Margont s’était rendu au Palais-Royal, où abondaient restaurants, cafés, confiseries, maisons de jeu et de prêt, théâtres, parfumeurs... Les prostituées aguichaient les passants sous les arcades, essayaient de les entraîner tout en haut, dans les greniers.
Chez Camille, on servait du vin, de la bière, du cidre, du thé, du café et des gaufres. Un garçon de courses pouvait aussi vous apporter une bavaroise de chez le fameux Corraza, arcades 9 à 12 ; vous la dégusteriez plus à votre aise, car, là-bas, c’était toujours bondé. Accoudé à une table, Margont parcourait des yeux Le Moniteur et le Journal de Paris. Il espérait débusquer des fragments de vérité en comparant ces deux journaux. Hélas, le premier mentait, parce qu’il était le porte-parole officiel de l’Empire, tandis que le second n’osait rien dire, parce qu’il ne l’était pas. À chaque fois qu’il s’énervait, Margont avalait une gorgée de café. Comment osait-on imprimer des choses pareilles ? Il imaginait le cheminement des mots transcrivant la vérité, puis subissant l’autocensure du rédacteur, les coupes et les réécritures imposées par le propriétaire du journal, celles exigées par les censeurs et le ministère de la Police générale... Des lignes étaient rayées, des mains déchiraient des pages entières, des formules étaient remaniées. Le texte s’amenuisait ; on gommait les subtilités ; le récit devenait manichéen. Encore des passages barrés. Les pertes françaises fondaient sur le papier ; Russes et Prussiens périssaient par milliers sous les coups de plume de la propagande. Tout allait bien ! De mieux en mieux, même !
— Et dire que l’on m’empêche de lancer mon journal ! marmonna Margont.
Mais obstiné comme il l’était à vouloir dire la vérité, quel beau journal aurait-il dirigé en vérité, avec ses pages intégralement biffées par la censure !...
Un homme s’assit à sa table.
— Monsieur Langés... déclara celui-ci avec amabilité.
Puisqu’ils se trouvaient en public, il avait fait sauter la particule nobiliaire.
— Citoyen Varencourt !
Varencourt s’amusait de cette fausse rencontre fortuite avec cet ami qui n’en était pas un et qui utilisait un faux nom. Margont était mal à l’aise, au contraire. Mais son rôle était sa protection, le donjon dans lequel on l’avait acculé. Il se mit donc dans la peau de son personnage et sourit pour accueillir cet allié.
— Quel plaisir, Charles !
Varencourt se fit servir un verre de vin. Il était habillé sans éclat, avec des vêtements mal coupés et aux couleurs ternes. Mais son assurance lui conférait une belle présence. Il semblait n’avoir rien à craindre. Quelques années de plus que Margont, donc à peu près quarante ans... Des yeux bleus attentifs.
Margont balaya la pièce du regard. En dépit du monde présent, il avait pu se placer à l’écart. S’ils parlaient à voix basse, nul ne les entendrait. Il n’aperçut pas Lefine qui, pourtant, était quelque part. Décidément, le talent de son ami ne cessait de le surprendre.
Varencourt examina son verre à la lumière des chandelles. Le vin possédait une improbable couleur sombre. Il le huma avec curiosité.
— Je dirais qu’ils l’ont coupé avec du bois de campêche, de l’airelle et de l’eau-de-vie. Et de l’encre, peut-être bien...
Il en but une gorgée et grimaça comme si une main invisible l’étranglait.
— Atroce. Ainsi, donc, c’est vous le nouvel enquêteur. Je me doutais bien que l’on m’enverrait un autre interlocuteur. M. Natai, la personne à qui je transmets mes informations et qui me paye, n’est visiblement qu’un petit agent de second ordre, un intermédiaire. Dans l’après-midi, il est passé chez moi – ce qu’il m’avait promis de ne jamais faire ! – et m’a expliqué que j’allais continuer à lui communiquer ce que j’apprendrais, mais que je devais également rencontrer aujourd’hui même une autre personne, le chevalier Quentin de Langés. Il faut être honnête, jusqu’à présent, les autorités ne prenaient pas les Épées du Roi très au sérieux et concentraient leurs efforts sur les Chevaliers de la Foi et la mystérieuse Congrégation. C’était une grosse erreur de leur part. Maintenant que le colonel Berle a été assassiné, on vous envoie. C’est amusant, je ne vous imaginais pas du tout ainsi. Vous n’avez pas la tête de l’un de ces enquêteurs retors des polices secrètes de l’Empire.
Margont n’émit aucun commentaire.
— J’en ai déjà dit énormément à la police, reprit Varencourt. Alors, que voulez-vous savoir de plus ?
— Pourquoi n’avez-vous pas signalé que le colonel Berle allait être assassiné ?
— Parce que je l’ignorais ! C’est M. Natai qui m’a appris sa mort.
— Vous me prenez pour un idiot ?
— Si vous étiez idiot, ce n’est pas vous que l’on m’aurait envoyé. Notre organisation compte environ une trentaine de personnes, peut-être plus, et est dirigée par un comité directeur de cinq membres : Louis de Leaume, Honoré de Nolant, Jean-Baptiste de Châtel, Catherine de Saltonges et moi-même. Bien que nous ayons un chef, le vicomte de Leaume, les plans doivent être acceptés par le comité, à la majorité, puis ils sont ensuite exposés à ceux des autres membres qui vont les appliquer. C’est le baron Honoré de Nolant qui a proposé d’assassiner plusieurs responsables de la défense de Paris. Son projet a été longuement débattu, puis nous avons voté et il a été blackboulé.
— Qu’est-ce que cela veut dire, « blackbouler » ?
Varencourt s’étonna de cette réponse.
— Je vois que vous n’êtes au courant de rien. On ne vous a pas communiqué ce que j’ai transmis à M. Natai ? Fuyant les années révolutionnaires, Louis de Leaume s’est réfugié un temps à Londres. Là-bas, il est de bon ton pour tout gentilhomme d’être membre de plusieurs clubs. Qu’est-ce que ces clubs ? Chacun a son thème : la philosophie, l’astronomie, les insectes, le tabac, l’exploration de l’Afrique, les Indes... Mais, en vérité, un noble doit se faire admettre dans un club pour éviter le ridicule. Parce que, si vous ne faites partie d’aucun club, vous devenez la risée de la noblesse londonienne. Alors vous présentez votre candidature et ce sont les membres qui décident, en votant. Chacun met une boule dans un sac. Ensuite, s’il y a une majorité de boules blanches : « Bienvenue au club » ; s’il y a plus de noires – de black balls –, vous êtes « blackballed », « blackboulé » : « Au revoir »... Il est du dernier chic pour un aristocrate français de « blackbouler ». Cela signifie qu’il est un pur, un ultra, qu’il a préféré fuir en Angleterre plutôt que d’accepter la France révolutionnaire. Donc, dans notre groupe, le comité directeur décide des actions à mener en votant à l’anglaise. Un avantage est que ce vote est secret. Selon le vicomte de Leaume, cela atténue les tensions entre nous. Or le projet de nous lancer dans une série d’assassinats a été blackboulé. Deux boules blanches, trois noires.
— D’après vous, qui a voté en faveur de ce plan ?
— Honoré de Nolant, puisque c’est lui qui l’a proposé. Quant à l’autre, je l’ignore.
— Hormis vous cinq, y a-t-il d’autres membres au courant de ce projet ?
— À ma connaissance, non. Ce n’est pas notre façon de procéder. Le comité directeur n’informe pas les membres ordinaires des plans dont il débat, afin de limiter les risques de fuites. Notre chef est un homme prudent ! J’ai déjà dit tout cela à M. Natai...
— Parlez-moi de votre symbole. Ce lys et cette épée.
— C’est la traduction héraldique du nom de notre organisation. Initialement, il s’agissait d’une fleur de lys classique. Puis le vicomte de Leaume a préféré la remplacer par une fleur de lys en fer de lance. Plus combatif...
— J’en ai vu un. Une cocarde avec des armoiries en relief sur une médaille.
— Ah bon ? Où avez-vous découvert cela ?
Varencourt semblait surpris. Mais, d’un autre côté, il était joueur. Il devait avoir l’habitude de bien cacher son jeu... N’obtenant pas de réponse, il précisa :
— Le vicomte de Leaume en a fait réaliser quelques exemplaires, qu’il a distribués aux autres membres du comité.
— Je veux que vous m’en donniez un.
— Je n’en ai pas. Je ne les ai pas acceptés. À l’époque, je ne renseignais pas encore la police, je ne voulais pas détenir chez moi de tels objets.
Varencourt disait-il vraiment la vérité ? Margont s’irritait intérieurement. Il lui était pour l’instant très difficile d’affaiblir la position de force de Varencourt. Ce n’est que lorsqu’il aurait été admis dans ce groupe, s’il y parvenait, qu’il pourrait commencer à vérifier les dires de cet homme. Ce dernier reprit d’un ton posé :
— Pour l’instant, toujours pour des raisons de prudence, ce symbole n’est connu que du comité directeur. Et de ceux que je renseigne, les membres de la police personnelle de Joseph Bonaparte, enfin, Joseph Ier d’Espagne. Cela aussi, je l’ai déjà raconté à M. Natai...
— Je n’ai pas encore eu le temps d’étudier en détail les informations que vous avez transmises.
Varencourt était troublé.
— Bien... Mais alors pourquoi nous voyons-nous maintenant ? Pourquoi nous rencontrer aussi vite ?
— Mais... parce que vous devez me faire admettre chez les Épées du Roi...
Varencourt écarquilla les yeux et faillit s’étouffer. La nouvelle l’empoisonnait plus qu’une cruche entière de son vin frelaté.
— Vous plaisantez ?
— C’est vous qui plaisantez ! Ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant ?
— Au courant de quoi ?
Tous deux maudirent intérieurement Joseph et Talleyrand.
— Vous êtes vraiment sérieux ? insista Varencourt. Je refuse de vous conduire dans la gueule de ces loups ! Vous serez démasqué et vous nous ferez tuer tous les deux.
— Mais, mon cher Charles, moi aussi, je refuse d’y aller. Le problème, c’est que c’est malgré tout ce qui va arriver. Je n’ai pas le choix et vous non plus. Ce sont les ordres de nos deux amis, ceux à qui nous devons cette sympathique rencontre...
— Il faut les faire changer d’avis ! Ils ne se rendent pas compte... Puisque j’y suis déjà, moi, pourquoi faudrait-il que... Oh, je vois... On se méfie de moi. Seulement, voyez-vous, on ne devient pas membre comme cela...
— Vous devez me faire admettre directement au sommet, dans le comité directeur.
— Diable, comme vous y allez ! C’est impossible. Il faut être des nôtres depuis au moins deux mois, que l’on ait enquêté sur vous, que vous ayez prouvé votre loyauté...
— Je m’en doute bien. J’ai déjà réfléchi à ce problème. Si je suis indispensable, on m’acceptera immédiatement, et dans les hautes sphères, qui plus est.
— J’avoue que votre façon de raisonner me plaît. Jouez-vous aux cartes ?
— Non ! Et ce n’est pas le moment de parler de ce genre de choses.
— C’est toujours le moment de jouer ! La vie est un jeu. C’est ainsi que je la prends, car alors elle me pèse moins. Comprenez-moi bien, je n’essaie pas de faire monter les mises, je vous annonce que je refuse de jouer la partie que vous proposez.
— Nos deux amis communs ne sont pas hommes à accepter ce point de vue. Si vous vous obstinez, ils vous enverront la police. Moi, on m’a promis de me jeter en pâture aux cosaques...
Varencourt était furieux. Néanmoins, il ne se départait pas de sa superbe, roitelet mis échec et mat, mais qui continuait à trôner, immobile et fier, tandis que la dame adverse glissait vers lui pour le jeter à terre.
— Bien. J’ai compris. Mais cela coûtera cher, avertit-il. Je vous écoute. Quel est votre plan ?
— J’ai survolé une partie des renseignements que vous avez fournis, mais très rapidement. Un autre plan des Épées du Roi est de soulever les Parisiens, ou au moins de les inciter à ne pas prendre les armes si la capitale est menacée. Peut-être ces cocardes arborant votre emblème sont-elles supposées servir de symbole de reconnaissance à vos soldats... Comment comptez-vous vous adresser à des milliers de gens ? Et ce, sans risquer de vous faire tirer dessus ? Il vous faut des bulletins, des affiches... Mais les imprimeries sont surveillées. C’est ainsi que je deviens l’homme idéal. Je suis imprimeur ! Je réalise des programmes de théâtre, des affiches pour les spectacles... Officiellement, c’est ainsi que je gagne ma vie. Mais en réalité, je ne me suis intéressé à ce métier que parce que j’ai toujours eu l’idée de soutenir la cause du roi en utilisant l’une des armes les plus efficaces au monde : les mots !
— C’est trop beau pour être vrai...
— C’est pour cela que ça va marcher ! Parce que c’est tellement beau que vos amis voudront y croire !
— Vous devriez jouer aux cartes, vraiment.
— Je possède quelques notions sur le métier d’imprimeur. J’ai toujours rêvé de lancer un journal... Un vrai, ajouta-t-il en adressant un coup d’oeil à ceux qu’il avait posés sur la table. Comment se déroule une admission au sein du groupe ?
— La belle question ! Cela dépend s’ils vous font confiance ou non. On vous pose des questions : « Pourquoi voulez-vous nous rejoindre ? », « Qui peut se porter garant de vous ?»... En ce qui me concerne, ils m’ont fait patienter pendant deux mois, le temps de se renseigner à mon sujet. Ils ont été satisfaits de cette enquête, alors mon admission n’a été qu’une formalité. Mais, pour vous qui voulez tout précipiter, il risque d’en aller autrement.
— Cessez d’essayer de me faire changer d’avis, vous n’y parviendrez pas. C’est vous qui me recommanderez à eux. Quand quelqu’un est candidat, il doit poser des questions sur le groupe à la personne qui s’apprête à le recommander. Qui en est membre ? Quelles sont les actions qui sont menées ?
— Non. Nous sommes un groupe royaliste qui prône l’action ! Nous sommes les Épées du Roi. Notre chef est formel : on ne dit rien d’autre. Parce que, si on en révélait plus à tous ceux qui prétendent vouloir nous rejoindre, il y a longtemps que notre groupe aurait été anéanti... Les polices de l’Empire sont très efficaces...
— Voyez-vous un autre point à me préciser ?
Varencourt secoua la tête. Il offrait une expression étrange où l’intérêt le disputait à la colère. Il semblait considérer leur situation comme un roulement de dés à l’issue duquel il y avait énormément à gagner ou tout à perdre.
— Nos sorts se retrouvent liés, mais je ne sais rien de vous, monsieur Langés. Êtes-vous policier ? Non, vous n’en avez pas l’air. Les policiers aiment l’ordre et la discipline, ce qui est en général tout le contraire de ceux qui veulent devenir journalistes. Vous êtes soldat ?
— De nos jours, le monde entier est soldat...
— Vous êtes officier ?
— Ah... Allez savoir...
— Dites-moi au moins quel est votre véritable prénom.
— Quentin. Quentin de Langés.
— Vous continuez à vous méfier de moi et, pourtant, votre vie dépend désormais de mes talents de menteur...
Margont respirait plus difficilement.
— Et vice versa, Charles... Employez-vous à convaincre les Épées du Roi d’accepter de me rencontrer.
Des yeux, il indiqua le Journal de Paris.
— Gardez-le. J’ai glissé entre les pages l’adresse où me joindre et quelques lignes concernant ma vie. Vous êtes supposé me connaître, alors apprenez ces notes par coeur, puis faites-les disparaître. Il est indiqué que nous nous sommes rencontrés, à plusieurs reprises, à diverses tables de jeu du Palais-Royal. J’ai perdu contre vous ; je suis devenu votre débiteur ; je vous ai signé une reconnaissance de dette et nous en sommes venus à discuter ensemble. D’où la découverte de notre point commun : la cause royaliste. Bonne lecture ! J’attends que vous me contactiez à nouveau, à mon adresse, pour me faire rencontrer vos amis. Surtout, ne tardez pas trop...