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« Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière. Ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête. La lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux. Entre le feu et les prisonniers passe une route élevée. Imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles. »

Début de « L’Allégorie de la caverne », La République, ive s. av. J.-C., Platon

Au fur et à mesure que la voiture s’enfonce dans la forêt, je me rends compte de la puissance du piège. Il suffit de regarder ma situation. Je suis menotté à l’arrière d’un véhicule de police, pour ma sécurité, m’a-t-on affirmé. Les deux officiers présents à mon chevet depuis le début ne me lâchent pas d’une semelle. Le psychiatre suit, accompagné de personnes vêtues de costumes-cravates. À chacun de mes gestes, à chacune de mes questions, de mes affirmations, on me regarde comme si j’étais fou, ou pire encore, un assassin fou. J’ignore comment je vais me sortir de là, mais je vais m’en sortir. Démonter cette ignoble mascarade. Leur prouver que Max Beck existe, qu’il m’a séquestré dans un gouffre, avec des conditions de vie effroyables, et qu’il a tout mis en place pour que je passe pour un malade mental.

Tandis que la neige tombe toujours autant, nous rentrons dans la propriété boisée de Patrick Busnelle. Je n’ai plus mis les pieds ici depuis quatre ans, j’en ai la certitude absolue. Depuis si longtemps, rien n’a changé, hormis le lierre devenu plus envahissant sur le toit du chalet. La grande barrière est ouverte, les voitures s’y engagent. Le premier choc arrive au moment où j’aperçois mon pick-up garé entre le bunker et le chalet. Immatriculation 74.

— Vous reconnaissez ce véhicule, monsieur Touvier ?

Je serre les mâchoires.

— C’est le mien. Max Beck l’a amené ici.

Ma meilleure défense est de rester calme, et de dire toute la vérité. Je n’ai pas à mentir. S’ils me sentent posé, clair dans mes explications, ils verront que j’ai tous mes esprits et n’ai rien à dissimuler. Des policiers frigorifiés, des fourgonnettes sont sur place. Des bandes jaunes traversent la porte d’entrée du blockhaus. Déjà, le pire scénario se dessine dans ma tête. Michel-Max m’a probablement assommé ou drogué, m’a remonté du gouffre par la galerie, puis m’a amené ici avec les cadavres de mon chien et de ce type au tatouage d’aigle. Tout ce mal qu’il s’est donné, cette route avec des morts dans le coffre de sa camionnette. Et ces cent mille euros qu’il a brûlés lui-même ? De faux billets ? Les économies d’une vie ? Sa vengeance ne s’est pas terminée au fond du trou. Au contraire, elle débute. Il ne s’est pas contenté de me prendre ma Françoise, de me détruire psychologiquement. Il veut qu’on m’enferme. En prison, en hôpital psychiatrique. Dans un endroit où je ne pourrai plus voir le soleil et respirer l’herbe. Un gouffre perpétuel.

Je ne me laisserai pas faire. Je rassemble toutes mes forces, tout mon courage, et descends du véhicule. Nous avançons dans la neige croûteuse. Avec le vent, il fait horriblement froid, peut-être moins un ou moins deux degrés.

— Alors, ça vous revient en mémoire, maintenant ?

Je regarde le policier à la moustache d’un air décidé, certain.

— Non. Pas du tout.

Il s’approche de mon oreille.

— Tu ne vas pas te foutre de ma gueule longtemps, crois-moi.

Il allume une torche, appelle l’un de ses collègues puis se tourne vers les autres.

— On y va ! Pas la peine d’être cinquante là-dedans. Seul le docteur Parmentier nous accompagne pour l’instant.

Il soulève les bandes de police, pousse la lourde porte métallique et frotte son manteau. Un couloir en béton de trois ou quatre mètres s’ouvre devant nous. Nous entrons. J’éprouve un curieux sentiment à me retrouver ici. Les sons, les images reviennent… Mon combat avec Pok pour le ramener à la vie. Ces moments inoubliables, vécus ensemble. Nous ne prenons pas à gauche, vers la salle où je me suis enfermé avec mon chien voilà quatre ans, mais nous nous engageons vers l’escalier en torsade. Je prends peur, mes jambes se refusent alors d’avancer. Je bascule sur le côté et cherche à faire demi-tour. Le psychiatre me barre le chemin.

— Ça va aller, monsieur Touvier. Vous ne craignez plus rien, d’accord ?

J’acquiesce, les mains devant la bouche. Il faut absolument que je me contrôle. Sa voix revient à mes oreilles.

— Qu’est-ce qui vous effraie à ce point ? L’obscurité ?

Je réfléchis, je dois réfléchir vite et ne pas me tromper.

— Non. On peut descendre.

Peu à peu, la lumière du jour s’efface. La torche du policier accroche des parois grises, rugueuses. De l’air circule, l’eau coule doucement par de petites infiltrations. Nous devons nous baisser avant d’atteindre une autre porte. Elle grince quand il l’ouvre. Un long couloir se répand, il y a un virage. Nous basculons dans une énorme salle souterraine au plafond très haut. Le policier se penche et appuie sur un bouton. Un ronflement, puis d’un coup, la lumière jaillit d’halogènes à batterie.

Les deux poings sur la bouche, je gémis.

La tente se dresse en plein milieu de la salle. Ma pyramide sanglante, avec ses sardines fichées dans le sol. Je m’approche en titubant. Une ligne rouge fait le tour de la pièce.

— Il s’agissait d’une salle de commandement pendant la Seconde Guerre mondiale, dit le psychiatre. Les gradés traitaient leurs dossiers confidentiels le long de ces murs. Quiconque voulait s’adresser à eux ne pouvait franchir cette ligne rouge sans leur accord.

Il me soutient par le bras, tandis que nous franchissons la ligne. Un trou d’aération, dans le plafond, remonte vers l’étage supérieur. J’avance entre quelques excréments, évite le puits, sur ma gauche. Je crois que je vais vomir, ou m’évanouir, ou les deux. Je longe la toile extérieure de la tente. Mêmes sardines plantées dans le béton, mêmes cordes tendues. Je distingue aussi la flaque d’eau, devant la tente, utilisée pour piéger mon chien.

Max a tout reproduit à l’identique.

Le cœur au bord des lèvres, je pénètre dans la tente.

Cette fois, je tombe à genoux et me traîne à quatre pattes. Mes doigts parcourent les huit bâtons verticaux sur le tapis en mousse, je ne puis retenir mes larmes. Je les frôle lentement… Au fond, tous mes habits sont restés en l’état, entassés. Mon blouson, mon pull à la manche arrachée, mes gants, mes chaussures fourrées. La casserole, le gobelet, le réchaud, le casque avec la bouteille d’acétylène. Je secoue la bouteille, elle est bien vide. Vide, parce que le gaz s’est échappé devant le glacier. Parce que rien, ici, n’est la réalité.

Je me tourne vers les deux autres. Ma poitrine tressaute, je pleure et ris en même temps.

— C’est une arnaque ! Il nous mène en bateau, tous !

Je désigne les parois de la tente.

— Il a enlevé la toile intérieure parce qu’elle était tachée de sang ! Vous croyez que moi, j’aurais monté une tente sans la toile intérieure ? Il n’a ramené que ce qui l’arrangeait, pour… pour me piéger ! Un seul duvet, un seul tapis, une seule paire de gants ! L’inscription « Qui est le menteur ? » a été ôtée de mon blouson. Où sont le coffre et la hache ? Et Farid ? Son cadavre est au fond du vrai gouffre, tout comme les chaînes. Max a démonté la tente, puis l’a remontée ici. Il a même embarqué des excréments. C’est inimaginable.

Je remarque le mange-disque. Le disque des chants d’oiseaux.

— Il avait tout prévu, depuis le début. C’est pour ça qu’il a ramené ces objets étranges. Le mange-disque, les quarante-cinq tours. Me faire passer pour un fou.

Je cherche l’appareil photo, je ne le trouve pas. L’attrape-rêves a disparu. Je repense à la photo de l’homme et la femme, devant la bijouterie. Probablement des anonymes, que Max a photographiés… Et ce tatouage, cette boucle d’oreille représentant un C ? Non pas le C de Cédric, mais de Claire.

Je désigne la pierre tranchante.

— Ce n’était pas cette pierre-là.

Je me relève et plaque, de mes mains menottées, mes cheveux vers l’arrière.

— Tout cela n’est qu’une gigantesque mascarade, vous ne comprenez donc pas ?

Le policier explose de colère. Il me tire par le bras hors de la tente, sort des photos de sa poche et me les écrase sur la figure.

— Regarde ce que mes gars ont pris comme photos. Regarde bien.

Les clichés tombent au sol, je les ramasse et les oriente vers la lumière. Cette fois, mon estomac se contracte mais rien ne sort. Ils ont dû me donner un antiémétique. Les premières photos montrent des gros plans de mon chien, entièrement dépiauté. Il n’est plus qu’une masse sanguinolente, mais ce n’est pas ce qui me choque le plus. Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Son cadavre est presque intact. Où se trouve sa blessure par balle ? Était-elle seulement superficielle ? Et surtout, où sont les morceaux de chair qui ont servi à nous nourrir ? Des yeux, je cherche le psychiatre. Il est juste derrière moi. Je serre les lèvres et, retenant mon souffle, je plonge sur les autres clichés. Ils m’échappent des mains. Mes deux paumes ouvertes restent tournées vers mon regard figé.

— Oui, dit le policier. Je vois que ça te revient. Tu ne t’es pas contenté de lui ôter la chair et la peau des bras. Tu l’as aussi dévoré, cet homme. Avec cette pierre, tu as découpé des morceaux dans ses jambes, son torse, son dos, tu les as fait cuire dans cette casserole, et tu les as mangés.

Il s’éloigne, se penche et jette des jerricanes dans ma direction. La plupart sont vides, d’autres contiennent encore de l’eau.

— C’est ça, ton glacier ?

J’essaie de rester debout, droit sur mes jambes. Je dois résister, je marche au bord d’un précipice mental.

— Max… Il nous a donné à manger de l’humain. Il… nous a fait croire qu’il s’agissait de… mon chien. Parce qu’on était enchaînés, et qu’on ne pouvait pas atteindre la galerie.

Le flic pointe le couloir par lequel nous sommes arrivés.

— La galerie là-bas, c’est ça ?

— Non, pas celle de ce blockhaus. Celle du gouffre où Farid, Michel et moi étions enfermés.

Le policier va, vient. Ses poings se serrent le long de son corps.

— On va arrêter de jouer, maintenant. Nous avons trouvé dans ce couloir un Manurhin MR73, utilisé pour exploser la tête de la victime. Et devine quelles empreintes nous avons relevées ?

Je cherche, partout. Une faille, une erreur, un oubli. Mais Max n’a rien laissé au hasard. Je dois persister. Ne surtout pas douter.

— Les miennes, je présume. Mais ce n’est pas moi. C’est un coup monté par Max Beck.

— Bien sûr. Et ce cadavre, abattu à bout portant, je suppose que tu ne connais pas son identité ?

— Non.

Les lourdes mâchoires du flic craquent.

— À combien s’élève l’assurance sur la vie de ta femme ?

J’écarquille les yeux. Le psychiatre reste en arrière-plan, mais je suis rassuré qu’il se tienne là, en témoin. Qui sait ce que ce flic est capable de me faire.

— Quoi ?

— Tu le sais parfaitement. Quatre cent mille euros. Tu vas te fourrer quatre cent mille euros dans les poches. Avoue que ça tombe bien. Tu ne gagnes plus beaucoup d’argent, tu t’es pris une belle dépression quand tu as appris la maladie de ta femme… Une fille avec des études qui coûtent cher. Elle est pas belle, la vie ?

— Comment osez-vous ?

Il tend la photo du macchabée au tatouage d’aigle devant lui.

— C’était lui, le donneur de moelle osseuse de ta femme. Porté disparu deux jours avant toi. Et tu le savais. Ta femme l’a rencontré, tu connaissais son adresse. Ne devais-tu pas lui rendre visite, d’ailleurs ? Oh oui… Tu y es allé, effectivement, tu l’as ramené ici et tu l’as assassiné pour empêcher ta femme de se faire greffer. Seulement, il y a un truc qui a déconné. C’est toute… cette mise en scène que je ne comprends pas. Ce qui t’a poussé à t’enfermer ici, te mutiler les paumes, peler ton chien et manger de l’humain.

Je vais décrocher. J’ai soudain mal au front. Une douleur aiguë.

Je tombe.

Quand je rouvre les yeux, je suis dehors, assis contre un arbre, sur le tapis de neige. Le ciel est clair à présent, l’air frais me percute le visage et me fait du bien. Il me faut du temps pour me rendre compte de ce qui vient de se passer. Des révélations qui, les unes derrière les autres, m’entraînent sur les berges de la folie.

En face, le blockhaus me dévisage, du haut de ses murs gris et de ses meurtrières minuscules. Au-dessus, un avion déchire subitement le ciel. Ses réacteurs dévorent l’air et le propulsent dans les nuages. Une onde puissante secoue la forêt : le mur du son. Je sursaute et me recroqueville. Mes poignets sont toujours enserrés dans des menottes. Le cliquetis de chaîne me vrille les tympans.

— Encore un éboulement ?

Je tourne la tête. Le psychiatre s’accroupit devant moi et me tend un gobelet. Les policiers se tiennent autour, ils fument et discutent entre eux. Le docteur lève le menton au ciel.

— Il y a une base aérienne, pas loin. Au fond d’un blockhaus, on pourrait aisément croire qu’à chaque passage il s’agit d’éboulements…

Je porte le café brûlant à mes lèvres et bois une gorgée. Ça me fait tellement de bien, à l’intérieur.

— Je ne suis pas fou. Cette histoire d’assurance-vie est totalement insensée. Jamais, jamais je n’y ai pensé une seule fois. Je n’ai pas tué cet homme.

— Mais vous l’avez mangé. Peut-être est-ce lui que vous avez pris pour Michel ?

— Jamais de la vie.

— Vous êtes-vous demandé une seule fois si les personnages présents dans ce gouffre pouvaient ne pas exister ?

Mes ongles crissent sur la terre gelée.

— Non. Ils étaient réels, autant que vous l’êtes. Tout comme ce gouffre et ce glacier étaient réels. Vous devriez concentrer vos efforts sur la manière de retrouver Max Beck et cesser de vous acharner sur moi. La seule chose que je demande, c’est de rentrer à la maison. Je veux dire au revoir à ma femme. Je veux… voir ma fille.

— Ce n’est hélas pas possible pour le moment.

Je soupire longuement.

— Claire est-elle en sécurité, au moins ?

— Elle l’est.

Je tourne les yeux vers les forêts. Les arbres, éparpillés à l’infini. Je sais que Max est là, quelque part en liberté. Qu’il me surveille. Qu’il sera toujours là où je m’y attendrai le moins. Le psychiatre agite un dossier.

— Vous avez eu quelques problèmes, dans votre adolescence. Une bisexualité non assumée… Votre père, qui ne l’acceptait pas et vous battait. Vos fuites de la maison. On vous envoie en redressement. Adolescent, jeune adulte, vous vous exprimez dans la souffrance du corps et la rébellion.

Il désigne la paume de ma main, blessée par le tranchant de la pierre, sur la corniche.

— Jusqu’à la mutilation, parfois.

— Je ne me suis jamais mutilé ! Je…

— Puis arrivent toutes ces montagnes, ces voyages. Aller toujours plus loin, plus haut, souffrir, toujours plus, pour fuir votre bisexualité. Et vous y parvenez, jusqu’à ce qu’un autre drame vous secoue : la perte de votre meilleur ami.

Il se lève, fait craquer ses genoux et s’agenouille de nouveau avec une grimace. Le froid semble le paralyser.

— Savez-vous que des études médicales récentes ont prouvé que l’altitude dégradait certaines parties du cerveau ? Des lésions… irréversibles, comme chez les boxeurs.

— Peut-être. Ça ne m’a jamais empêché de vivre.

— Ça a pu perturber fortement votre psychisme. Avec votre femme proche de la mort, ces antidépresseurs que vous prenez, ça n’a pas arrangé les choses. Tout s’est stocké, accumulé, pour finir par exploser… Cet univers que vous avez recréé, dans le blockhaus, est un amalgame de différentes périodes de votre vie, avec des objets importants comme ces disques, cette tente, qui symbolise vos quinze années d’alpinisme. Vous avez pratiqué la spéléologie, plus jeune, votre conscience a parfaitement photographié les gouffres, les grottes que vous avez visités. Votre psychisme peut transformer une vulgaire pièce de béton en ce que vous voulez, il suffit d’un habile mélange de vécu et d’imagination. Votre père, homophobe et raciste, ne vous interdisait-il pas de fréquenter des gens de couleur ? Dans votre univers obscur, vous avez fait ressurgir les interdits. Comme la présence de Farid, un jeune Arabe.

Tremblotant de froid, il me sort de sa pochette une photocopie. Mon cœur se serre.

— Vous reconnaissez ?

— C’est le texte de Charles Bowden que j’ai fait graver sur un feuillet de granit rose, pour Françoise.

— « Je rêve du chant des oiseaux, de l’odeur de la terre que j’effrite entre mes doigts, du feuillage vert et brillant des plantes que j’arrose avec soin. Je cherche à acquérir une terre où il y aura des cerfs, des sangliers, des oiseaux, des peupliers et des sycomores. Je ferai une mare où viendront les canards et où, le soir, les poissons sauteront hors de l’eau pour attraper les insectes. » La mare, que vous avez reproduite à l’entrée de la tente. Ces chants d’oiseaux, dont vous avez ramené le disque. Ne vous êtes-vous donc pas interrogé, à votre « réveil », sur la bizarrerie d’un objet tel qu’un vieux mange-disque dans un endroit pareil ?

— Alors c’est ça, votre travail ? Décortiquer tout ce que j’ai pu faire ou dire, pour trouver des rapports là où il n’y en a pas ? Mais les salamandres existent-elles dans les blockhaus ? Et les stalactites ? Je sens encore les odeurs de roche humide, j’entends le bruit de la glace qui craque, de ces gouttes qui jouent des notes de musique en s’écrasant au sol. Le vent aussi… L’avez-vous entendu, vous, dans ce blockhaus ? Vous croyez sincèrement que j’aurais pu inventer une histoire pareille ?

— C’est vous qui doutez de la puissance de l’imagination ? Un enfant de Jules Verne et de Jack London ? Pensez à Farid, à présent. Farid Sans Nom. Il était un mélange de parcelles de votre passé. Ce bon copain maghrébin que votre père vous a toujours interdit, mais aussi un jeune adulte que vous vouliez aimer. Ne vous êtes-vous pas serré contre lui ? Ne lui avez-vous pas donné de l’amour ? Tout n’était que symboles, Jonathan. Fouillez, fouillez dans votre tête. Ne voyez-vous rien de vous-même, de votre personnalité dans Farid ? Hormis ces yeux étonnamment bleus ?

— Farid a vraiment existé.

— Mais si j’en crois votre récit, pourquoi ce Max ne l’aurait-il pas tué directement, après l’avoir utilisé pour descendre le matériel ? Pourquoi l’avoir laissé vivant ?

— Parce que Farid avait un rôle dans la vengeance de Max. Il devait me révéler l’épisode du cambriolage. Il devait aussi me mener au faux cadavre de ma fille, volé à son atelier de cinéma.

— Prouvez que Farid existe, dans ce cas. Donnez des preuves. Quel est son nom ? Où habite-t-il au juste ? Vous avez une adresse ?

— Dans le Nord, il disait qu’il… qu’il allait de foyer en foyer. Qu’il… ne fréquentait plus ses parents depuis des années.

J’essaie de réfléchir. Il y a forcément quelque chose qui démontre son existence.

— S’il a disparu, ne doit-on pas le rechercher ?

— On recherche rarement les itinérants ou les marginaux.

Le psychiatre se penche vers moi. Son haleine sent le café.

— Cherchez… Cherchez les failles, Jonathan, les personnages imaginaires en ont tous. De petits détails. Comme cette main de Michel blessée et recousue, qui n’était qu’une reviviscence de l’épisode passé avec votre chien traumatisé ici, dans le bunker, où vous vous étiez vous-même recousu. Il se peut aussi que certains détails vous apparaissent différents, d’une pensée à l’autre. Des lieux qui varient légèrement, des objets qui apparaissent ou disparaissent sans que vous en compreniez la raison. Réfléchissez. Tout cela vous prouvera que ces personnages, que ces actions vécues n’existent pas.

Ma vue se trouble, l’arrière de mon crâne repose sur le tronc glacial. Instantanément, des images, des paroles me reviennent à l’esprit. Je sais que je devrais me taire, mais je n’y arrive pas.

— Marek Halter…

— Oui ?

— Farid avait cité Marek Halter, avec les rêves de beignets. Puis… On lui lisait Jack London aussi, quand il était plus jeune. Croc-Blanc… Il ne savait pas lire.

— Très bien.

Mes sourcils se froncent.

— Il est venu chez moi il y a quatre ans, pour… tabasser mon chien.

Le psychiatre hoche le menton avec conviction.

— Oui, oui, on y est. Tout se relie, c’est bien. Continuez.

Les yeux au ciel, je commence à sourire.

— Sacrément bien joué… Espèce de fils de pute.

Je reviens vers le psychiatre. Mon regard est à nouveau noir, haineux.

— Farid et Max Beck sont restés ensemble une semaine, alors qu’ils descendaient du matériel dans le gouffre. Beck a très bien pu lui parler de Jack London et de Marek Halter. D’un tas d’autres détails que Max connaissait sur moi. Farid a peut-être voulu me montrer qu’il était cultivé, alors il a régurgité ce dont Max lui avait parlé les jours d’avant… Tout a été prévu, dans les moindres détails. Depuis de longues, longues années. Max s’est inventé le personnage de Michel Marquis, il s’est créé un faux passé. Il a fait disparaître un thermomètre, mais j’ai vu ce thermomètre, je l’ai utilisé ! Et puis cette histoire de boucle d’oreille, c’était… du pipeau, pour justifier le port de son masque. Pour semer le trouble. Il jouait avec moi.

Parmentier secoue la tête, résigné. Il se tourne discrètement vers les forces de l’ordre, puis s’approche plus encore.

— La police va se baser sur ses découvertes là-dedans, Jonathan. Des faits. Un cadavre dévoré, abattu par un revolver avec vos empreintes. La dépouille de votre chien. Cette histoire d’assurance sur la vie.

Mon cœur s’accélère dans ma poitrine.

— Et donc ? Qu’est-ce que ça signifie ?

Il se relève et se frotte les mains l’une contre l’autre. D’un mouvement de menton, il invite deux policiers à s’approcher. Je me relève avec difficulté. Mes ongles arrachent un morceau d’écorce. Je me dresse, bien droit en face de lui. Je m’interdis de sombrer, comme ils l’attendent tous. J’ai gravi l’Everest, le Kilimandjaro, je ne veux plus m’agenouiller devant quiconque. Je retiens mon souffle, puis je lui dis, d’un coup :

— Alors comme ça, vous non plus, vous ne me croyez pas ?

— Il n’est pas question de vous croire, ou pas. L’expertise psychiatrique que je mènerai avec d’autres confrères décidera ou pas de votre responsabilité dans ce drame.

Il s’éloigne, tandis qu’on m’empoigne solidement, par chaque bras. Je ne tente pas de me débattre.

Je lève le menton et avance avec courage. Et dignité.

Comme à chaque fois que je me lançais à l’assaut d’un sommet.

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