18
« Quand j’étais écolier, il y avait dans les couloirs de l’école une sorte de petite vitrine peinte en rouge qui renfermait, je crois me souvenir, une hache. Au-dessus, un écriteau : “En cas de danger, briser la vitre”. Je pense que mon guide de survie, après avoir été lu, devrait être déposé dans une vitrine du même genre dans chaque maison… »
Citation de Max Beck, ami de grimpe de Jonathan Touvier, auteur du petit guide Survivre dans toutes les conditions
Suite aux propos de Farid, je sors précipitamment et éprouve le besoin de caresser mon animal. Il ne s’arrache plus les poils, alors je le serre dans mes bras. C’est à ce moment que je remarque de petits morceaux de papier, sur ses babines. Je le pousse et aperçois, sous son poitrail, une lettre qu’il a commencé à dévorer.
J’ai soudain envie de me tirer une balle dans la tête. Cette lettre, c’est celle que j’ai laissée dans la chambre d’hôpital de Françoise, deux jours avant qu’on apprenne l’existence d’un donneur de moelle. Des larmes coulent de mes yeux. Malgré l’état du papier, les déchirures et les trous, je me mets à la lire en silence :
« Ma Françoise,
Hier soir, j’ai haché du chou rouge pour la première fois de ma vie. Je ne sais pas pourquoi je me suis mis soudainement à cette expérience culinaire, mais j’ai finalement obtenu l’explication en t’écrivant cette lettre. Ce chou, j’en avais à peine coupé la moitié que je me suis enfoncé la lame du hachoir dans le doigt. Si tu avais été à mes côtés, tu aurais ri, comme toujours, et tu aurais couru vers cette armoire pleine de pansements et d’antiseptiques dont la porte ne s’ouvre plus très bien. Tu aurais décollé un sparadrap et l’aurais enroulé autour de mon annulaire en te moquant de moi.
En définitive, l’épisode du chou est un bon résumé de ce que je suis. Quelqu’un qui n’a jamais été doué pour les choses les plus simples de la vie. Ces détails anodins qui font le bonheur d’une famille.
Ce « tragique » épisode, j’aurais pu te le raconter au lieu de te l’écrire, j’aurais pu te dire, en venant te voir, que ce pansement, ce n’était pas juste une blessure sans importance, mais que je me la suis faite parce que en coupant du chou, je voulais entendre le bruit du hachoir contre la planche en bois. Et qu’entendre ce bruit traverser notre vieille maison, c’était un nouveau prétexte pour te ramener à moi.
Toutes ces pensées, je ne te les ai jamais vraiment exprimées ailleurs que sur le papier ou par téléphone. Je t’ai toujours écrit les moments essentiels de notre vie. Quand mon cœur t’a choisie, toi, plutôt que le granit. J’ai toujours su m’en sortir habilement avec le non-dialogue, sur ce point j’ai hérité de mon père, sans aucun doute. Tu sais, chérie, les mots d’amour me brûlent les lèvres en permanence, mais ils sont comme ces vagues qui meurent avant d’atteindre la plage. Je ne comprends toujours pas pourquoi, à cinquante ans, j’ai peur de te dire « je t’aime » sans me noyer dans tes yeux. Je t’écris « chérie », mais ne le prononce pas. Dans le parler, « ma Françoise » devient juste Françoise, comme s’il fallait économiser les mots aussi.
Ma Françoise, je vais avoir besoin que tu m’aides, concernant Claire. Elle n’a pas encore ses vingt ans mais nous devons lui parler à présent, tous les deux. Lui dire la vérité de son passé tant que toi et moi le pouvons. J’ai une telle frousse que le courage m’abandonne de nouveau. Tu veux bien m’aider, ma Françoise ?
Il y a autre chose que je voudrais te dire. Tu m’as souvent demandé pourquoi j’avais grimpé. Tu sais, les grosses difficultés permettent de cacher les plus petites. Nous grimpons tous notre Everest, à un moment de notre existence. Une mère qui donne la vie, un jeune couple qui se serre la ceinture pour acheter sa propre maison… Il n’est point de tâche plus aisée qu’une autre. Construire sa vie dans la verticalité, comme je l’ai fait, n’était qu’un moyen de fuir le calvaire qui m’a étranglé toute mon adolescence, et m’a donné l’espoir que quelque chose en moi pouvait changer.
La prochaine fois, je t’expliquerai enfin la vérité sur mon passé mais de vive voix, cette fois.
Avec tout mon amour,
Ton Jo. »
Je la serre dans mon poing et fixe Pok dans les yeux.
— Où tu l’as trouvée ? Dis-moi où tu l’as trouvée ?
Cet imbécile me lèche les doigts. Avec hâte, je ramasse les morceaux, les fourre dans ma poche. J’ai envie de crever. Le salopard a approché ma femme. Il est entré dans sa chambre. Il a volé la lettre et l’a ramenée ici, pour la poser quelque part. Pour que, tôt ou tard, je la découvre. Et si Farid avait vraiment jeté quelque chose dans le puits ? Et s’il avait perdu cette lettre en se déplaçant dans l’obscurité ? Je regarde le beur en cachette, il est recroquevillé, tout grelottant. Je me penche vers l’oreille de Pok.
— Il y a quelqu’un d’autre dans ce gouffre ? Quelqu’un qui se cache ? Dis-moi, mon chien…
Sans savoir, je me redresse et fouille les coins d’ombre. Droit devant moi, la lumière de la lampe frontale illumine la vague de glace. D’un pas ferme, je me dirige vers la silhouette de Michel. Une dernière fois, je laisse le réchaud allumé pour Farid, mais il va falloir sérieusement prendre des mesures drastiques. Nous ne sommes plus en vie, mais en survie. Je constate avec impuissance que mes jambes ne fonctionnent plus de la même façon. Elles sont beaucoup plus lourdes, les muscles tiraillent, l’effort de la marche se révèle intense. Farid a raison, je suis sans doute le plus robuste, mais un 4×4 sans essence ne vaut pas grand-chose. Ce que je redoutais se produit : ma chaudière interne se vide. À défaut de m’abattre moralement, Vérité recourt à un moyen bien plus pernicieux, l’usure physique.
Devant le rideau de glace, Michel est en train de fumer comme un plat de porridge. De la vapeur s’échappe de son pull, de son cou, des orifices de son masque, même de ses chaussures. Armé de la pierre tranchante utilisée pour tenir mon calendrier, il frappe dans la glace sans cesser, avec un acharnement incisif. Il me remarque, et se remet à l’ouvrage.
— Je vois que… vous avez… récupéré.
Il est essoufflé. Du pied, il broie la matière décrochée, qu’il transforme en cristaux pour les déposer dans sa casserole. Je lui attrape le poignet fermement.
— À quoi vous jouez ?
— Je fabrique… un congélateur. Pour… notre macchabée… On a… tout ce qu’il faut… ici…
— Je ne parlais pas de ça. Mais de nos réserves. L’orange, la vodka, le gaz.
Il se défait de mon étreinte d’un geste brusque et poursuit son travail.
— Ah, nos… réserves ? Ne vous… inquiétez pas… Je les ai mises… en sûreté. Là-bas, dans le Frigo. Enfin, la galerie, le Frigo, c’est pareil…
Il ôte ses moufles trempées et glisse son auriculaire dans les trous de son masque. Ses phalanges sont rouge vif. Du sang.
— La sueur… me pique. Saleté de… masque ! J’aurais presque envie… de plonger dans les flammes, rien que… pour le plaisir de le regarder fondre.
Et il se gratte, comme ça, de tous les côtés. On dirait que des mouches invisibles l’assaillent. Puis il désigne le mur de glace.
— Vous… avez remarqué, cette… tache, derrière la… glace ? Qu’est-ce… qu’elle représente… à votre avis ? Un trou ? Et si… Et si c’est ce que Farid cherchait la nuit dernière ?
— La couche est trop épaisse pour que la lumière l’atteigne, on n’y voit rien. Mais c’est sans doute un rocher enserré dans l’eau gelée, certainement pas autre chose…
Je lui prends le poignet.
— Ce sang, sur vos mains. Ce n’est pas le vôtre, je me trompe ?
Il ouvre ses paumes devant lui. Ses doigts tremblent, son haleine sent la vodka rance. Je devrais peut-être lui apprendre qu’à fortes doses, l’alcool agit comme une toxine diminuant la résistance au froid, contrairement à ce qu’on peut croire. Michel ne bouge plus depuis vingt bonnes secondes, soudain déconnecté. Ses mains restent ouvertes devant lui.
— Ce n’est pas le vôtre, je répète ?
Il secoue la tête.
— Ce n’est rien… On naît bien avec le sang de sa mère sur les mains quand… on lui traverse l’utérus, n’est-ce pas ? Tout ça, mettre les pieds… dans le sang et les tripes, ça fait partie des… choses de la vie. C’est un juste retour… aux origines.
Ses propos ne riment à rien, il n’a plus tous ses esprits. Inutile que je lui parle de la lettre.
— Faut juste que… que je pense à ma femme… Je sais qu’elle va bien… Qu’il ne lui est rien arrivé…
— Vous devez ramener les réserves dans la tente. Immédiatement.
— Non, non… De cette façon, je… je serai sûr que… que vous ne me ferez pas de mauvais coups, tous les deux. J’ai vu vos regards complices… J’ai entendu… vos messes basses, vos chuchotements… Écoutez-les, vous les entendez ? Ça chuchote, ça chuchote tout le temps. Vous… complotez contre moi.
— Pas du tout. On commence tous à avoir des hallucinations, mais il faut à tout prix se rendre compte qu’il s’agit uniquement d’hallucinations.
Soudain, Michel se courbe et bourre sa bouche d’une poignée de glace broyée. Il mâche à s’en rendre malade. Ça croustille entre ses dents. Il avale tout, puis se retourne soudain, à l’affût de quelque chose dans les ténèbres. Je suis son regard, je n’y vois rien.
— Vous avez vu quelqu’un ? je lui demande. Une silhouette ? Un animal ?
Il se lèche les doigts.
— Je garde toutes nos réserves de l’autre côté de la ligne rouge… Elle est géniale, cette ligne rouge, vous… ne trouvez pas ? Le gaz est à l’abri, au fond de la galerie… À l’abri des chutes, et tout… Je ramènerai les recharges au fur et… à mesure, pour faire de l’eau. Mais si… vous tentez quelque chose contre moi, alors…
— On ne va rien tenter contre vous.
— Vous non, peut-être pas. Mais l’Arabe, oui. Il complote, il a le regard mauvais. J’ignore à quoi il joue, mais je compte bien le découvrir.
— Il n’a pas le regard mauvais.
— Si, si, ils sont… tous pareils. Et ceux avec les yeux bleus, ils sont encore plus pervers. C’est comme les belles petites grenouilles d’Amazonie, ce sont les plus dangereuses.
— Vous devriez arrêter de boire sans rien dans l’estomac, ça vous ravage la cervelle. Et ces réserves, elles ne sont pas votre unique propriété.
Il reprend son souffle. Comme dit si bien Farid, il est en train de péter un câble.
— Que s’est-il passé au bord du puits ? il me demande. Vous avez fait une véritable crise de panique quand… je vous ai prié de descendre là-dedans.
— C’était juste la faim, la faiblesse. Une petite hypoglycémie, mais ça va beaucoup mieux.
— Hypoglycémie ? Vous vous fichez de ma poire ? Non, non, j’ai bien vu la peur dans vos yeux. Une peur de gosse. Vous étiez montagnard, vous l’avez dit. Les montagnards ne peuvent pas avoir la frousse du vide. Pourquoi avoir arrêté l’escalade et vous être contenté de simples randonnées pour touristes ? La grimpe, c’est comme l’alcool, non ? Quand on commence, on ne peut plus s’arrêter. Que vous est-il arrivé là-haut ?
Mes deux poings se serrent, il le remarque, s’enfilant encore de la glace qu’il recrache cette fois.
— C’est une trop longue histoire.
— Il me semble qu’on a tout notre temps. C’est peut-être pour ça qu’on est enfermés. Pour prendre le temps de raconter. Je vous écoute.
Je fais demi-tour sans lui répondre.
— Touvier ?
— Quoi ?
— Vous feriez bien de vous y remettre, à l’escalade, avant d’être trop faible. Parce que je vous garantis que, d’une manière ou d’une autre, vous allez y descendre, dans ce puits. Très, très bientôt.