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« Les hommes jouent la tragédie parce qu’ils ne croient pas à la réalité de celle qui se déroule véritablement dans le monde civilisé. »

Phrase de José Ortega y Gasset, que Jonathan Touvier aimait citer dans ses articles pour le magazine Extérieur

C’est comme une palpitation à l’intérieur de la paupière. La sensation d’un voile clair qui sursaute dans le vent. Je perçois chaque pulsation amplifiée que pousse mon cœur dans mes artères.

Puis plus rien.

D’autres sons, qui reviennent, plus tard sûrement. Des grésillements de voix, des couinements de semelles, l’écoulement entêtant du liquide qui tombe en goutte à goutte.

J’essaie d’ouvrir les yeux, mais mes paupières restent figées. Les nerfs de mon cou se cabrent, instantanément, et ma respiration s’accélère.

L’intolérable sensation d’un cauchemar qui recommence.

La tente, les gants, les duvets, le gouffre.

J’ai le souffle coupé.

— Non ! Non !

— Doucement. Ne bougez pas.

Une voix. Une voix qui n’est ni celle de Michel, ni celle de Farid.

Farid est mort. Michel lui a piqué ses vêtements et tranché le pied.

On appuie sur mes épaules, mes bras. On dirait que mes jambes sont collées, je ne parviens pas à les remuer. Des sons inaudibles sortent de ma bouche, je bafouille et tousse longuement. La voix grave, empreinte d’un accent allemand, revient.

— Je vais ôter les adhésifs sur vos paupières. Vous allez alors ouvrir très, très lentement les yeux, d’accord ? La lumière pourrait vous brûler, alors allez-y calmement. Si vous sentez la moindre douleur, vous refermez.

On me touche le front. Des doigts appuient sur mes yeux. Un crissement de sparadrap qu’on décolle.

— C’est bon. Essayez.

Je tente de contrôler au mieux mes muscles oculaires. Je referme dans un petit gémissement. Ensuite, des formes floues apparaissent dans mon champ de vision. Très vite, elles se matérialisent en silhouettes humaines. Il y a, autour de moi, autre chose que ce maudit gouffre. Une impression de vie, de chaleur, de mouvement. Mes yeux sont à présent complètement ouverts, mais la netteté n’arrive pas encore. Je sens un liquide froid glisser sur ma cornée. On me demande de cligner des paupières.

Un homme approche. La voix qui me parle depuis mon réveil provient de lui.

— Votre vision devrait revenir d’ici quelques minutes. Il faut laisser le temps à vos muscles de retrouver leur élasticité. Vous souffrez d’un léger strabisme divergent, dû à l’obscurité et à un enfermement prolongé.

Un enfermement prolongé, oui, oui. Huit jours, huit longs jours au fond d’un gouffre. Alors ça y est ? C’est terminé ? J’en suis sorti ?

— Où… ?

— Vous vous trouvez dans un centre hospitalier. Je suis le docteur Yugmann. Vous vous rappelez votre nom ?

Je mets du temps à répondre. Les images me parviennent fragmentées, comme sur des kaléidoscopes.

— Jo… Jonathan Touvier.

— Très bien, monsieur Touvier. Et vous habitez le quartier du lac, à Annecy, n’est-ce pas ?

J’essaie de me redresser, de tourner la tête. Quelque chose, dans mon organisme, m’en empêche. Tout s’embrouille. Un hôpital… Un docteur… Un vrai lit… J’ai des milliards de questions à poser, je n’y arrive pas. Mes lèvres bafouillent.

— Oui. Annecy. Je…

Les multiples images sur mes rétines commencent à s’assembler. Les visages autour oscillent, se détendent, deviennent nets, parfois. Je distingue un autre médecin et un homme à la peau foncée, dans un uniforme sombre.

— Farid ? C’est toi, Farid ?

On se penche au-dessus de moi.

— Qui est Farid ?

Dans un pénible effort, je réussis à décoller la nuque de mon oreiller. Un drap blanc recouvre mon corps, jusqu’à la poitrine.

— Farid est mort.

Je tente de bouger mes bras sans y parvenir.

— Soulevez le drap, je murmure. S’il… vous plaît.

— Pourquoi ?

— Je vous… en prie… J’ai le droit de voir. C’est mon corps.

Il s’exécute. Je plisse les yeux. La lumière m’indispose encore un peu.

Sur le matelas, je suis nu. Ma carcasse est pitoyable, lardée de bleus, de coupures, de grosses taches foncées. Chacune de mes côtes creuse ma peau, mes os saillent. Très vite, mes yeux descendent vers mon bras droit, posé le long de mon flanc.

Je découvre l’impossible, je bats des paupières, plusieurs fois. Je dois rêver. Ma main est là, intacte. En serrant les dents, je parviens à remuer les doigts. Puis sans savoir comment, mon bras perfusé se lève, amène cette main incroyable devant mon regard. Les doigts apparaissent dans un sale état, craquelés, presque noirs, mais ils sont bel et bien là, à cinq.

— Ce n’est… Ce n’est pas possible. Ma main. Comment peut-elle encore se trouver là, au bout de mon poignet ? Il… Il me l’a tranchée…

J’agite chacun de mes doigts dans un sourire qui me fait mal aux lèvres. Le médecin se frotte le menton. Je le vois distinctement à présent. Il est plutôt jeune, avec des iris noirs et de petits sourcils. Je détourne la tête. Une plante verte, sur ma gauche. Un coin de ciel bleu, par la fenêtre. Des couleurs, des sons. Une larme coule sur ma joue, j’éclate de rire.

— Je suis vivant ? Je suis vraiment vivant ?

Un autre docteur, situé en arrière-plan, se présente devant moi. Il porte une pochette à élastiques qu’il pose sur mon lit. Le premier médecin s’écarte.

— Je puis vous l’assurer, il me dit. Monsieur Touvier, je suis le docteur Patrick Parmentier. Je suis psychiatre.

Mon rire s’arrête net, ma joie se dissout. J’avale ma salive difficilement.

— Un psychiatre ?

— Avouez qu’avec ce qui vous est arrivé, cela justifie la présence d’un psychiatre, non ?

Il me sourit. Il doit avoir une quarantaine d’années, il perd déjà ses cheveux bruns. Je tourne la tête de l’autre côté. Les murs jaunes, le carrelage gris et bleu, les ombres qui circulent dans les couloirs, avec tous ces bruits merveilleux. J’entends même un enfant pleurer, quelque part. J’inspire profondément. La bonne odeur des produits médicaux. Pour la première fois de ma vie, je suis heureux de me trouver dans un hôpital.

Je reviens vers lui.

— La date. Dites-moi quelle date on est, précisément. Le 5, le 6 mars ? J’ai disparu le 25 février. Huit jours. Huit jours, je crois.

— Huit jours ? Nous en sommes à plus du double. Nous sommes le 14 mars.

— Le 14 ? Mais…

Je me redresse en grimaçant. Ma tête tourne. Le médecin vient m’appuyer sur les épaules, me contraignant à rester allongé.

— Françoise ? Claire ? Où est Claire ?

— Chaque chose en son temps. Cette histoire semble extrêmement compliquée, et nous devons y aller progressivement.

Je me redresse, en dépit de ses efforts pour m’en empêcher.

— Dites-moi d’abord où sont ma femme et ma fille !

Il se racle la gorge.

— Il est encore trop tôt pour…

— Dites-le-moi, bon sang !

Il se tourne vers son collègue, puis revient à moi. Chaque seconde écoulée est une coupure sur mon corps. À chaque fois, je pense avoir vécu le pire moment de ma vie. Et à chaque fois, ça recommence.

— Votre fille vous attend dans le couloir. Elle est venue en voiture avec vos collègues de travail, dès qu’elle a su.

Je laisse ma tête choir sur l’oreiller, les bras écartés.

— Seigneur, elle est vivante. Ô merci, Seigneur… Et Françoise ? Comment va Françoise ? La greffe va-t-elle pouvoir se réaliser ?

Il prend son souffle et lâche sa phrase d’un coup :

— Votre femme est décédée il y a une semaine suite à une aggravation de son état. Les médecins affirment qu’elle est morte dans son sommeil, elle n’a pas souffert. Je suis désolé.

Mes ongles s’enfoncent dans les draps. Les larmes coulent toutes seules. Tout se met à bourdonner. Je me recroqueville en boule et abandonne une longue plainte.

La voix du psychiatre, qui résonne soudain :

— Nous vous laissons seul, puis nous reviendrons ensuite. Voulez-vous voir votre fille maintenant ?

J’acquiesce, le menton contre les genoux. Mes lèvres tremblent.

— Ma mère… Vous…

Il parle doucement. Sa voix me fait tellement de bien.

— Elle est au courant de tout. Elle vous sait ici. En sécurité. Elle a des difficultés à se déplacer et…

— Je veux voir Michel aussi.

Une infirmière s’approche de ma perfusion et y injecte quelque chose. Le médecin se tient tout près de moi, il ne parle pas fort.

— À tout à l’heure. Reposez-vous, vous allez avoir envie de dormir. Et profitez de votre enfant. Elle vous a ramené une valise de vêtements. Si ça ne tenait qu’à moi, vous ne quitteriez pas ce lit avant une bonne semaine. Mais la police est très pressante. Alors demain, ou après-demain, si tout va bien, nous nous rendrons en ambulance à l’endroit où nous vous avons retrouvé. Nous allons tous avoir besoin d’explications, vous comprenez ?

Je ne l’entends plus. L’aiguille qui me rentre dans le bras me fait mal. À nouveau, j’ai l’impression de voguer. Je flotte, la porte grince, je me tourne.

Ma fille, mon enfant, mon bébé.

Je tends une main tremblante, elle se jette sur moi, pleure dans mon épaule et m’étreint de toutes ses forces. Je renifle ses cheveux, sa peau, ses épaules. Je sens sa chaleur.

Elle s’écarte de moi, toute tremblotante. Je lui souris.

— Claire. C’est toi ? C’est bien toi, mon bébé ?

Elle acquiesce et se retient d’exploser en sanglots. Le dos de sa main vient contre ma joue.

— Je te croyais morte…

Elle me sourit à son tour, difficilement.

— Je t’aime, papa.

Je la serre plus fort encore. Son haleine tiède me caresse la nuque. Je voudrais que ce moment ne cesse jamais. Je lui pose des questions sur Françoise. Je veux connaître le détail de chaque minute, chaque heure que j’ai passée loin d’elle. Claire a du mal à me répondre, elle se lève, marche, revient. M’explique par intermittence. Jusqu’au bout, Françoise a cru que je reviendrais. Elle s’est endormie avec cette pensée, sans souffrance.

— Ils vont bien s’occuper de toi ici, papa. Puis quand tout ira mieux, on rentrera à la maison.

Je m’écarte un peu d’elle. Je m’enivre de chaque détail de son visage. Je veux la contempler, je la contemplerai jusqu’à la fin de ma vie.

— On t’a fait du mal ? Que t’est-il arrivé en Turquie ?

— On ne m’a pas fait de mal, papa. Tout s’est très bien passé en Turquie. C’était une belle expérience.

— Et ce mail où tu étais à Troie… C’est toi qui… me l’as envoyé ?

Elle fronce les sourcils.

— Mais bien sûr ! Qui d’autre ?

Je me frotte les yeux, encore. Ça n’arrête pas de couler.

— Claire, tu dois me dire… As-tu vu un homme, il y a quelques semaines ? Quelqu’un que tu ne connaissais pas, et qui est venu te voir ? Il a presque mon âge. Il est grand, sûrement blond. Il s’appelle Max. Max Beck.

— Non, non. Je ne connais aucun Max Beck.

Je lui caresse les cheveux et observe ses yeux qui, aujourd’hui, me blessent. Max avait ce regard-là, elle est sa fille.

J’essaie de fouiller dans ma mémoire, de comprendre.

— Un mannequin en latex de toi, nue et recroquevillée… ça te dit quelque chose ?

Elle soupire.

— Bien sûr. Je t’en ai déjà parlé, papa, c’était il y a cinq ou six mois dans le cadre de notre projet scolaire à long terme. Je t’ai aussi raconté que quelqu’un avait mis le feu à notre atelier de maquillage, que le travail de tous les élèves était parti en fumée, mais tu ne m’écoutais pas. Je parlais à un mur. Avec le cancer de maman, t’étais ailleurs. Tu étais souvent ailleurs, ces derniers temps.

Je la sens au bord des larmes. Claire n’a plus pleuré devant moi depuis bien longtemps. Elle peine à me poser sa question :

— Mais pourquoi tu me demandes tout ça ?

Résigné, déboussolé, je me couche sur le côté sans répondre, elle m’accompagne. Quelque chose de fort me pousse vers le sommeil, sans que je puisse lutter. Je ferme les yeux. Avec ma fille qui me caresse le dos, je suis bien.

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