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« Ce que j’ai fait, nulle bête au monde ne l’aurait fait. »
Phrase célèbre prononcée par Guillaumet, perdu dans le froid de la cordillère des Andes après un atterrissage forcé. Jonathan Touvier connaît son histoire par cœur
Une vibration, dans un instant perdu. Un feulement, le long de la toile. Michel et moi, nous nous figeons, cessons de respirer. Depuis une éternité, Farid dort et transpire, alternant des phases de délire et de lucidité. Mon regard croise celui de Michel et nous nous entendons : ce-qu’est-devenu-Pok rôde là, autour. Je rampe aussi silencieusement que possible jusqu’au bord de la tente, la gorge nouée. La surface de l’eau reste figée et rien n’indique la présence de la bête. Mais je sais qu’il nous observe. Que ses sens surpassent largement les nôtres. Je sais aussi qu’il se méfie.
Nos deux têtes se tournent en même temps, nos gorges déglutissent. Là, à l’arrière de la tente… Puis sur la gauche, la droite. Il tourne autour de nous, évitant l’ouverture. Je perçois la lourde respiration de Michel. J’imagine, de l’autre côté de la toile, cette gueule de crocs en attente. Ces babines retroussées, et la puissance des muscles prêts à arracher la chair. Il n’est pas dupe. Il a dû flairer le traquenard à des kilomètres.
Un grésillement. La sensation d’un courant le long du bord droit. Michel et moi, on se retourne. D’un coup, l’ombre monstrueuse revient. Elle escalade la toile, ses pattes se détendent et semblent encercler notre logis. Elles passent là, au-dessus de nos têtes. Des grognements s’ajoutent au tableau. Mes doigts se rétractent sur la chaîne, je m’apprête à surgir. Dès que l’ombre se dirigera vers l’avant de la tente…
Mais l’ombre de Pok ne s’oriente pas vers l’avant, elle reste penchée au-dessus de Farid, immobile, avant de soudain rétrécir et disparaître brusquement.
— C’est pas vrai, chuchote Michel. Je crois qu’il est reparti.
Nous attendons encore cinq minutes, la langue sur les lèvres, pour nous convaincre que ce-qu’est-devenu-Pok n’est plus là et que le piège a définitivement raté. Un vent de défaite nous ébranle et je me rends compte que, tiraillé par la faim, je suis devenu comme eux : un prédateur prêt à tout. J’ai senti l’instinct de la chasse sur le bord de mes lèvres.
Je sors avec prudence, suivi de Michel. Le photophore éclaire suffisamment la paroi latérale de notre abri. Au sol se succèdent quelques gouttes de sang. Et sur la toile s’épanche une grosse tache sombre.
— Ton salopard de chien est venu pisser sur la tente. Tu te rends compte ? Il se fout de notre gueule.
Mon index plonge dans une goutte de sang. Elle est encore chaude.
— Il a senti le piège, il ne s’est même pas approché de la flaque d’eau. Tu parles de chasseurs…
Je me redresse, les mains le long des cuisses, le regard vers le noir absolu.
— Il est blessé. Je sais ce que vaut un animal blessé. Les instincts de préservation se multiplient. Il est dix fois plus futé que nous. On ne l’aura jamais comme ça.
Michel serre les poings. Sa cicatrice s’étire un peu, éprouve les points de suture. Il doit grimacer.
— On fait comment alors ?
Résigné, je retourne dans notre abri et m’assieds, les poings sous le menton. Je regarde Farid, ses joues sont rouges et enflées. Il va mourir si on n’agit pas. Il gémit, m’agrippe mollement par la manche. Il semble à bout de souffle.
— Désolé, mec… Désolé pour tout… ce que je t’ai fait… C’était pas… ma faute…
— Qu’est-ce que tu m’as fait, Farid ? Dis-moi ce que tu m’as fait. La lettre, c’était toi ?
Il tremblote et sombre. J’essaie de le réveiller, sans succès. Je me relève subitement, ramasse la pierre tranchante et le tapis de sol. La rage me gagne davantage. Je remplis d’eau mon gobelet et m’arrête juste devant Michel.
— Tu t’occupes du gosse, d’accord ? Éponge-lui régulièrement le front avec une serviette, donne-lui à boire et empêche-le de quitter son duvet, sauf s’il doit aller pisser. Il faut surtout qu’il reste bien couvert. Ne laisse pas ce fichu gouffre l’emporter. Il doit vivre.
— Et toi ?
— Moi, je grimpe sur la corniche où il s’est réveillé. C’est par-dessus que je veux surprendre mon chien.
— T’es bien certain ?
— On n’a plus le choix. Hormis la flaque, on n’a presque plus d’eau. Et la bouteille de gaz est vide.