Épilogue



Ce roman n’a qu’une solution. Et ce n’est pas forcément celle que l’on croit.

Franck Thilliez

Sept ans plus tard.

L’urne funéraire de Françoise repose sur mes genoux fatigués. L’air est frais ce matin, mais le printemps brille déjà de ses lumières qui éveillent la vallée tout entière. Pour la dernière fois, nous contemplons ensemble, dans le silence, ces territoires arrachés au ventre du monde. Là-bas, plus en retrait, en un tableau d’ombres chinoises, se dressent ces montagnes que je n’atteindrai plus jamais. Mes montagnes, que j’ai tant aimées.

Au cours de ces sept longues années d’internement en hôpital psychiatrique, j’ai fini par leur avouer que j’avais tout inventé. Que cette incroyable histoire n’était qu’un tour de mon cerveau, dû aux problèmes de ma jeunesse et à celui d’avoir vu mon ami partir devant mes yeux, sur le Siula Grande. En 2011, une commission d’experts m’a jugé irresponsable de mes actes. Le procès a abouti à un non-lieu psychiatrique. Pour abréger, les spécialistes commis sur l’affaire ont conclu à une « bouffée délirante aiguë ». Selon eux, je suis aujourd’hui « stable », et ne représente plus de danger pour la société.

Sept années, tout est si loin à présent, tellement flou. On dirait que ce gouffre n’a jamais existé, qu’il n’est que pure invention, tant cette histoire me paraît à présent irréelle. Je relis souvent mon roman, Darkness, que j’ai écrit à l’hôpital et qui retrace, grosso modo, ce que ma mémoire a bien voulu me rendre avec une étrange précision. Chaque jour, chaque nuit que Dieu fait, je m’y accroche comme à un radeau de survie.

Max et moi, nous ne sommes peut-être que deux au monde à savoir que ces horreurs ont existé, mais nous sommes, et nous savons. C’est là le plus important.

Les médecins, la police n’ont jamais obtenu de réelles justifications sur la raison qui m’aurait poussé à assassiner puis manger le donneur de moelle osseuse. Les histoires d’assurance, de vengeance quelconque ont vite été mises de côté. Non, non, il n’y avait, pour eux, aucune explication logique, si ce n’est la mienne, à laquelle ils n’ont jamais cru. C’est très étrange, mais le fait d’avoir mangé Fred Fontès, le donneur, m’a évité la prison. Un être « sensé » n’aurait jamais pu faire ça.

On m’a surnommé, plusieurs fois, « le cannibale ». C’est pire que tout.

Je m’appuie sur la petite urne en ronce de noyer et me redresse, difficilement. Mon corps vieillit. Une bise légère m’agite les cheveux et me rappelle qu’il est temps d’en finir. Franchir le pas, en espérant que l’après sera meilleur. Après avoir vérifié l’absence de promeneurs, je me mets à quatre pattes, comme ces vieux cabots à la truffe usée, et avance vers le vide. Mon front sue à grosses gouttes, mes dents grincent, mes gestes sont ralentis et tremblants. J’en viens même à me figer, incapable de bouger le moindre muscle.

Dans un effort douloureux, je parviens au bord du précipice. J’ai fait deux mètres à plat, proche de la rupture, moi qui ai affronté le pire, qui me suis aventuré dans des passages aux noms horribles, comme « La fissure pourrie », « Le boyau de glace », « Le bivouac de la mort ». Et tant d’autres. Tout ça pour ça.

Je m’assieds et inspire profondément. Je vais y arriver. J’embrasse une dernière fois l’urne funéraire et en ouvre délicatement le couvercle. Les cendres se dispersent en petits rubans sombres, tourbillonnent, puis disparaissent. Mon étoile rejoint son ciel, ce ciel qu’elle vénérait plus que tout. Une place l’y attend, je le sais.

— Je t’aimais, Françoise. Tellement…

D’instinct, ma main droite palpe mon annulaire gauche, à la recherche de cette alliance que je ne possède plus. Max a vraiment tout détruit, jusqu’à la racine. Le cri lointain et insistant d’un rapace me fait lever la tête. On dirait un aigle, un oiseau noble au ramage d’or et de feu, qui tourne là, à ma verticale. Les aigles sont rares ici, je pense même n’en avoir jamais vu. Je fronce les sourcils, avec un goût d’inquiétude sur la langue. Cet oiseau, je le connais, je l’ai déjà aperçu. Je baisse les paupières et le vois tatoué sur la cuisse de ce père de trente-sept ans dont j’ai dévoré une partie du corps. Ce père, dont Max – ou Michel – avait volé l’alliance pour la passer autour de son propre doigt. J’ai mangé le seul être capable de sauver mon épouse. Et j’ai réussi à vivre avec de telles horreurs dans mon esprit. C’est peut-être à cela qu’on reconnaît un grand alpiniste. Nous sommes d’une souche différente.

Le rapace s’impatiente, on dirait que, dans la précision de ses cercles, il attend quelque chose. M’incite-t-il à plonger, comme le faisaient les super-héros de mon enfance pour sauver des gens ? Comme je l’ai fait un jour, depuis le toit de ma maison ?

Je me relève, les muscles tétanisés, la grimace aux lèvres. Tout peut s’arrêter, là, maintenant. Il suffit d’un pas. Un simple pas, pour que la chute termine mon histoire, que ma souffrance s’interrompe.

Mais j’aime souffrir.

Je lève les yeux, l’aigle n’est plus là. Alors, j’opère une marche arrière et m’enfonce dans la forêt.

Mon vieux pick-up m’attend sur un parking désert. Je déverrouille, m’installe au volant dans un soupir et remarque, sur le siège passager, le livre que j’ai écrit à l’hôpital psychiatrique. Darkness a été publié à douze mille exemplaires sous un pseudonyme, chez un important éditeur. Il s’agit d’un roman à suspense. Il n’a rien à faire sur mon siège passager. Je ressors en quatrième vitesse et sonde la forêt alentour. Les pins frissonnent dans le vent, le silence délie sa longue traîne invisible et réconfortante.

Il est venu, j’en suis sûr. Lui, l’homme au masque de fer. Mais comment a-t-il pu me suivre jusqu’ici ? Comment a-t-il fait pour pénétrer dans ma voiture ? Avais-je oublié de la verrouiller ?

Je rentre dans ma voiture et m’y enferme.

Je m’empare du livre, la gorge serrée, et accède à l’endroit où une page a été cornée. Un passage a été souligné en rouge : au moment où, tous trois, nous partagions une orange et nous fêtions l’anniversaire de Michel. À l’instant précis où il tapait du poing sur son masque de fer et faisait résonner un drôle de bruit que je n’ai jamais oublié. « La folie ne sonnerait pas si creux. Retenez bien ce bruit de métal. Aussi longtemps qu’il résonnera dans votre tête, il prouvera que vous n’êtes pas fou. » Tandis que je feuillette les pages, une photo Polaroid tombe alors sur mes genoux. Je la ramasse délicatement. Elle est trouée en son extrémité. Je me souviens que nous l’avions accrochée pour former notre attrape-rêves.

Sur le cliché, on voit Michel, Farid et moi, assis au fond de la tente. La main de Farid est dirigée vers l’objectif, je déguste mon quartier d’orange et Michel se tient là, entre nous deux.

J’ai enfin la preuve que je ne suis pas fou.

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