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« Au bout de deux ou trois jours, à m’attendre ici, nul doute que tu vas commencer à imaginer toutes sortes de choses. Des choses pas forcément gaies. C’est toujours comme ça quand un déséquilibre se crée entre ce qui est normal, et ce qui ne l’est pas. Mais essaie de ne pas trop t’inquiéter. Je sais ce que je fais et de toute façon, si quelque chose arrive, tu ne peux strictement rien faire pour moi. »

Joe Pinelli à Jonathan Touvier pour un numéro

d’Extérieur spécial Karakoram, au camp de base

du Broad Peak, qui culmine à 8 057 m. Pakistan, 1984

En attendant le retour de Michel, Farid et moi, épaule contre épaule, avons tenté d’autopsier le coffre en faisant des combinaisons. Des nombres qui nous passaient par la tête. Dates de naissance, de mariage, de décès. Aucune des combinaisons n’a fonctionné, alors, on a calculé. En testant toutes les possibilités du cadenas, il faudrait environ un million de secondes, au pire du pire… Un million, ça donne, à la louche, onze jours de vingt-quatre heures, non-stop.

Onze jours à se relayer, à se rendre dingue, à s’user la peau et les yeux sur ces petites molettes. C’est une idée intéressante, mais puis-je seulement m’imaginer ici, dans une semaine, accroupi sur ce cadenas, l’estomac aussi creux et vide qu’une noix de coco fendue ?

Et s’il y avait les clés de nos cadenas, dans ce coffre ?

Et s’il n’y avait rien qu’une boule de plomb, dans ce coffre ?

Et s’il n’y avait pas de charge explosive sous le casque de Michel ?

Et si… Et si… Et si…

Farid a décidé de commencer par 000000 et s’est mis au travail, avec la volonté d’aller jusqu’à cinq mille. À deux cent douze, il arrêtait, les doigts bleus. J’ai pris le relais, pas longtemps. Mes yeux me brûlaient et larmoyaient bien trop. Malgré la présence du réchaud, j’étais sans cesse obligé de souffler sur mes phalanges pour les réchauffer. C’est sans espoir, nous n’y arriverons jamais de cette façon-là.

On s’est allongés sur les tapis, chacun de notre côté, et j’ai laissé le brûleur du réchaud souffler au ralenti, juste devant la tente. Pour le môme. Il s’est recroquevillé dans un duvet, tout habillé, la chaîne plaquée contre ses vêtements, puis il a marmonné des choses en arabe, avec Allah à l’intérieur. Il me tournait le dos et je l’ai regardé, longuement.

Michel revient enfin de la galerie avec la flamme du réflecteur bien allumée. De ce fait, j’éteins le réchaud. Le colosse ôte ses gants et observe ses mains. Il tire l’une des deux serviettes en éponge, en saisit le coin et l’introduit dans les cavités de son masque.

— Saleté, je n’arrive même pas à respirer correctement. Je crois qu’à cause de mes cris, mes cordes vocales sont enflammées. Ça me fait un mal fou dans la gorge.

Il dépose une pierre tranchante à ses côtés et fait rouler sa tête. Les os de sa colonne et de sa nuque craquent. Il s’empare de la casserole d’eau et d’un gobelet. Je tends le bras :

— Pas celui-là. Il est marqué sur le côté. Mon chien et moi, on boit dedans. Prenez celui de Farid.

Michel ne change pas de verre et boit comme un assoiffé. Il va falloir aller rechercher de la glace, encore, et encore. Une partie de l’eau ruisselle le long de son menton métallique. Il ôte ses chaussures, force dessus avec l’énergie d’un soldat blessé. Farid relève ses épais sourcils.

— C’est Hiroshima ? Mets tes pompes dehors, tu veux bien ? Et l’odeur aussi, si tu peux.

— Farid a raison. Je le répète, on doit à tout prix ôter nos chaussures avant d’entrer ici. Sinon, on risque de vivre dans l’insalubrité.

Indifférent à nos propos, Michel bâille, ses mâchoires craquent sous le métal. Il ouvre une bouteille de vodka et s’en verse une rasade, qu’il boit cul sec. Il semble ne respecter aucune règle, y compris celle du partage.

— Étrange, j’ai sommeil. Comment je peux ressentir l’envie de dormir dans des conditions pareilles ? Avec ce qui nous arrive ?

Il se traîne au fond de la tente, vers l’autre duvet. Je range la bouteille et la casserole qu’il a négligemment abandonnées au milieu de notre lieu de vie.

— Nous sommes sûrement en pleine nuit, je sens aussi la fatigue arriver. C’est amplifié par le manque de lumière et le froid. Ici, la notion de temps nous échappe. Et nous ne pourrons nous fier qu’à notre horloge biologique pour savoir.

— Vous croyez vraiment qu’on va devoir dormir ici ?

— À votre avis ? À moins que vous ne réussissiez à ouvrir une brèche très vite. Et quand ce sera le cas, il faudra trouver un moyen pour vous débarrasser de la charge explosive.

Je prends les chaussures fumantes de Michel et les pose à l’extérieur. L’une d’elles bascule. Sous la semelle, j’aperçois alors, coincé dans les rainures, un pépin d’orange. Je me tourne vers nos réserves. Les deux fruits sont toujours là, intacts. Michel semble remarquer quelque chose.

— Un problème ?

Je repose la chaussure dans un coin, les lèvres pincées.

— Pas de problème. Au fait, c’était comment, dans la grotte ?

— C’était comment ? C’est-à-dire ?

— Votre travail. Ces rochers que vous vouliez déplacer. D’ici, on n’a pas entendu grand-chose, à vrai dire.

Son casque s’oriente vers ses chaussures. Un long silence s’ensuit, avant qu’il réponde :

— Ça bouge. Mais un prisonnier creusant un tunnel à la cuillère irait plus vite. En fait, ce ne sont pas les petits rochers, le problème. Le souci, c’est l’épaisseur de l’éboulement. Tu bouges un petit rocher, et tu te trouves avec un mastodonte derrière. Mais le mastodonte, il y a moyen de le déplacer, à condition d’enlever d’autres rochers dessous. Tout ça, c’est une question d’équilibre et de pression.

Il ôte sa veste-duvet, incline le crâne et s’essuie dans la nuque. Je préfère ne pas parler de cette histoire de pépin pour le moment et reste dans le concret :

— Un conseil, ôtez vos habits. Au moins le blouson et le pull. Mieux vaut éviter d’attraper une maladie quelconque ou la crève. Et vous aurez plus chaud sans vos vêtements trempés. Croyez-moi. Toi aussi, Farid, tu devrais faire pareil. Ôte au moins le haut et mets-toi torse nu.

Ils s’exécutent en silence. Farid dévoile un torse menu, imberbe, aux côtes saillantes et aux muscles fins. Je m’attendais à des tatouages, des marques quelconques d’appartenance à un clan, il n’en présente aucun. J’ai sans doute une fausse image de ce qui se passe dehors, avec ces histoires de banlieues en flammes, de policiers et de professeurs agressés. La leucémie de Françoise m’a définitivement coupé de l’actualité. Le jeune beur baisse aussi son pantalon, en extrait la jambe gauche et pousse le vêtement jusqu’à son entrave. Il tremble comme un marteau-piqueur. En chemise, Michel s’approche de lui. Il sent le vieux bouc jusqu’ici.

— Tourne-toi. Je vais vérifier s’il n’y a pas d’émetteur, ou un truc dans le genre.

Farid replie ses deux bras sur son torse de caille. Il a remonté ses chaussettes jusqu’aux genoux. Michel s’empare du photophore et le déplace sur l’anatomie du jeune Arabe.

— Non, non, rien. Deux, trois vieilles cicatrices… Blessures de guerre ?

Farid disparaît sous son sac de couchage.

— Va… va te faire… foutre, il fait en claquant des dents.

Michel se tourne vers moi.

— À vous… Vous vous déshabillez, que je jette un œil ?

Ma gorge se serre. Depuis la mort de Max, mon compagnon de cordée, j’ai toujours redouté des moments pareils. J’ai souvent su les éviter.

— C’est inutile et ce serait trop simple. Le capteur doit être caché dans le système de fermeture de nos entraves.

— Ça fait deux fois que vous refusez de vous déshabiller.

— Essayez plutôt de dormir. Demain, on tentera de trouver des solutions.

— Des solutions, ouais.

Il s’éloigne et s’emmitoufle dans son duvet. Son masque de fer bute sur le sol, cet emprisonnement doit procurer une sensation horrible d’écrasement et d’asphyxie. Être incapable de se gratter une joue, de se frotter le nez, de se laver.

— J’ai réfléchi, alors que je creusais, dit-il. Demain, enfin, plus tard, je veux dire, je déplacerai le cadavre au fond de la caverne. Les policiers chercheront à connaître son identité quand ils descendront ici. Et moi, je veux aussi savoir qui il est.

— Non, je réplique immédiatement. Je refuse qu’il pourrisse ici, dans notre environnement vital. Avec l’humidité, le corps va très vite se dégrader. Il va gonfler, se décomposer, l’air deviendra irrespirable.

— Dans ce cas, je le recouvrirai de glace. Pourquoi le jeter ? Parce que vous l’avez décidé, grand chef ? Non. La mort, c’est mon affaire. Alors à partir de maintenant, ce cadavre, plus personne n’y touche, sauf moi. On va dire qu’il m’appartient.

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