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« … Je ne sais pas, Françoise, si je t’ai un jour parlé de Göran Kropp. Il avait quitté Stockholm à vélo le 16 octobre 1995. C’était une bicyclette spécialement aménagée pour porter cent quarante kilos d’équipement. De Suède, il partit vers Katmandou, presque treize mille kilomètres de galère où, entre autres, on le détroussa en Roumanie, l’agressa au Pakistan, et brisa une batte de base-ball sur sa tête en Iran (heureusement, il portait un casque). Début avril, il arriva au pied de l’Everest, intact. Après des kilomètres et des kilomètres de marche et d’acclimatation, il partit du camp de base vers le sommet, le 1er mai, sans oxygène. Lorsqu’il atteignit les 8 748 mètres, soit cent mètres sous le toit du monde, à une heure de marche, il décida de faire demi-tour.

S’il était allé au bout, Kropp, bien trop fatigué, serait probablement mort en redescendant. C’est souvent au bout de nos forces, quand le filet de notre existence s’échappe par nos lèvres entrouvertes, que nous réalisons à quel point la vie est précieuse, et que, pour la plupart des gens, mourir glorieux ne vaut pas tant que de vivre en ayant essayé. Kropp n’a trahi aucune montagne, il a fait ce qu’il avait à faire.

Fais demi-tour toi aussi, Françoise. Ne monte pas au sommet seule, et attends-moi pour qu’un jour, nous y grimpions ensemble. »

Première lettre que Jonathan Touvier abandonna dans la chambre d’hôpital de Françoise Touvier, deux jours avant qu’un donneur de moelle apparaisse dans le fichier informatique et leur redonne espoir

La flaque brille dans l’alignement de mon regard. C’est mon tour de garde. Allongé, je reste à mon poste d’observation, l’oreille attentive. Dehors, l’eau est plane, immobile. Parfois, une goutte s’écrase et stimule de timides vaguelettes.

Pour rendre efficace notre piège, nous avons rapproché une pierre, sur laquelle nous avons posé le casque incliné, de manière à créer un reflet. Il a fallu beaucoup plus de casseroles d’eau que Michel ne l’avait estimé. Une bonne demi-douzaine, au total, sans compter celles pour notre propre consommation. Au mieux, je nous donne encore deux récipients pleins, avant que la bouteille de propane soit tout à fait vide. J’ignore depuis combien de temps nous attendons. Trois, quatre, cinq heures ? Nos respirations sifflent, nos intestins gargouillent sans cesse, nos yeux larmoient. Michel se parle à lui-même, tout bas, fixant ses mains ouvertes et faisant parfois de drôles de gestes, comme s’il chassait une mouche. Moi, je dresse mentalement la liste des plus hautes montagnes de chaque continent, afin de rester éveillé.

À tour de rôle, nous nous relayons, allongés à l’entrée de la tente. Farid continue à tourner les molettes, mais de plus en plus lentement. Il refuse que je le touche. Il n’a plus la force de discuter et la fièvre gagne du terrain. Michel grogne sous son casque, il se perd parfois dans de longues périodes de délire. Nous ne parlons plus. Nous ne sortons plus, sauf pour pisser. De plus en plus, nous nous enfermons dans les profondeurs de notre déchéance.

Plus tard, c’est à nouveau mon tour de garde. Je peine à me réveiller. Je n’ai pas le courage de m’arracher de mon duvet infect, de quitter le nid chaleureux. Il serait si facile d’y mourir. Je m’habille, fourre mes pieds nus et froids dans mes chaussures. Je ne sais pas combien de temps l’on dort, de plus en plus longtemps, je crois. Mon sang coule lourd, bruyant, il se végétalise, dirait-on. Le thermomètre auriculaire indique une température centrale de 35,9°C. Je me souviens d’un 34,4°C sur les pentes du Fitz Roy, en Patagonie. Une limite où l’organisme se dégonfle. À l’époque j’avais pu abandonner et faire demi-tour. Mais ici…

J’ignore à quelle température s’élève l’organisme de Michel, il ne semble pas se soucier de ce thermomètre. Quant à Farid, son front est brûlant. Désormais, il ne sort plus le nez de son sac de couchage. Il va très, très mal, j’ai peur pour lui. S’il ne mange pas bientôt, il ne supportera pas le choc thermique quand la fièvre partira. Je veux le sauver.

Je plonge ma main dans ma poche, à l’intérieur de mon blouson, et récupère un petit morceau de pelure d’orange que je coupe en deux. Je la mâche longuement. Ça fait tellement de bien, cette sensation d’un goût dans la bouche.

Dans mes phases de sommeil, je rêve, toujours plus. Mais uniquement d’images sinistres qui n’ont rien à voir avec des périodes de ma vie. Des ombres difformes, des figures géométriques mêlées, rien de cohérent. Plus de couleurs, de soleil, de lumière. Dans chaque période de réveil, je songe avec obsession aux plats pour nourrissons, aux bâtons de viande séchée, au pemmican, au lyophilisé, que nous avalions à contrecœur, tout là-haut. Aujourd’hui, j’en bave d’envie. J’en mangerais des caisses. Ma langue me fait horriblement mal. Elle se gerce du manque. Autre curiosité : tout à l’heure, le revolver noir est devenu gris, et la bouteille bleue de gaz a pris la couleur verte. Je veux dire, je sais qu’elle est bleue, mais mes yeux l’aperçoivent verte, en permanence à présent. Michel m’a dit que ça faisait longtemps déjà qu’il la voyait verte. Ce vert est agressif, je le hais. Rouge, vert, noir sont les seules couleurs que je continue à distinguer. Mes sens se détériorent. Mes oreilles bourdonnent continuellement et, entre deux chutes de pierres et de glace, je pense réussir à entendre le souffle lent de la mort.

J’ai tenté de calculer douze fois douze. Je me suis trompé trois fois, pour finir par compter sur mes doigts où crèvent de profondes fêlures rosâtres. Sans gants ni chaussettes, je ne tiendrai plus longtemps.

Douze fois douze. Cent quarante-quatre. Cent quarante-quatre. Cent quarante-quatre.

Et, tandis que je répète ces mots, Michel, à quatre pattes, le nez au sol comme un chien, se rue vers le fond de la tente et avale le cadavre de Bienvenue, jusqu’à la dernière patte.

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