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« Dès lors, il avait mécaniquement rampé vers l’entrée de la caverne, et ses frères et sœurs avaient agi comme lui. Pas une fois ils ne s’étaient dirigés vers les sombres retraits des autres parois. Tous ces petits corps potelés, pareils à autant de petites plantes, rampaient aveuglément vers le jour qui était pour eux une nécessité de l’existence, et tendaient à s’y accrocher comme les vrilles de la vigne au tuteur qui la soutient. »

Extrait de Croc-Blanc (1906), de Jack London,

l’un des livres préférés de Jonathan Touvier

J’ai vraiment voulu mourir la première fois quand Max Beck, celui qui fut un temps mon meilleur ami, est décédé d’une chute. Puis voilà deux ans, à l’annonce de la leucémie de Françoise. Je crois qu’en dépit de ce qu’elle a été, du bonheur qu’elle m’a apporté, ma vie est une succession de naufrages. Et même si les plus belles histoires commencent toujours par des naufrages, comme disait Jack London, je suis intimement persuadé que les pires aussi.

Cette fois encore, nous essuyons un naufrage magistral. Tous trois, nous sommes assis sous la tente, autour des maigres éléments dont nous disposons. Les deux oranges sont grosses, pleines de jus, j’en suis sûr. J’en prends une et la caresse d’un geste gourmand. L’envie me prend de lui dessiner deux yeux, un nez, une bouche pour qu’elle me sourie, mais je n’ai même pas de stylo.

Dans notre nid, nul ne parle et n’en ressent l’envie. La toile oscille, comme si des mains invisibles la caressaient. Michel regarde ces mouvements ondulatoires avec son gros masque renfoncé entre ses épaules. Là-bas, dans le noir, le puits se met à chanter. On dirait des tuyaux d’orgue au fond d’une église, c’est effroyable. Puis il y a nos tubes digestifs aussi, qui font de drôles de bruits. Je crois que chacun d’entre nous bascule, en ce moment même, du côté où il se rend compte que, peut-être, personne ne viendra nous chercher.

Je distingue soudain une forme mouvante, dans un angle de la tente. Intrigué, je m’allonge perpendiculairement à mes compagnons et positionne mon gobelet en rempart. Une araignée, une vraie araignée s’y engage, je la piège en le refermant par-dessus. Il me semble qu’elle est marron, ou noire, avec une bande jaunâtre sur l’abdomen et des pattes d’une élégante finesse. Je suis étonné de constater que la vie existe aussi ici, que des espèces survivent, grâce à un incroyable phénomène d’adaptation.

— Super festin, fait Farid, sans entrain, redressé sur ses coudes.

— C’est bon signe. Il y a peut-être d’autres êtres vivants cachés tout autour de nous. Des insectes, des bestioles un peu plus grosses. Ça pourrait nous fournir une source de nourriture.

— Tu parles. Il n’y a que des rochers ici.

Je pousse mon gobelet transparent dans un coin.

— En tout cas, elle, elle existe. On va l’appeler Bienvenue. Et on va la sortir de cet endroit maudit, avec nous. On fait tout pour la garder en vie, d’accord ? Elle sera notre porte-bonheur. Tant qu’elle vivra, nous vivrons.

Je la regarde longuement. Michel, Farid, Pok, moi-même, et Bienvenue à présent. Notre famille souterraine s’agrandit, brassée d’horizons si différents. Farid, l’Arabe obscur aux iris d’océan. Michel, le colosse au cœur triste. Bienvenue, le petit être mystérieux. Pok, l’ancien traumatisé. Et moi, là-dedans…

Je reste là, sans bouger, et mon visage se ferme à nouveau. J’ai déjà vécu, dans des endroits inhospitaliers où Extérieur m’envoyait, ces situations où tout s’accélère. J’y ai vu des types forts comme dix bœufs sombrer sous une toux carabinée en moins de cinq minutes, d’autres ruisseler de sang par le nez et délirer alors qu’un quart d’heure plus tôt, ils plaisantaient au son d’une radio qui captait à peine. On peut mourir. N’importe quand. N’importe comment. Vite, ou dans de longues souffrances.

L’œil vide, je détaille ce matériel primaire dont nous disposons, ainsi que nos ridicules réserves de nourriture. En temps normal, nous pourrions tenir vingt, même trente jours sans manger, en nous hydratant correctement. Mais avec ce froid et cette humidité, tout est multiplié par cinq. Très vite, nous nous affaiblirons, et…

Je m’empare de la casserole et m’arrache de terre.

— Quelqu’un vient avec moi ? Je vais gratter de la glace.

Farid plante une cigarette entre ses lèvres qui, déjà, se craquellent.

— Tu laisses la lumière ici, d’accord ?

— En posant le casque entre la tente et le glacier, nous disposerons chacun d’un peu de clarté. Et fume dehors, s’il te plaît.

— Fumer dehors ? Elle est bonne, celle-là. T’as vu écrit resto, sur l’enseigne ?

Il allume et tire une longue taffe. C’est sa troisième ou quatrième cigarette. Ses doigts tremblent fort devant sa bouche. Il est mort de froid et cligne anormalement des yeux. Le manque de repères visuels, l’obscurité, l’humidité…

— Je reste ici. J’ai pas envie de gratter. Ça voudrait dire qu’on se résigne, qu’on admet qu’il a gagné.

— On se résigne si justement on ne fait rien.

Michel s’en mêle :

— Excusez-moi mais… à mon avis, on ne devrait rien faire, et attendre. Quelqu’un va venir nous chercher.

Il a posé sa photo à côté de la mienne. Alors que je sors, Farid me demande, derrière un nuage de fumée :

— Tu prends ton clébard avec toi, d’accord ?

Accompagné de Pok, je positionne la bouteille d’acétylène et le casque à cinq ou six mètres de la tente, le réflecteur vers le haut. Tandis que je m’éloigne, j’entends les voix humaines, dans notre abri. Pas vraiment des voix, mais des chuchotements. Je me doute qu’ils parlent de moi, se posent autant de questions que je m’en pose sur eux.

Je m’oriente à présent vers la vague géante et figée, d’un bleu sombre qui m’indique que les couleurs existent encore. Je déteste les glaciers, ils régurgitent les cadavres des alpinistes malheureux, les piègent de leurs crevasses, ils témoignent, avec une rage millénaire, que la nature est une tueuse d’hommes.

En frappant avec ma chaîne sur la façade gelée, je parviens à décrocher de la glace à peu près propre. De toute ma vie, je ne pensais plus jamais creuser dans la glace ou la neige. Ce gouffre est sans doute, sur cette planète, l’un des endroits les plus hostiles et pourtant, il nous offre l’élément essentiel à notre survie : l’eau. J’ai déjà vu les ravages de la déshydratation sur les organismes. On peut manquer de tout, mais certainement pas d’eau.

Après l’avoir brisée en menus morceaux, je plonge la glace dans la casserole et recommence. Je prends garde à ne pas trop mouiller mes gants car, à moins de les chauffer à la flamme, ils ne sécheront plus jamais et risquent à leur tour de geler.

Il me faut un bon quart d’heure de travail acharné pour récupérer, à vue de nez, deux litres de glace. Mes vêtements fument, l’effort consomme mon stock de calories et le restitue sous forme de chaleur. Se déplacer, travailler sont des actions qui dévorent cette si précieuse énergie. Sans nourriture, on risque tous trois de se vider comme des gourdes abandonnées au soleil.

Et voir, très vite, nos propres os nous vriller la chair.

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