon pourquoi venir dans ce coupe-gorge ? L’endroit était si mal famé que la police ne s’y rendait pas. Sauf si Savary, le ministre de la Police générale, en donnait l’ordre, à plusieurs reprises et en manifestant son énervement. Alors, effectivement, cette dernière y surgissait, en nombre et soutenue par des soldats de la garde municipale, à pied et à cheval. Mais il ne fallait pas trop s’inquiéter à ce sujet : les policiers prenaient toujours soin de prévenir quelques mouches, qui avertissaient tout le monde. Ainsi, il n’y avait ni émeutes ni blessés, on arrêtait quelques prostituées qui se laissaient faire de bonne grâce et M. Savary pouvait certifier à l’Empereur que l’ordre régnait à Paris.
Pas si soûl que cela, le buveur se redressa.
— J’attends un ami, murmura-t-il avec un accent portugais.
— Je suis cet ami.
— Alors vous êtes le bienvenu à ma table.
Il sourit et avala une gorgée de bière, rassuré par l’échange de ces phrases convenues au préalable avec un intermédiaire. Il lui manquait trois doigts à la main gauche, qui reposait en évidence sur la table. Un boulet les avait emportés lors d’un combat naval au large
83 du Portugal, tandis que sa corvette, À Corajosa, en flammes, était achevée par la canonnade frénétique de l’Amélie, une frégate française.
— J’ai ce que vous désirez, senhor. Mais j’ai eu bien plus de mal que prévu. S’engager dans la jungle amazonienne, c’est déjà quelque chose. Mais en plus, les tribus indiennes, elles sont pas toujours pacifiques, même quand vous avez déjà fait du troc avec elles. J’ai risqué ma vie en allant les voir ! Puis l’océan ! Une tempête dans l’Atlantique, j’en avais jamais vu une comme ça... On avait l’impression que le ciel aspirait l’eau pour la boire tellement les vagues étaient hautes. Pourtant, j’ai seize ans de mer sous les pieds ! Ensuite, traverser la France... Les Anglais, les Espagnols et les Portugais, ils jurent que Napoléon est à genoux, mais lui, visiblement, il est pas d’accord. J’ai failli me faire arrêter, j’ai dû graisser la patte à des soldats...
— Combien en plus ?
— Ah, por Deus, vous au moins vous savez ce que vous voulez !
— Plus que tu ne crois. Combien ?
— Je pourrais demander le quadruple, mais je me contenterai du triple.
— Tu auras donc le double.
— Non, non, senhor, avec tout mon respect : le triple. Et puis, si nous tombons pas d’accord, vous pouvez toujours vous passer de moi et aller vous-même dans notre vice-royauté du Brésil pour y chercher ce qui vous intéresse...
Sa réflexion le fit rire. Mais il ajouta :
— Croyez-moi ou non, je n’agis pas que pour l’argent. Moi aussi, je veux le retour du roi des Français. Du moment qu’il renverse Napoléon, n’importe lequel fera l’affaire, Louis XVIII, Bernadotte, même un poisson : le « Poisson-Roi »... Napoléon a envahi tellement de pays qu’il a peut-être oublié le Portugal, mais le Portugal, lui, n’a pas oublié Napoléon.
Son interlocuteur accepta et lui tendit pratiquement tout son argent sous la table. Il reçut en échange un sac dans lequel s’entrechoquaient de petits récipients.
— Il n’y a pas le triple, mais il y a plus du double... J’avais prévu que vous seriez gourmand, pas affamé...
— Vous croyez vraiment que vous allez réussir, senhor ?
En guise de réponse, l’homme sourit. Un sourire particulier, qui mêlait joie et férocité. Le marin en vint à reculer jusqu’à ce que son dos bute contre le dossier de sa chaise. Il montra à nouveau sa main gauche. On aurait dit une étoile de mer exsangue dans laquelle aurait croqué un requin.
— Vous, senhor, Napoléon vous a fait perdre plus que trois doigts...
L’homme marchait sans la voir au milieu de la foule en pleine confusion : gardes nationaux, paysans picards, champenois ou ardennais perchés avec leurs familles sur des carrioles emplies de meubles, badauds qui venaient aux nouvelles... Des mois qu’il attendait cette rencontre ! Enfin ! Enfin ! Mais avait-il vraiment obtenu ce qu’il voulait ? Si tel n’était pas le cas, il lui faudrait dresser un nouveau plan.
Il gagna un quartier où abondaient les boucheries. En 1810, Napoléon avait donné l’ordre de construire cinq abattoirs à l’extérieur de Paris. Mais ceux-ci n’étaient pas encore achevés et les tueries – ces lieux urbains où l’abattage était autorisé, sous contrôle – ne suffisaient pas à alimenter les Parisiens si friands de viande. Les bouchers de la capitale continuaient donc à procéder à l’ancienne. Ils égorgeaient le bétail à tour de bras dans les cours de leurs boutiques et le sang coulait jusque dans les rues. L’homme se demanda s’il s’agissait là d’une vision prophétique du Paris de demain, qui baignerait peut-être dans le sang des Parisiens, des Russes et des Prussiens, telle une Venise de sang.
La boucherie dans laquelle il pénétra était semblable aux autres. Les animaux y bêlaient et meuglaient dans une odeur de sang qui soulevait le coeur. Du sang, du sang, du sang, comme si l’on avait marché dans la gueule d’un Léviathan en train de dévorer le monde. Un apprenti boucher le reconnut et marcha à sa rencontre. Lui se contenta de hocher la tête et suivit le jeune homme vers les enclos. Là, ils se placèrent à l’abri des regards. Comme convenu au préalable, il lui donna une pièce de vingt francs, mais, quand il lui demanda de partir, l’apprenti refusa.
— Je veux voir ce que vous faites aux bêtes.
— File, tu n’auras pas plus. Quelqu’un est déjà passé avant toi qui a tout emporté.
L’employé s’obstinait, par curiosité. L’homme protesta encore, puis, pressé par le temps, céda. Il ouvrit son sac, qui renfermait onze petits pots en terre cuite. Onze chances de succès. Il sortit une aiguille de sa poche, prit un premier récipient et en ôta le bouchon, ce qui eut pour effet de libérer une forte odeur végétale. Le boucher s’amusait de ces manières mystérieuses. L’homme plongea la pointe de son aiguille dans ce liquide noir et sirupeux, dont le parfum était décidément si puissant qu’il semblait que ce pot, par quelque tour de magie, recelât une forêt vierge miniature. De sa main rendue tremblante par l’émotion, il piqua un boeuf à la cuisse. L’animal ne broncha pas. L’homme jeta l’aiguille dans la paille, loin de lui, de peur de se faire prendre à son propre piège, referma le récipient, le rangea dans une poche... Il agissait avec une froide méticulosité. Il prit une nouvelle aiguille et répéta la même opération avec un deuxième pot. Toujours rien. Il recommença. Échoua. Essaya à nouveau. Échoua encore. Ses gestes se répétaient à l’identique, tels ceux d’un automate. Seules variaient les odeurs des substances, suave et forte, aigrelette et ténue, pareille à l’humus d’une forêt après un orage... À la septième piqûre, au bout d’à peine quelques secondes, le boeuf fut parcouru d’un frisson. Ses pattes postérieures se mirent à trembler, comme si l’air ambiant était subitement devenu glacé. Les crampes se propagèrent dans tout le corps et ce boeuf, cet énorme boeuf de huit cents kilos, ouvrant une gueule béante, mais ne parvenant même plus à mugir, s’effondra et bascula sur le côté. Raide. Mort. L’homme pivota sur lui-même et piqua le boucher au bras. L’effet fut plus rapide encore et celui-ci s’écroula sans même comprendre ce qui lui arrivait. Dans sa bouche grande ouverte, l’air ne circulait plus.
L’homme rangea son matériel et s’en alla. Personne ne se soucia de lui, tant abondaient les trafics en tout genre. La joie l’envahissait. Il avait ce qu’il voulait. Ce poison était même plus efficace encore que ce qu’il avait entendu dire à son sujet. Sa confiance en lui ne connaissait plus de bornes. Désormais, il possédait le toucher-tuer d’un dieu.