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De toute ma vie, maman, il ne me semble pas avoir vu un endroit aussi effroyable que celui ci1. Il s’agit d’un plateau désolé, battu par des violente bourrasques glacial qui peuvent descendre jusque –60°. Il occupe une large brèche entre les ultime remparts du Lhotse et de l’Everest. Il surplombe à son extrémité est, l’apic de 2 000 m de la face du Kangshung, qui descend vers le Tibet, et il donne, de l’autre coté, sur les 1 200 m de la combe ouest. Il n’y a que roche et glace ici, pas de neige, tant les vent rugisse. Il s’écrasent, en ce moment même, contre la toile de ma tente. C’est là que je vais éteindre ma petite lampe, très bientôt, en pensant à toi.

Tu vois ? La liberté existe. Elle nous paraît inacessible, cest sans doute ce qui la rend si précieuse. Je la respire à plein poumons, en ce moment. Demain, on part pour le somet. J’ai un fanion à y planter.

En tout cas, s’il existe sur notre bonne vielle Terre un endroit moins hospitalier que celui la, j’espère ne jamais le connaitre.

Lettre non corrigée de Jonathan Touvier à sa mère,

13 mai 1986, camp IV, 7 925 m, col sud de l’Everest

Un casque… Un tuyau… Une bouteille…

Mon pouce roule sur la pierre d’un briquet. Et voilà que danse une fleur jaune, devant un bec de métal. Un chuintement, puis le gaz s’enflamme. La langue se raidit, bleuit, gagne en amplitude.

Lumière.

Un cône doré se tend entre le réflecteur d’un casque posé sur ma tête et la toile rouge d’une tente. J’ai la bouche pâteuse. On a dû me droguer, puis me transporter ici avant de m’enchaîner au poignet. Pendant mon sommeil, on m’a coiffé d’un photophore frontal de spéléologie. La bouteille d’acétylène gît face à moi, reliée à mon casque par un tuyau. On m’a aussi habillé d’une grosse chemise de laine à carreaux, un pantalon fourré, un pull-over, une veste-duvet et des chaussures de marche par-dessus d’affreuses chaussettes vertes. Je peine à y croire, je me pince. Le cliquetis de ma chaîne me rappelle combien tout est réel.

Pêle-mêle, dans l’univers restreint de ma prison tissée, je découvre deux vieilles paires de moufles en nylon, deux duvets pliés, deux serviettes en éponge – blanches ou jaunes, difficile à dire avec cette lumière artificielle – et un coffre en métal, barré d’un cadenas à combinaison de six chiffres. Mes vieux réflexes de baroudeur cherchent l’eau, ainsi que la nourriture. Sans succès. Mes yeux reviennent alors vers les duvets. Pourquoi deux ? Pourquoi deux paires de gants ?

— Françoise ! Claire !

Non, non. Ma fille Claire n’est pas ici, elle est en stage quelque part en Turquie, pour son école de maquillage et d’effets spéciaux. Françoise est allongée dans un lit d’hôpital. Tandis que je pense à elles, du liquide s’écoule au ralenti, à l’extérieur, et aussi sur mon toit de fortune. On dirait qu’il pleut.

Je souffle dans le creux de mes paumes. Je me rends compte avec effroi de la disparition de mon alliance en argent. Je fouille du regard autour de moi, sur le tapis synthétique bleu. Cette alliance, il aurait fallu me trancher la main pour me la prendre. Jamais, jamais elle n’a quitté mon doigt, depuis presque dix-huit ans, même dans les moments difficiles. Et là, on ose me l’enlever ? De quel droit ?

La chaîne, à mon poignet droit, possède d’épais maillons. Je scrute ce colossal cadenas à clé qui écrase le cercle métallique autour de mon os, et tire de toutes mes forces. Sans succès. Petit à petit, ma carcasse de cinquante balais retrouve ses sensations. Dessous, un épais isolant en mousse laisse présager un sol irrégulier et dur. Derrière, dans un coin, est-ce bien un tourne-disque, accompagné de deux quarante-cinq tours, que j’aperçois ?

Je me déplace maladroitement, encore endolori, à quatre pattes. Ma lampe n’éclaire que les endroits où je tourne la tête. Le cauchemar se poursuit. Sur les pochettes des quarante-cinq tours, les titres : les Oiseaux de votre jardin, 24 chants ainsi que Wonderful World, de Louis Armstrong.

Je n’y comprends rien. Quant au tourne-disque, ce n’en est pas un, précisément, mais plutôt un mange-disque, le genre de ceux que j’utilisais pour écouter les contes de Perrault ou des frères Grimm. À côté traîne un thermomètre auriculaire et un vieil appareil photo Polaroid. Cinq des six flashs ont déjà été grillés, on peut sûrement tirer un dernier cliché. Tout cela n’a absolument aucun sens. Tous ces objets ne riment à rien, la chaîne autour de mon poignet ne rime à rien, la situation en elle-même ne rime à rien.

Il fait si froid que j’enfouis mes mains dans les moufles grises. Je me lève – dans ce cauchemar, on tient aisément debout –, ramasse ma bouteille d’acétylène et remonte la fermeture Éclair. Ce rire sec de métal fait refluer tout un tas de souvenirs. Le réveil à la sauvage, sous un abri de fortune… Le vertige de l’inconnu… La haute montagne… Ça fait si longtemps.

Voilà, je sors. Je m’attends à un ailleurs, à quelque chose d’extérieur, de vivant. Mais il n’y a pas d’ailleurs. Pas de bords, de nuances, de premier plan ni d’arrière-plan. Juste de l’obscurité. Mon système d’éclairage est l’unique source de lumière. Très vite, j’ai en tête l’image d’un bathyscaphe plongeant dans les profondeurs de l’océan, avec ses petits phares jaunâtres. Je tourne sur moi-même. Je ne distingue que de la roche, la tente avec son armature à l’ancienne, et une masse, étalée entre deux sardines.

Je marche avec prudence. L’ombre se précise. Des nuages de condensation, réguliers, s’élèvent de l’endroit où ça se trouve.

Ça vit.




1- Les nombreuses fautes sont dues au froid et au manque d’oxygène, qui, à cette altitude, réduit les capacités cérébrales à trente pour cent.

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