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« Il est évident que les alpinistes affrontent la violence de la nature, sa face la plus sombre pour se purger de quelque chose de profondément enfoui en eux. Quelque chose qui échappe à la compréhension et à la conscience. Mais malheureusement, la purge n’est jamais complète, alors il faut recommencer, encore, toujours. Au final, on devient encore plus malheureux. »

Notes personnelles de Jonathan Touvier, 2001

Ces écoulements échappés des stalactites m’inquiètent de plus en plus, ils n’étaient pas si nombreux à notre arrivée. On dirait que notre présence, si minime soit-elle, ces quelques watts de chaleur dégagés par nos organismes et le réchaud perturbent cette lente maturation des siècles. Ici, nous sommes des intrus.

Assis au bord de la tente, je ferme et ouvre les yeux, sans cesser. J’ignore à quel rythme le temps s’écoule, j’ai perdu toute notion d’heure. Nous sommes des êtres dépendants de la lumière, nous vivons avec le coucher et le lever du soleil. Mais quand il disparaît du ciel, que se passe-t-il ? Je baisse la lampe au débit minimum d’acétylène et l’oriente dans ma direction. Dans mes poches, je glisse aussi les deux, trois mégots qui traînent. Puis je grave dans la mousse du tapis de Michel deux traits verticaux. Je songe à Robinson Crusoé, qui s’était confectionné un calendrier en entaillant un morceau de bois. Sur son île, il pouvait lire la Bible, élever des chèvres et cultiver le blé. Rien ne lui manquait, si ce n’est la compagnie des hommes. Ici, on a les hommes, mais il manque tout le reste.

Robinson avait nommé son île Désespoir. Je décide officiellement d’appeler notre gouffre Vérité.

Sur le tapis, je termine mon « II ». Deuxième jour. Je vais tenter de tenir un calendrier en me calquant sur notre cycle de vie. Quand j’aurai sommeil, je dormirai. Et quand je me réveillerai, quand j’estimerai avoir assez récupéré, je considérerai qu’un jour est passé et je tracerai un trait.

Je sursaute, Michel et Farid aussi. Pour la deuxième fois, un éboulement réveille la nuit. C’est comme si le gouffre se comprimait, se refermait sur nous. Pok se met à grogner. Depuis son agression, les pétards, les claquements, il ne supporte plus. D’après les vétérinaires, les bruits violents pourraient faire ressurgir les traumatismes de son passage à tabac. Ce serait la fin de tout.

Michel, complètement ramassé en chien de fusil sous son duvet, chuchote :

— Cette balle, je sais pourquoi elle est restée dans le barillet. Oui, je le sais… Dès que l’un de nous trois sera à bout… Couic… Tu me la donneras, Farid, si j’en ai besoin ?

— C’est même moi qui appuierai sur la détente, si tu veux.

Farid s’est couché avec l’arme contre lui. La présence de cet engin de mort ne me rassure guère. Le cœur serré, je caresse le gobelet de Bienvenue, éteins la lampe et, appuyé tout contre Pok, pleure Claire en silence. Devine ce que je lui ai fait. Puis, je me transporte vers ma Françoise. Je pense au donneur de moelle. À ce que m’a raconté ma tendre moitié, il est grand et châtain. Pourquoi a-t-il éprouvé le besoin de donner une part de sa vie pour en sauver une autre ? D’une certaine façon, je me dis que tout n’est pas perdu là-haut, que dans la fourmilière du monde moderne, les gens bons, généreux existent encore. J’aurais tant aimé connaître cet homme.

Je dois absolument cesser de parler au conditionnel.

Voilà peut-être le plus difficile à supporter. Ne pas avoir de nouvelles, ne pas pouvoir en donner, et ne pas savoir. C’est dans l’absence que j’aime le plus ma femme, c’est dans le poids de ses mots grésillant à travers une vieille radio que je souffre du manque de lui avoir dit « je t’aime ».

Voilà, Michel ronfle, Farid n’en est pas loin, il respire fort et régulièrement.

— Jonathan…

C’est la première fois que le jeune Arabe m’appelle par mon prénom. Ça me fait à la fois drôle et chaud au cœur. Il va peut-être se confier. J’essaie d’empêcher ma voix de trembler.

— Oui ?

— Merci de ne pas réclamer le duvet… T’étais là avant moi. Il t’appartenait.

— De rien.

J’effleure les deux oranges.

— Eh, Farid. Je crois qu’il faut nous méfier de Michel. Il nous cache des choses.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Méfie-toi de lui, c’est tout.

Plus rien. J’attends que Farid aussi embarque pour sa nuit, m’empare sans bruit du casque et de la bouteille de gaz, remonte, les dents serrées, la fermeture de la tente et m’éloigne, direction la ligne rouge. Je vais jeter le corps dans le puits.

Les maillons de mon entrave cliquettent, je m’immobilise, avant de repartir, plus lentement encore. Pok, à moitié endormi, remue à peine son museau. Au bout, des craquements résonnent, le glacier vit, il respire, sa glace travaille. Ma frontale absorbe des rubans de gouttelettes, l’humidité est si intense qu’elle flotte dans l’air, comme de petites mains d’enfants. J’ai en tête l’image d’Armstrong, bondissant dans sa mer de la Tranquillité. Et la joie immense de sa découverte.

Je me fige soudain, persuadé d’une présence dans mon dos. Je m’immobilise, me retourne, balaie large avec le faisceau lumineux. Personne. Je laisse mon cœur retrouver son rythme de croisière et continue à avancer. Je me dis que Vérité n’a jamais dû être visitée. Dans notre malheur, nous en sommes sûrement les premiers explorateurs.

Soudain, face à moi, je vois une traînée de sang qui traverse la ligne de peinture rouge. Le macchabée est de l’autre côté. Si proche et pourtant hors de portée.

Il a été déplacé.

Un craquement se manifeste dans mon dos. Je me retourne et sursaute. Michel se dresse dans son masque de mort.

— Vous avez sincèrement cru que je dormais ? Je savais que vous reviendriez. Vous avez décidé de jeter le corps dans le puits, alors il faut le jeter. Vous n’arrêtez pas de me donner des ordres et de me rabaisser devant le gamin, depuis le début. Eh bien non, ça ne marche pas de cette façon.

Je vois rouge, me rue sur lui et le pousse vers l’arrière. Il chute lourdement, surpris et déséquilibré par le poids de son masque. Je lève le poing pour cogner. Il se met à rire. Une succession de sons effroyables.

— Allez-y, frappez.

Je respire fort et finis par me calmer. Michel recule et franchit la ligne.

— J’ai vu avec votre chien, puis Farid, puis avec moi. Toute cette agressivité que vous essayez de dissimuler, mais qui a l’air de ressortir. Je ne suis pas psy, mais ça sent pas bon, un comportement pareil.

— Fermez-la.

— Et maintenant, vous voulez monter le jeune contre moi. Vous croyez que je ne vous ai pas entendu ?

— J’ai découvert un pépin d’orange sous vos semelles. Vous avez laissé de la nourriture dans la galerie !

— Eh bien maintenant, il n’y en a plus, j’ai tout mangé. C’étaient juste trois ou quatre oranges, vous n’allez pas en faire un drame ?

— Qui me dit que vous ne mentez pas ? Vous êtes un égoïste. On est dans la même situation que vous, nous aussi, on est enfermés, sans nourriture. Nous aussi, on crève de faim.

— C’est moi qui ai travaillé, pas vous.

— Et cette glace que j’arrache à la paroi, ce n’est pas du travail ?

— Oui, mais moi seul peux nous libérer.

Son haleine est chargée de vodka. J’ai envie de l’étrangler, je tends l’index.

— Allez chercher ce cadavre. Immédiatement.

Je ne m’attendais pas à ce qu’il sorte le pistolet de son pantalon et le balance d’une main à l’autre.

— Sinon quoi ?

Je serre les poings. Farid doit avoir un sommeil de plomb pour s’être laissé subtiliser l’arme. De toute façon, ni lui ni moi n’aurions fait le poids contre Michel. C’est un costaud et ce qu’il veut, à mon avis, il l’obtient.

— Allez vous faire foutre !

Michel relève le canon dangereusement, j’en attrape la nausée. Je me rends compte, à ce moment, à quel point la situation est périlleuse. Je ne connais pas ce type, ni ses réactions.

— On se calme, papy, on se calme… Un coup, c’est si vite parti.

Sa voix est curieuse, laiteuse, inhabituelle. Là, maintenant, elle m’effraie. Je me rue sous la tente, me déleste de la bouteille de gaz, ôte mes chaussures, tous mes habits sauf la chemise, et m’enferme dans le duvet à fermeture intégrale. Avec la chaîne, c’est très pénible. Le froid me caresse la nuque, les maillons me pétrifient la poitrine.

J’entends Michel rentrer, je me recroqueville davantage.

— On vole mon sac de couchage maintenant ?

Je ne réponds pas.

Le plop du gaz. Il vient d’allumer le réchaud au milieu de la tente, par provocation, ça ne fait pas un pli. Je frappe de la paume sur le matelas.

— Viens, Pok, viens mon chien.

Pour la première fois, Pokhara pénètre dans la tente. Il s’allonge entre la toile et moi. J’ai vu le masque de Michel rayonner au-dessus de la flamme. Il est effroyable.

— Tu laisses entrer ta sale bête chez nous sans demander l’autorisation ?

Je ne réponds toujours pas, serre mon animal contre mon torse, l’enveloppant de mes deux bras. Ma grosse peluche… Avec lui, je me sens enfin rassuré. Puis je ferme les yeux. Ces sons, ces respirations, autour de moi. Les poumons qui craquent, les gouttes qui roulent sur la toile. Le goût amer de la peur me remplit la bouche. Je me recroqueville davantage. J’ai un âge où l’on ne devrait plus avoir peur et pourtant, je suis mort de trouille.

Ça fait seulement deux jours que nous sommes ici.

Et nous sommes déjà sur le point de nous entre-tuer.

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