CHAPITRE VIII

Au bout de trois jours à peine, Margont n’était déjà plus tout à fait lui-même. Craignant d’être observé et voulant parfaire son personnage de royaliste, il passait son temps à jouer son rôle, si bien que, peu à peu, ses repères se brouillaient.

Il se rendait à « son » imprimerie, Le Liseron (autrefois Le Lis, mais que l’on avait rebaptisée en catastrophe de ce nom ridicule durant la Révolution), juste à côté du jardin des Plantes. Ah oui, vraiment, Joseph et Talleyrand avaient bien fait les choses. Au-dessus de la modeste porte, une enseigne métallique représentant un journal signalait l’activité des lieux. On descendait quelques marches pour aboutir dans une grande pièce encombrée par une classique presse à jumelles de bois, une presse à un coup de Didot et Anisson, une presse à cylindre de Nicholson – le nec plus ultra, un rêve ! ― et diverses épaves sur lesquelles on prélevait ce qui pouvait servir à entretenir celles qui fonctionnaient.

Le gérant, Mathurin Jelent, était le seul à connaître la vérité au sujet de Margont. Depuis quelques années déjà, il surveillait en secret cette imprimerie pour le compte de l’Empire, dénonçant les clients qui demandaient la réalisation de documents illicites : pamphlets contre le gouvernement, gazettes qui n’étaient pas dûment autorisées, proclamations n’émanant pas des sources officielles... Il permettait également d’assurer la liaison entre Joseph et Margont, afin que ce dernier ne dépende pas uniquement de Lefine et de Natai. Puisque le véritable propriétaire résidait à Lyon et ne venait jamais, se contentant de dissoudre les bénéfices dans ses verres de vin, Jelent avait fait passer Margont pour un nouvel associé. Celui-ci avait annoncé aux employés – deux « ouvriers de la casse » ou compositeurs et deux « ouvriers de la presse » ou imprimeurs – qu’il se déplaçait en personne parce que la situation était propice à une augmentation des gains.

Margont aidait à composer les pages, manipulant les caractères et se couvrant les doigts d’encre. Il se familiarisait avec les procédés d’impression : choisir le papier et la typographie, composer en piochant les caractères dans les casiers des casses, encrer les formes, placer la feuille vierge entre la frisquette et le tympan, replier et disposer le tout sous la platine de la presse, tirer sur le barreau pour actionner la vis...

Il avait l’impression d’être une matriochka, l’une de ces poupées gigognes qu’il avait vues à Moscou. La plus grande était à l’effigie de M. de Langés, associé venu accroître ses bénéfices. À l’intérieur se trouvait celle du royaliste qui se préparait secrètement à réaliser des affiches appelant les Parisiens à la sédition. Et la troisième, la seule authentique, mais aussi la plus cachée, était celle de Quentin Margont.

Néanmoins, il prenait un plaisir évident à imprimer. Il réalisait des invitations, le nouveau menu du restaurant de Beauvilliers, situé sous les arcades du Palais-Royal, ou des proclamations émanant du gouvernement impérial. Il s’imaginait en train de travailler sur ce journal qu’il voulait lancer depuis des années. Telles les pierres d’un mur branlant, les lettres tombaient des mots « tourte d’anguille », « turbot farci de rose » (car la mode était aux nouvelles recettes et aux saveurs inhabituelles) ou « haricots verts à Yangloise » pour édifier avec une vigueur nouvelle les titres « Où est passée la Liberté ? », « Une guerre finit-elle un jour ? »... Les mots dansaient autour de lui et les caractères en plomb se réagençaient dans son esprit pour imprimer ses rêves.

Dans les rues, il prenait soin de semer d’éventuels espions. Il se forçait à regarder avec mépris les militaires, la colonne de la Grande Armée place Vendôme ou l’Arc de Triomphe, déjà impressionnant alors qu’il n’était pas à mi-parcours des cinquante mètres de hauteur prévus. Il grinçait des dents quand il empruntait la rue Saint-Honoré, détournant la tête pour ne pas voir l’église Saint-Roch sur les marches de laquelle, en 1795, des émeutiers royalistes avaient été hachés par la mitraille d’un canon amené là sur l’ordre d’un certain général Bonaparte. Il s’entraînait à bannir de ses pensées le nom de « Napoléon » pour le remplacer par « Bonaparte », « le tyran », « l’ogre », « le parvenu », « l’usurpateur »...

Or à se comporter en étant le contraire de soi-même, on finit par se perdre. Il s’étonnait de voir à quel point une attitude de surface pouvait déteindre sur l’esprit. À sans cesse agir comme un royaliste, il en venait à se demander si le retour de la monarchie n’aboutirait pas à quelques effets positifs : la fin de toutes ces guerres, la possibilité de quitter enfin l’armée pour ceux qui souhaitaient une autre vie... Cette opinion était vraiment le comble du comble pour un républicain tel que lui ! Comment pouvait-il envisager l’hypothèse d’abandonner les idéaux de la Révolution ? Il était pareil à un acteur qui, jouant chaque soir un rôle avec succès, se fait progressivement dévorer par celui-ci.

Ses retrouvailles quotidiennes avec Lefine n’en étaient que plus précieuses, lien ténu qui le rattachait à la réalité.

Enfin, un soir, on frappa à sa porte. C’était Charles de Varencourt. Visage bien pâle, traits tirés, il avait perdu de sa superbe.

— Ils m’envoient vous chercher. Vous n’avez pas changé d’avis ? demanda-t-il.

— Pas du tout.

— Ce qui m’ennuie, c’est qu’en misant votre vie, vous misez aussi la mienne !

Margont ne répondit pas. Sa décision était irrévocable. Joseph et Talleyrand avaient raison sur ce point : il fallait qu’il rencontre lui-même ces royalistes. Varencourt haussa les épaules. Tandis que Margont luttait pour maîtriser sa peur, lui prenait finalement la situation avec une résignation fataliste.

— Ils nous attendent... conclut-il.

Tandis qu’ils marchaient dans les rues plongées dans la nuit, Margont eut une fois de plus l’impression de n’être qu’un pion sur un vaste échiquier. Un pion qui se lançait dans un mouvement bien hardi...

Загрузка...