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« Nous étions bien les seules créatures vivantes de ce monde souterrain. Par certaines accalmies du vent, un silence plus profond que les silences du désert descendait sur les rocs arides et pesait à la surface de l’océan. Je cherchais alors à percer les brumes lointaines, à déchirer ce rideau jeté sur le fond mystérieux de l’horizon. Quelles demandes se pressaient sur mes lèvres ? Où finissait cette mer ? Où conduisait-elle ? »
Extrait de Voyage au centre de la Terre, de Jules Verne, que Jonathan Touvier a lu devant sa classe de 5e. Lectures sur le thème « Racontez le voyage que vous aimeriez faire »
Un cri dans la nuit. Effroyable.
Je me redresse brusquement, arraché au sommeil. Farid a eu le même réflexe que moi, il s’est aussitôt relevé. Très vite, l’œil de lumière danse à travers la toile. Je me glisse sur la gauche et palpe le duvet de Michel. Vide.
— Jonathan ! Jonathan ! Viens vite !
Depuis l’extérieur, Michel crie comme s’il avait vu le diable. Je m’extrais en catastrophe du duvet, me vêts en quatrième vitesse. J’enfile le blouson suspendu à mon poignet, me chausse sans nouer les lacets et accours dans sa direction. Farid me talonne en toussant, aux trois quarts dévêtu et en chaussettes.
Michel se tient debout devant le puits. Il serre contre sa poitrine un énorme rocher, tout arc-bouté tant il doit peser lourd. À ses pieds, se trouve notre casserole, enroulée dans les deux serviettes sales, ainsi que le photophore et la bouteille d’acétylène. Il se retourne un court instant, le visage grimaçant.
— C’est… C’est là que… que je l’ai vu… Il faut l’écraser, le tuer…
Sa voix tremble ; avec cette masse contre sa poitrine, il peine à parler. Je m’approche en haletant. La torpeur du sommeil m’enveloppe encore, je peine à réaliser ce qui se passe mais immédiatement, je pense au monstre de mon rêve. Farid, derrière moi, enfile son pantalon. Il est plié en deux par le froid.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu as vu ?
Me voici à ses côtés, les pieds au bord du vide. Le courant d’air glacial m’ébouriffe les cheveux et pénètre les mailles de mon pull.
— Toi, en train de tomber.
Une brusque poussée dans mon dos me propulse vers l’avant. Mon cœur se soulève, mes doigts tentent d’attraper le bord opposé. La chute m’aspire. Un choc me donne l’impression que mon bras va s’arracher. Mon corps se fracasse contre la paroi, ma tempe gauche émet un drôle de bruit. Sonné, je gémis, relève les yeux. Je ne me trouve qu’à deux mètres du rebord, retenu à la chaîne tendue par l’entrave au poignet. Au-dessus, malgré le bruissement incessant de l’air, je perçois le bruit d’une lutte, puis un tambourinement sourd. Un râle. Une masse qui s’effondre.
Plus rien.
Je reste suspendu dans le vide. Le vent crie dans mes oreilles, file vers les entrailles. Il fait si sombre, dessous, que je ne distingue même pas mes chaussures.
Je serre les dents. L’anneau de métal me torture le poignet. Je lance mon bras gauche vers le haut, réussis à agripper la chaîne. Impossible de me hisser, il faudrait que ma main droite puisse repasser par-dessus, mais je manque de mou. Je lâche tout dans une grimace, essaie de saisir des aspérités dans la roche. Elle est trop lisse, trop glissante. Mes pieds battent inutilement le vide.
Je n’arrête pas de me dire que je vais tomber. Mourir. Je hurle ma peur, ma colère et, pour la première fois, supplie au pieu lointain de ne pas lâcher.
Un violent soubresaut m’entraîne un mètre plus bas. Nouvelle déchirure de douleur dans l’épaule. Je me débats en vain, pris au piège de la pesanteur. À présent, ma chaîne descend plus régulièrement, mon pantalon crisse contre la paroi, je pousse des pieds pour éviter de m’écorcher. Je ne regarde pas en bas, je ne peux pas. Le noir, les profondeurs. Cette impression d’infini, de ténèbres, de chute sans fin.
— Michel ! Arrête !
Je sursaute au moment où mes chaussures délacées heurtent une surface dure. Ma carcasse meurtrie se pose lentement sur la ridicule corniche, la pression dans mon bras enchaîné se relâche enfin. Je reste debout dans la douleur, me massant l’épaule. J’ai la sensation qu’on m’a enfoncé une épée chauffée à blanc dans le deltoïde, des tendons ont dû être étirés. La lumière jaillit, sept ou huit mètres au-dessus de moi. Vue d’ici, elle semble à l’autre bout de l’univers.
— Maintenant, tu regardes ce qu’il y a dans le sac !
La voix de Michel résonne de partout. Je discerne à peine sa sale gueule de métal, perchée au bord du puits.
— Qu’est-ce que tu as fait à Farid ?
— T’occupe pas de lui. Le sac, j’ai dit.
Plaqué contre cette paroi de cauchemar, je baisse les yeux. Le sac aux extrémités nouées repose à quelques pas, proche du vide. Mes jambes se mettent à trembler, j’éprouve le besoin de m’agenouiller mais la chaîne tendue m’en empêche.
— Donne-moi du mou !
Michel disparaît, le mou arrive. Je comprends alors qu’il a utilisé la lourde pierre pour contrôler ma chute – en la lâchant sur les maillons sans doute – et éviter que je ne m’écrase contre la corniche. Du bout des doigts, je récupère le sac-poubelle et le tire vers moi. L’aspiration d’air continue à siffler, c’est horrible. Je n’ai jamais vu un endroit aussi effroyable de ma vie.
— Je l’ai. Et maintenant, fais-moi remonter !
— Dis-moi d’abord ce qu’il y a dedans.
En plus de me congeler sur place, le courant descendant me force à hurler, tandis que Michel se contente de parler normalement. Je souffle sur mes doigts gelés, et défais le double nœud. Prenant garde à ce que Michel ne puisse pas voir, j’écarte un peu les pans de plastique.
Mes mâchoires se serrent. Je jette un bref coup d’œil. Seigneur… Farid…
Abattu, je referme.
— Alors ? Qu’est-ce que c’est ?
Je noue solidement l’extrémité du sac autour de ma cheville droite.
— Si tu veux savoir, fais-moi d’abord remonter.
Le vent me brûle les oreilles et me glace les os. J’ose un œil vers le bas. Vers le ventre du monde. Il n’y a rien. Je sens alors un mouvement dans mon dos. Je me retourne vite et aperçois, à quelques centimètres à peine, dans un creux de la corniche, un animal blanchâtre, sans yeux, d’une vingtaine de centimètres de long. Ses pattes ressemblent à de petites spatules gluantes. Une salamandre. Elle me fait penser à une larve de lézard géante, et a l’air de m’observer. Brutalement, elle se retourne et se met à fouetter l’air de sa queue. Je distingue, dans un renfoncement, des centaines de boules translucides. Ses œufs.
Cette femelle courageuse défend son territoire.
Ces mouvements que je distinguais sur la roche… c’était elle.
Ainsi, ce gouffre vit vraiment, il nous chuchote ses secrets. Les araignées, les salamandres, ces petites traces de moisissures qui commencent à se développer sur les serviettes humides. Combien d’espèces invisibles se nichent ainsi dans ses interstices ?
D’un coup, mon entrave se tend et m’arrache à mes considérations. Très vite, avec l’autre main, je m’agrippe aux maillons. Il ne me reste plus qu’à espérer que Michel trouvera assez de ressources pour me sortir de là.
J’abandonne la salamandre à son monde irréel. Petit à petit, je remonte, par à-coups de cinquante centimètres environ, et reste ensuite longtemps suspendu au même endroit. Je pense que Michel utilise le rocher en bloqueur, ce qui lui permet de se reposer entre deux efforts de traction. Mes muscles se tétanisent, mes avant-bras me brûlent. J’ignore combien de temps je vais tenir ainsi avant de m’abandonner à la pesanteur. La lumière grossit, les sons récurrents reviennent. Le bord du puits se présente enfin. Mes doigts usés s’y accrochent, je me hisse en même temps qu’on me traîne, me retrouve à quatre pattes, haletant, les mains à plat sur le sol. Sur ma gauche, Farid est allongé, inconscient. Un hématome gonfle sur sa tempe. Lorsque je lève les yeux, Michel se tient au-dessus de moi, la casserole au-dessus de la tête.
Un choc sourd.
Puis le vide absolu.