5
« Certes, un rêve de beignet, c’est un rêve, pas un beignet. Mais un rêve de voyage, c’est déjà un voyage. »
Citation de Marek Halter, que Jonathan Touvier aimait se rappeler sous sa tente, en expédition
Michel, Pok et moi nous sommes regroupés au bord de la tente. Je suis obligé de maintenir mon animal par la croupe, de le calmer, il veut sauter sur le jeune qui n’arrête pas de le menacer avec sa chaîne. Pok est pourtant si pacifique, d’ordinaire. Farid – Farid Houmad, il s’appelle – fracasse son entrave contre la paroi. Je crois qu’il n’y a pas de meilleur comportement qu’un autre, dans une telle situation. La violence, la réflexion, la colère… Tout mène à la même conclusion : nous sommes là, enfermés sous terre, le dos tartiné de phrases horribles.
Derrière moi résonne un bruit de fermeture Éclair. Michel pénètre dans l’univers de toile, en se baissant un peu au passage de l’ouverture – il est le plus grand et le plus massif de nous trois.
— Vous venez éclairer ? On n’y voit rien.
— Deux secondes…
Je lâche Pok et m’approche de Farid. Il me ressemble un peu, physiquement. Il a un visage creusé dans la roche, semblable à une ligne de grimpe pure : pommettes acérées, menton en corniche, et deux crevasses profondes qui vous fixent sans ciller. Farid Houmad… Je mettrais ma main au feu qu’il n’a pas vingt ans, et me demande de quels sangs-mêlés peuvent provenir ses formidables yeux bleus, si rares pour un Arabe.
— Tu nous rejoins sous la tente ? Que nous essayions au moins de comprendre ce qui se passe.
— Ce qui se passe ? Je vais vous le dire, moi, ce qui se passe. On nous a enterrés vivants. C’est bien ce que vous venez de me lire, non ?
Je range la lettre au fond de ma poche.
— Pour la chaîne, j’ai déjà tout essayé. Ça ne sert à rien. Allez, viens.
— Et votre clébard, qui arrête pas de me grogner dessus ? Il aime pas les Arabes ?
— Il ne te fera rien.
— Vaudrait mieux pas. Ça, non.
Il s’approche, frôle Pok avec un air de défi. Mon chien grogne mais ne bronche pas. Farid disparaît sous la toile. Bien que petit – il ne doit pas dépasser 1,65 mètre – et poids plume, ce jeune a de l’énergie à revendre. Je crains que notre entente ne soit électrique.
J’ordonne à mon animal de ne pas bouger et pénètre à mon tour à « l’intérieur ». La tente est vaste, à peu près quatre mètres de long sur deux de large. Comme pour les pieux de nos chaînes, les sardines, en métal elles aussi, sont fichées dans la roche.
Farid agite les mains devant moi.
— Et mes gants, à moi, ils sont où ?
— Désolé, il n’y en a que deux paires.
— Deux paires, alors qu’on est trois ?
Michel ne dit rien. Il enfile les moufles et s’empare d’un duvet, qu’il plaque sous son bras. Farid ramasse le solide coffre en métal avec le cadenas à six chiffres, le secoue.
— Il y a quoi, là-dedans ?
— Fais voir.
Je le tutoie naturellement, il pourrait être mon fils. À mon tour, j’agite le coffre. Il est bien plus lourd que s’il était vide, et je sens la présence d’un objet qui vient buter contre de la mousse, semble-t-il. Quant au cadenas… Je tenterai tout de même, bientôt, de le pulvériser avec des rochers. Au pire, il nous restera à tester les combinaisons. Six chiffres… Un million de possibilités… Ce n’est pas gagné.
— Je n’en sais rien.
Il me le reprend des mains, sort de la tente et le fracasse avec violence contre le sol. Deux, trois fois. Pas une égratignure. Il rentre et essaie de claquer des doigts, comme un caïd.
— La lettre… Relisez-moi cette fichue lettre.
Je la lui tends, cherche dans son regard une étincelle qui pourrait me dire que je connais ce gamin d’Ève ou d’Adam. Quelques secondes plus tard, il me colle la lettre ouverte sur la poitrine.
— Qu’est-ce que vous avez fait pour que je me retrouve ici ?
Délicatement, je pose la seringue sur le côté, contre la toile.
— Pourquoi j’ai l’impression que tu ne m’aimes pas ?
— Pourquoi ? Parce que vous avez la lampe, les gants, une chaîne plus longue que la mienne, et le clébard. Voilà pourquoi.
Michel s’approche. Il ne lâche pas son duvet, je crois d’ailleurs qu’il va s’en faire une seconde peau.
— C’est vrai. Pourquoi le chien ? Moi aussi j’ai un chien à la maison. Pourquoi vous privilégier, vous ?
— Parce que vous appelez ça un privilège ?
— Dans ce trou, oui.
— Avant de se rentrer dedans, on ferait mieux de comprendre ce qui nous arrive. Et aussi nous poser des questions sur… ce qui est inscrit dans notre dos.
Farid ne me lâche pas du regard. Je devine, rien qu’à la manière dont il serre les dents, un caractère bouillant, forgé par la rue. J’ai déjà vu des gosses de banlieues à la télé, cette colère brute collée à leurs traits. J’ai le sentiment que Farid est badigeonné 9-3. Ghettos, tours, voitures brûlées. Il souffle dans ses mains en me fixant :
— C’est quoi, votre crime ?
— Un crime ? Je n’ai pas commis de crime. Tu en as commis un, toi ? Après tout, c’est toi qui portes la pire des inscriptions.
Farid hausse les épaules, sifflant entre ses dents.
— C’est pas gagné…
Il se retourne et part s’asseoir au fond de notre abri. Michel y va de son commentaire :
— « Qui sera le tueur, qui sera le menteur, qui sera le voleur »… Pourquoi ce n’est pas juste écrit : « qui est le tueur » ? C’est un acte qu’on est censé accomplir ?
— Ou censé découvrir… Ça peut justifier l’emploi du futur. À tout hasard : y a-t-il un tueur parmi nous ?
Je les jauge tous deux du regard. Farid se retourne. Après avoir récupéré le deuxième duvet et jeté un œil aux quarante-cinq tours, il plaque ses poings sous son menton.
— Mais c’est quoi, cette musique ? Des chants d’oiseaux… Et ça… Wonderful World. Qu’est-ce que ça fiche ici ?
Il fouille autour de lui, avise l’appareil photo, qu’il manipule.
— Et ça ? On se fout de nous ?
— Je crois qu’il reste une photo à tirer.
— Tirer une photo, d’accord… Bon, il me faut une clope, et vite. Des gauloises, de préférence, mais je me contenterais de n’importe quoi. Même des roulées. Vous avez ça sur vous ? Non, personne ?
Je me positionne au centre de la tente et pose le casque blanc à mes pieds, l’orientant de manière qu’il diffuse une lumière uniforme. Je me débarrasse aussi de la bouteille d’acétylène. Le froid humide me glace le visage et fait couler mon nez, que j’essuie avec la manche de mon blouson.
— Je propose que nous nous présentions. Peut-être que… que nous avons un point commun.
— C’est une sacrée idée, souligne Farid. On papote au lieu d’essayer de sortir d’ici. J’ai rien en commun avec toi, et encore moins avec l’autre.
Il est déjà passé au tutoiement et continue à se masser les mains vigoureusement. C’est un frileux, pas de doute là-dessus. Et les grottes détestent les frileux.
— Allez, j’attaque. Je m’appelle Jonathan Touvier, pile cinquante ans. Une femme, Françoise, une fille de dix-neuf ans, Claire. Plus jeune, j’ai fait pas mal d’escalade, et j’ai bossé pour un magazine de l’extrême, Extérieur. Aujourd’hui, j’habite Annecy, je travaille pour une boîte qui s’appelle Pierre Genier loisirs. C’est la société d’un ami, on y fait de la randonnée tranquille, du canyoning, du rafting. Des pièges à touristes, quoi.
— T’es du genre à dormir dans des duvets, hein ? Tout ça, ça te déstabilise pas trop, tout compte fait ? T’es dans ton élément, mec, et moi, c’est ça que je trouve bizarre, déjà.
J’ignore la remarque de Farid et hoche le menton vers Michel.
— À vous.
L’homme au visage emprisonné se tripote les gants d’un geste nerveux.
— Je m’appelle Michel Marquis. J’aurai quarante-sept ans dans… deux jours le… le 27 février. On a prévu une petite fête à la maison et on… (Il inspire.) J’ai une femme, Émilie et… pas d’enfant. Il y a trois ans, j’habitais encore en Bretagne, à Plancoët, un bled où je faisais dans le cochon. (Il ôte son gant et montre sa main aux deux doigts amputés.) De l’abattage, je veux dire. Ouais, les machines, ça déconne, parfois. Aujourd’hui, j’habite une maison du côté d’Albertville, je bosse toujours dans le cochon. Que dire d’autre ? Je déteste la neige, l’humidité et le brouillard.
— Pourquoi Albertville, si vous n’aimez pas la neige ?
— À cause d’Émilie. Elle travaille dans la chaussure de sport. Le design, des trucs vachement compliqués. Mutation professionnelle, on n’a pas eu le choix.
— Il y a pire, comme choix. Albertville, ce n’est pas vraiment le bagne.
— Ça dépend pour qui.
Je m’oriente vers Farid. Il répond d’un trait :
— Farid Houmad, tu le sais déjà. Vingt ans, j’habite un mouroir dans le nord de la France. Pas de môme, pas de femme, pas d’emmerdes.
— Et tu vas à l’école ? T’as un boulot ?
— Je fais des trucs, à droite à gauche…
— Mais encore ? Tu n’es pas très bavard.
— Tout ce que je veux, c’est me tirer d’ici, et vite.
— Sur ce point, je crois qu’on est tous d’accord.
Je soulève la manche de ma veste-duvet, histoire de regarder l’heure. J’avais oublié…
— On m’a volé ma montre. Et vous ?
Michel vérifie et acquiesce. Farid, lui, ne bouge pas. Il a rentré ses mains à l’intérieur de sa veste, recroquevillé sur lui-même comme une petite chenille.
— Je mets jamais de montre. J’aime pas ça.
On nous a aussi dérobé le temps. Cette « attention », ce souci du détail me laissent perplexe, et me disent que notre situation ne risque pas de se résoudre en une poignée d’heures. De plus en plus, je crains le pire. Vous allez tous mourir. Il faut que je prenne les devants. Je m’approche de Michel, examine le masque avec attention, force sur le cadenas.
— Rien à faire. Faudrait vous briser les mâchoires pour espérer qu’il bouge de quelques centimètres.
— Non, ça ira, merci.
— Bon… Je propose qu’on explore le gouffre. Farid et moi, on est limités dans nos mouvements, mais vous, vous êtes libre, enfin, façon de parler. Il y a une galerie, vers l’arrière de la tente. Vous allez la visiter et nous dire si elle part vers la surface.
— Je veux bien, mais j’ai quand même un truc qui peut exploser sur la tête, si j’ai bien compris.
— Vous avez bien compris. Mais d’après la lettre, on a droit à cinquante mètres de distance entre vous et nous.
Il hausse les épaules.
— Je ne sais pas. Et si la lettre mentait ? Et si ce truc explosait à cinq, ou dix mètres ?
Farid est un gars nerveux, il s’amuse à souffler des ronds de condensation.
— Et si ça n’explosait pas du tout ? Et si c’était du bluff ? Et s’il n’y avait pas de bombe, sur ton crâne ? Toi, t’es libre de tes mouvements, et c’est pas pour rien. Sinon, on t’aurait enchaîné toi aussi, tu comprends ? Alors cette galerie, tu vas y aller et nous dire si on peut sortir d’ici.
Michel acquiesce.
— Bon. Je veux bien essayer.
Je ramasse la bouteille d’acétylène.
— Très bien. On y va.
— Attendez, j’ai une idée, dit Farid. S’il peut exploser en s’éloignant de nous, c’est qu’on porte forcément un émetteur, non ? Il faut vérifier. Fouiller dans nos habits.
On s’exécute. Les poches, les doublures.
— On devrait se mettre à poil, notre kidnappeur a peut-être scotché un truc sur notre peau.
Je serre les dents et tranche sèchement :
— Plus tard.
— Pourquoi plus tard ? Pourquoi pas maintenant ?
— Parce que je n’ai pas envie de me mettre nu devant deux types que je ne connais pas.
— T’as pas envie, ou t’as quelque chose à cacher ?