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« Nicholl, consultant le thermomètre, vit qu’il était tombé à dix-sept degrés centigrades au-dessous de zéro. Donc, malgré toutes les raisons de s’en montrer économe, Barbicane, après avoir demandé au gaz sa lumière, dut aussi lui demander sa chaleur. La température basse du boulet n’était plus supportable. Ses hôtes eussent été gelés vivants. »

Autour de la Lune (1869), Jules Verne. Roman qui marqua profondément Jonathan Touvier, de par son aspect prémonitoire

Je me surprends à somnoler, sursaute à chaque fois que je m’endors, avec la tenace sensation de chuter dans un trou. Le monde tourbillonne, le manque se joint au froid et à l’humidité pour tout ravager dans mon organisme. Je me redresse, secoue la tête, sans savoir où je suis, où je vais. Quelle heure est-il ? Quelle date ? Que deviennent celles que j’aime ?

Je rabats mes yeux larmoyants sur le tapis de mousse, avec cet insatiable besoin de me raccrocher au temps qui s’écoule. III. Trois jours… Bientôt quatre, je présume. Mais quand ? Je ne pensais pas que tout irait si vite. Notre déchéance, je veux dire. La lourde marche silencieuse vers le panneau no return. Farid ne se lève même plus pour fumer. Son ultime paquet de cigarettes, ce troupeau de bande-mou, comme il dit, il ne le finira peut-être jamais.

Le photophore crache une lumière modérée. Je lève le front, la toile vibre, encore, toujours. On dirait que l’obscurité gratte la toile, elle glisse et tournoie autour. Elle est patiente, Obscurité, elle attend que le gaz s’essouffle, elle déploie ses grandes mains autour de notre tente, elle nous asphyxie.

Michel a cessé ses allers et retours avec les casseroles de glace, il est assis en tailleur à l’intérieur de notre abri, le casque blanc et maculé de sang entre les jambes, et ne bouge plus. Il ne s’est même pas rincé les mains. Des chuchotements roulent sous son masque de fer, que je ne parviens pas à comprendre. À bien y réfléchir, je me rends compte que même si j’ai grimpé les plus hauts sommets, rien ne m’empêchera de crever au fond d’une cuvette à chiottes. Je ne veux pas de notre tente pour cercueil, alors, je me relève avec difficulté. J’ai l’impression que mon corps est gorgé d’eau, je bouge au ralenti. Michel tourne mollement la tête, il hausse les épaules, sans véritable raison. Je sors avec Pok, prends la casserole et me dirige vers le glacier. Mon chien, lui, montre un semblant de vivacité, il trottine mais je sens que le mouvement des pattes n’y est plus. Après quatre ou cinq allers et retours vers le glacier, j’ai constitué un joli mont de glace devant la tente. Le réservoir en eau de notre première douche. Je me penche vers l’intérieur de la tente.

— On ne se laisse pas démonter, d’accord…

Ce n’est pas une question, ni une affirmation. Juste une phrase atone. Personne ne répond. Après les sinistres propositions de Farid qui ont transformé mon animal en viande de boucherie, Pok et moi, on ne se lâche plus. Quand il éprouve le besoin de sortir pour uriner, je l’accompagne, et vice-versa. Je ne veux plus qu’il quitte ma vue ou qu’il s’éloigne seul, surtout quand Michel n’est pas là. Je sais qu’il va essayer de le tuer, tôt ou tard.

Une fois de retour à notre camp de base, je pose le récipient sur le feu. J’en profite pour rapprocher du réchaud tout ce qui doit sécher. Les serviettes en éponge, les gants, le blouson de Michel, que je retire de ses épaules sans le lui demander. Il est amorphe, vidé, à plat, j’ai le sentiment de déshabiller un mannequin.

Dans ce sursaut de lucidité et de courage, j’ôte tous mes vêtements. Même la chemise, qui pend avec le pull et le blouson au bout de mon poignet entravé. J’ai la ferme sensation que chacun de mes muscles va tomber sur le sol comme un paquet de viande congelée.

Farid se redresse et émet un sifflement tremblant entre ses dents.

— La vache…

C’est toujours ce que ça fait, la première fois que quelqu’un découvre mon corps nu. Transi, je plonge le doigt dans la casserole, l’eau est tiède, je crois. Mais elle pourrait être glaciale comme bouillante, j’en sais rien. Pour sûr, je vais tomber en morceaux.

— Michel, s’il vous plaît.

Moi qui tutoie d’ordinaire facilement, je me rends compte qu’après plusieurs jours ici, je n’arrive pas encore à le tutoyer. Ce masque n’est pas qu’une barrière, c’est une angoisse.

— Versez, comme ça, sur mes épaules. Faites vite, avant que je gèle sur place.

Farid ne me quitte plus des yeux. Mon corps est lardé de cicatrices, de toutes formes et origines.

— T’expliques ? lance Farid comme s’il avait lu dans mes pensées.

Michel, si curieux d’ordinaire, ne demande rien, il se contente d’incliner le récipient. Le liquide me percute la peau, le choc est une pluie de volts. Je frotte partout, entre mes cuisses, mes pectoraux, sur mon visage où crisse une barbe courte, mon ventre. Sensation de propreté, de purge, même sans savon, sans gant de toilette. La fierté d’être quelqu’un de droit sur ses jambes, de vivre, encore. Très vite, je plonge sous la serviette gelée, frotte à en faire rougir ma peau. Je me sens mieux, plus humain. Je repense à la question de Farid. Je reste à poil, quelques secondes. Je plante mon index sur mon front.

— Arcade droite, cinq ans, chute à vélo.

Mon doigt se déplace au fil de mes descriptions.

— Huit ans, Melun. Je tombe la tête la première sur un rocher qui m’entaille profondément le front. Ma mère m’a raconté que je suis rentré à l’appartement couvert de sang, sans verser une seule larme. À l’époque, on habitait au rez-de-chaussée, ce qui me vaut sans doute encore d’être vivant aujourd’hui, vu le nombre de fois où j’ai tiré une chaise pour marcher sur le rebord du balcon.

Je descends mon doigt sur mon visage, le long de mon nez un peu de travers, sur ma bouche épaisse. Les deux m’écoutent avec attention.

— Neuf ans, mon menton s’écrase sur le bitume de la cour de récréation, quand je saute d’une branche d’arbre… Douze ans, je lis des Comics à n’en plus finir, je deviens persuadé que je ne peux pas mourir. Chute du toit de ma maison à Munster, trois points de suture au genou, et des fractures un peu partout : aux jambes, aux poignets, un terrible souvenir. Là, quatorze ans… (Je regarde Farid.) Un mauvais coup de mon père… Là, seize, là, dix-sept, rien de bien méchant mais le personnel de l’internat se souviendra toute sa vie de moi. Là, là, et puis là, c’est à l’armée. Les chasseurs alpins. Ensuite, quelques bobos, mais grosso modo, calme plat jusqu’à vingt-huit ans. Là, c’est les Dolomites, sans doute ma pire frayeur. Quatre points de suture… Trente-quatre ans, les côtes, sur la gauche. Mon nez cassé, à maintes reprises. Et puis, il y a ces morsures de chien, mais je t’ai déjà expliqué. Et maintenant… Je me rhabille, si tu veux bien. Parce que si on continue ainsi, vous allez me ramasser à la petite cuillère.

Il désigne mon pectoral droit.

— Et là ?

Ils l’ont vu, évidemment. J’aurais préféré ne pas en parler, mais je me demande s’il y a encore un sens à nous cacher les uns des autres. Deux taches rosâtres, creuses, comblent la partie haute de ma poitrine.

— C’était il y a vingt ans. Deux coups de piolet…

— On t’a astiqué au piolet ? Plutôt original.

— C’était mon meilleur ami… Max Beck.

Je ramasse mon pantalon, les lèvres pincées. Un piolet contre une poitrine, ça fait un bruit dont on ne peut pas se débarrasser, une espèce de clapotement semblable à celui d’un pied dans une flaque. Sans plus un mot, j’enfile mon pantalon. Ils me regardent, dans l’attente que j’en dise davantage, mais je ne m’étalerai pas. C’est ma vie, et je ne vois pas, de toute façon, comment ça pourrait nous faire sortir d’ici.

À peine lavé, et me voilà obligé de replonger dans la sueur des jours passés. M’enfoncer, de nouveau, dans ces habits chargés de fluides morts. J’en ai marre de vivre, dormir, émerger dans la merde infâme de ma propre déchéance. Mais que faire d’autre ? Comment contrer cet implacable destin ? Ici, on ne peut pas faire demi-tour, on ne peut pas rentrer chez soi.

— Une histoire de femme, ces coups de piolet ? me demande soudain Michel en se déshabillant.

Je fronce les sourcils, pensant que le sujet des cicatrices était clos.

— Pourquoi vous me dites ça ?

Michel se retrouve à son tour entièrement nu. Il montre une charpente robuste, aux muscles lourds, avec de solides biceps et de belles épaules. Musculation ou club de remise en forme, à tous les coups. Lui aussi, il arbore deux ou trois cicatrices plus petites, aux avant-bras. Les poils de son torse grisonnent. Sur la partie haute de son omoplate droite s’étend un tatouage bleu et jaune – ou vert et blanc –, qui représente la lettre C. Il se masse énergiquement les épaules.

— On boit, on parle femmes et c’est là que tout part en vrille. Derrière chaque bagarre, il y a une histoire de femme.

— Ce Max, c’est ça ? me dit Farid.

Mes poils se hérissent.

— D’où tu sors ce prénom ?

— Tu parles vachement quand tu dors, je te l’ai dit. T’as l’air tourmenté de cauchemars, mec. Ton père et ce Max en font partie, on dirait…

Bras croisés sur le torse, Michel trépigne.

— Bon, si vous pouviez vous manier, je me les gèle, au cas où vous n’auriez pas remarqué. Vous voulez que je tombe malade, c’est ça ? Non, alors versez la moitié de la casserole dans la cavité gauche de mon masque, et l’autre moitié dans la droite.

— Vous êtes sûr ?

— Faites… Ça me gratte, ça me pique, et je vais m’exploser la tête si ça continue une journée de plus.

— Et si ça dérègle le mécanisme de… de la bombe ?

— Tant mieux.

Je m’approche de lui. Il lève le front au plafond, de sorte que les petits trous devant ses yeux soient horizontaux.

— Le tatouage, dans votre dos… Ce gros C, c’est…

— C comme Cédric. Comme pour la boucle d’oreille. Bon, vous accouchez ?

Sa réponse sèche m’invite au silence. Je verse l’eau suivant ses indications, dans les cavités ridicules. Michel pousse un long râle de soulagement. Je prends une serviette sèche et frotte dans son dos, ses reins. Il en plonge les extrémités dans les orifices du masque. Farid nous regarde, ahuri, nous soigner l’un l’autre, comme deux vieux singes. Derrière nous, le glacier se dresse, majestueux. Il y a quelque chose d’improbable dans notre situation. Je me mets à rire nerveusement.

— On peut savoir ce qui te fait marrer ?

Je hoche le menton vers ce stupide glacier.

— Michel, nu avec son masque, devant une superbe cascade. On se croirait sur l’île de La Réunion, version cauchemar.

Je crois que Michel ne rit pas. Le jeune beur essuie le filet transparent au bout de son nez.

— À mon avis, on n’attrape pas de rhume à La Réunion.

Je pose l’autre serviette à moitié mouillée autour de ma nuque. Je compte essuyer Farid avec l’autre moitié, la sèche.

— À toi, je lui dis.

— Non, non, non, merci. Ta douche d’Esquimau, tu remballes, d’accord ? Je peux pas. J’ai trop froid. Tu veux ma mort ou quoi ?

— Il faut donner de la chaleur à ton corps et chasser la crasse. Lui montrer qu’il est vivant. Allez, viens !

Le forcer à sortir de son duvet, c’est comme lui arracher un membre. Il me faut y aller de toute ma verve pour qu’il daigne se lever. Il se déshabille au ralenti. Le gouffre est en train de le digérer. Quand je le vois nu, quand je constate avec quelle violence il tremble, les mains ouvertes et abîmées devant son sexe circoncis, j’oublie La Réunion et me demande combien de temps nous allons encore tenir.

À présent, Farid a les deux poings regroupés sous sa gorge, et il lève les yeux au ciel, les jambes légèrement pliées.

— Fais vite, pu…

Ce qui se produit l’instant d’après ne dure pas une fraction de seconde. Alors que je décolle la casserole du feu, Farid se rue soudain en direction de Michel dans un hurlement. Son sexe pelé claque contre ses cuisses, ses muscles effilés se bandent tandis que son visage semble se mouvoir au ralenti. Je vois ses frisettes se détendre dans l’air, les traits de son front se plisser comme le granit qui craque. Les deux poings devant lui, il percute Michel en pleine poitrine. Un râle de surprise inonde les lèvres du colosse ; déséquilibré, il tombe en arrière. J’ai l’impression de capter chaque phase de sa chute. Pok bondit sur le côté, l’oreille droite à l’affût, le museau relevé.

À ce moment-là, une stalactite traverse mon champ de vision. Elle est plus grosse, plus longue qu’un parasol fermé. Elle se désagrège en centaines d’éclats au contact du sol. Des morceaux de glace me giflent les joues, percutent le dos de Farid, ses mollets, ses fesses. Le jeune Arabe, couché sur Michel, pousse un cri de douleur. Pokhara, lui, détale dans l’obscurité en couinant, la queue entre les pattes arrière.

C’est fini. Plus un bruit.

Nous restons là, stupéfaits, immobiles, chacun dans nos positions avant l’impact. Je jette un œil au plafond. On dirait que cette stalactite, elle était placée là, juste devant la tente, pour nous tuer.

Lentement, Farid bascule sur le côté, les fesses au sol, et Michel finit par se redresser, bras repliés sur le crâne. Titubant, il s’approche du point d’impact, là où il se tenait quelques secondes auparavant. J’entends Michel respirer lourdement. Puis il se tourne vers le réchaud, sans un mot. Il se baisse, décolle le récipient du feu, se recule et part un peu plus en retrait.

— Viens… il fait de sa voix éraillée, s’adressant à Farid.

Le jeune beur s’approche, il ne tremble plus, encore fouetté par l’adrénaline. Michel le prend à la taille et le retourne, avant d’inonder ses épaules et de lui frotter le dos, les cuisses, les mollets du plat de la main. La jambe supportant l’entrave tendue à l’horizontale, Farid se laisse faire, le pied gauche dans la glace qui se met à fondre. Ses yeux si bleus s’attardent sur le mégot que la stalactite a percuté. Son cœur soulève le voile de peau sous la troisième côte, ses lèvres se serrent, je crois qu’elles me sourient quand, doucement, Michel lui passe la serviette sur la nuque et frotte comme un père.

Michel se penche soudain.

— T’as remarqué que ton pied était dans la glace ?

— Hein ? Quoi ? C’est vrai. Merde !

Michel se frotte les mains l’une contre l’autre.

— Tu ne sens pas le froid ?

Farid secoue la tête. Michel et moi, on se regarde, les lèvres pincées. Le colosse se baisse.

— Ça ressemble à un début d’engelure. On voit le même genre de symptômes sur les carcasses de porcs dans les chambres froides. D’abord les fissures dans la peau, puis les crevasses.

Farid observe son pied, incrédule, alors que je me rapproche. Son regard se teinte d’inquiétude.

— C’est pas normal, c’est ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Michel s’accroupit.

— Que si on ne trouve pas de solution rapidement, il va falloir couper.

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