21
« La fin de l’espoir est le commencement de la mort. »
Charles de Gaulle
Plus tard, Michel réapparaît avec la bouteille de vodka entamée et l’orange. Dieu merci, il s’est débarrassé des lambeaux de peau et a renfilé chaussettes et chaussures. Il pose le festin entre nous, de même qu’une assiette. Sur le réchaud qu’il vient de laisser à l’extérieur, il abandonne la casserole, et y introduit de la glace qu’il récupère de la stalactite brisée. Il casse le morceau plus menu en l’écrasant de son poids.
— Dire que ça a failli me transpercer… Le jour de mes quarante-sept ans.
Farid et moi, on se regarde, Michel le remarque :
— Ouais les gars. Depuis que je me suis mis à gratter la glace, ce matin ou je ne sais quand, c’est mon anniversaire. Trois traits sur le tapis bleu… Quarante-sept printemps. Je… Je ne voulais rien vous dire, je ne suis pas du genre à susciter la pitié ou de la compassion. Mais avec ce qui vient de se passer… On pourrait peut-être fêter ça, avant que le ciel nous tombe sur la tête. Mourir transpercé par une stalactite dans une grotte, il y a quand même plus glorieux.
Il tourne la tête vers moi, levant le fruit intact.
— Je travaille dur, pour vous. C’est notre seule lueur d’espoir, cette galerie, celle qui va nous faire tenir, nous donner envie de vivre encore un peu plus longtemps. Je suis à bout de forces, mais je vous la laisse, cette orange. Je ne cherche pas à vous nuire, à tous les deux, pas plus que je ne cherche à être votre ami. Mais c’est… avec ce qui nous arrive. J’ai l’impression de… de perdre les pédales, parfois.
Il se gratte brusquement le cou, dans un tremblement nerveux. Je le fixe avec un peu de nostalgie, et dis :
— Quarante-sept ans… Le jour de mes quarante-sept ans, je mangeais des homards et des écrevisses au restaurant L’Air du temps, à Annecy.
— Des homards… Des écrevisses… t’es vache de parler de ça.
Michel pose les quartiers dans l’assiette, en formant deux tas.
— Quatorze. Sept chacun, pour vous deux. Allez-y.
Je vois que Farid apprécie le geste, il récupère sa part. Il aligne précautionneusement ses petits croissants de vie dans sa paume ouverte en soupirant.
— En haut, on se bat pour le fric, pour gagner toujours plus. Mais ici, qu’est-ce que ça vaut, le fric ? Ces quartiers, ils sont plus importants que n’importe quel diamant. Je donnerais un an de ma vie pour en avoir dix de plus.
Serrant les mâchoires, il repose en définitive deux quartiers dans l’assiette, qu’il pousse vers Michel. L’homme au masque le remercie d’un coup de menton.
— T’es pas obligé.
— Me tente pas de les reprendre, mes diamants.
Pok est aux aguets, il gratte avec sa patte contre ma cuisse. Je pioche les sept morceaux de ma portion, les renifle avec envie, et en glisse quatre d’entre eux sur le tapis. Ils disparaissent en un gros coup de langue. Il m’en reste trois, je les lève devant moi.
— Trinquons, alors. Bon anniversaire.
— Bon anniversaire, répète Farid d’une voix morne.
Michel hoche lentement la tête.
— Dire que là-haut, je voulais honorer la mémoire de Cédric, mon fils. Je fais ça à chaque anniversaire. On va sur sa tombe, avec Émilie, et on brûle de petites bougies.
Personne n’en rajoute. Que dire d’autre ? Qu’il existe meilleur endroit pour fêter un anniversaire ? Que, dehors, des gens dansent et boivent du champagne tandis que nous, on croupit ici, frigorifiés, en taillant dans un cadavre ? Michel avale doucement ses deux quartiers, en appréciant chaque bouchée. Il vient se glisser entre Farid et moi et s’empare de l’appareil photo. Il tend son bras devant lui, l’objectif braqué vers nous trois.
— Non ! je fais en tendant la main.
En une fraction de seconde, le flash part, nous brûle les yeux. La petite langue de papier glacé sort de l’engin.
— Pourquoi vous avez gâché la photo ?
— Je n’ai rien gâché du tout. C’est mon anniversaire, non ?
Les faciès se dessinent, peu à peu, on voit ma main tendue vers l’objectif, qui masque une partie de mon visage. Tous trois, nous observons attentivement la photo. Il n’y a pas un sourire, les mines sont déconfites, ma bouche est ouverte. Ça fait drôle, on dirait un cliché qui n’a aucun sens, aucun contexte. Dessus, Farid est en train de porter un quartier d’orange à la bouche. En se regardant, Michel palpe chaque aspérité du masque, en apprivoise les courbes, les nuances. C’est la première fois qu’il se voit ainsi, si je puis dire, et j’imagine fort bien le sentiment d’impuissance qu’il doit ressentir.
Avec son aiguille et du fil, Michel transperce la photo et la suspend à la barre transversale. Il fait de même avec celle de Farid, puis celle où il est au bras de sa femme.
— Elle veillera sur moi.
Je lui demande de faire pareil avec la photo de Claire. Les clichés s’agitent au-dessus de nos têtes comme un attrape-rêves. Ensuite, Michel place son gobelet devant lui, le remplit de vodka et me le tend. J’hésite, à deux doigts de refuser. Je connais trop bien les dangers de l’alcool, mentaux et physiques.
— Allez. Laisse les mauvais souvenirs de côté, et tirons-nous quelques heures de ce maudit gouffre. C’est mon anniversaire, fais ça pour moi. Pour pas me laisser seul avec le cadavre au fond de la grotte. Quarante-sept ans…
Il a raison, à quoi bon souffrir en permanence ? Je me décide à franchir le pas. Alors, moi le prudent, je n’économise rien, embarqué dans un festin gargantuesque. J’avale mes deux quartiers jusqu’au dernier pépin, me lèche les doigts, et m’enivre de quatre généreuses gorgées d’alcool. Je fume la cigarette molle dans notre « restaurant », aussi, accompagné de Farid. Plus de limites, de barrières, le temps d’un anniversaire. Ça fait un bien énorme. Depuis quand n’ai-je pas bu une goutte d’alcool ? Depuis quand n’ai-je pas pensé à autre chose qu’à Françoise et sa leucémie ? Aux factures que j’ai du mal à payer et à ces cachets ronds qui finissent au fond de ma gorge quand ça va mal ?
Michel, lui, s’offre un torrent au goulot. Il tend la bouteille à Farid.
— Bois. Bois, ça te fera du bien à toi aussi.
Farid se lève et s’approche du réchaud.
— Non, pas d’alcool. Un thé plutôt. Un thé avec le zeste d’orange dedans. C’est une bonne idée, le zeste d’orange.
— Tu devrais laisser ta fichue religion de côté. Elle ne sert à rien, ici.
— C’est justement ici qu’elle me sert le plus.
Le silence nous tombe dessus. Michel agite subitement la vodka devant lui et rompt cette infernale absence de bruit.
— Vous pensez que si, un jour, on devait raconter cette histoire à nos petits-enfants, ils nous croiraient ?
Je lève les yeux vers la photo de Claire, qui tourne lentement, puis vers celle que vient de tirer Michel.
— Sans doute pas. C’est tellement irréaliste. Tellement… fou. C’est pour ça que cette photo de nous trois existe. Elle est la preuve de notre souffrance. Cette photo est un bien précieux, en définitive. On la ramènera à la surface avec Bienvenue.
Michel cogne du poing sur le dessus de son masque, se mettant à rire.
— Et puis, la folie ne sonnerait pas si creux. Retenez bien ce bruit de métal. Aussi longtemps qu’il résonnera dans votre tête, il prouvera que vous n’êtes pas fous. Tous les trois, nous avons réellement existé, ici, au fond de ce gouffre. C’est ça que nous devrons raconter. C’est ça que nous devrons transmettre. Pour que personne n’oubl…
Il ne termine pas sa phrase, la flamme du réchaud mollit et disparaît. Michel se redresse sur-le-champ.
— Non, non, ce n’est pas grave. Deux minutes, deux minutes, d’accord ?
Il part en courant avec le photophore et revient presque aussitôt. À toute allure, il libère le réchaud de sa recharge usée et en visse une nouvelle.
— Voilà, voilà… Hop, on n’a rien vu. Tout va bien, d’accord ? Il y en a encore deux là-bas, on est sauvés. Deux, vous imaginez ? C’est énorme, deux. Allez, on reboit un coup !
Il se met à rire, seul, un rire douloureux arraché à ses cordes vocales malades. Il n’allume pas, cette fois, laissant seulement brûler la flamme d’acétylène du réflecteur. Nous nous regardons à présent en silence, nous nous comprenons sans ouvrir la bouche. Que se passera-t-il quand nous manquerons de gaz ? Quand ce petit cercle mouvant qui nous abreuve, nous éclaire, nous réchauffe, nous nettoie, aura disparu pour de bon ?
D’un trait, un nouveau verre de vodka dévale dans ma gorge, me brûle le gosier. Je veux qu’il m’arrache les intestins et m’emmène loin de Vérité, je veux sortir de ce trou et ne plus penser à rien. Farid me prend délicatement le récipient vide des mains. Il y verse l’eau frémissante, gratte la pelure d’orange comme je le fais à chaque fois et boit un grand coup. Son nez goutte, il le frotte discrètement.
Voilà, je me sens voguer, déjà, l’enfer s’adoucit. J’éteins ma cigarette et me couche, les yeux tournés vers Farid. La voix de Michel résonne soudain, hors du temps :
— Si quelqu’un a des choses à dire, ou des confessions à faire, c’est peut-être le moment.
On dirait un oracle. Je me mets sur les coudes. Mon esprit divague. Je sens des choses curieuses dans mon ventre. Trois jours sans rien dans l’estomac… Des années sans vraiment boire. L’alcool a dû prendre l’autoroute jusqu’au cerveau sans passer par les intestins.
— Rien de plus qu’hier, rien de moins que demain.
— Et toi, Jonathan ?
J’essaie de réfléchir, je n’y arrive plus vraiment. Je me sens bien.
— Non, rien. On pourrait se mettre à raconter nos vies, mais…
— Justement, parle-nous de ces coups de piolet. Celui qui t’a fait ça, ce Max, tu ne crois pas qu’il a un rôle dans l’histoire ?
— Max est mort. Il est…
Tous ces remugles du passé, ils se sont accumulés dans mon crâne comme de la neige tassée par un blizzard. Les cauchemars, les réveils en pleine nuit. Les raconter à d’autres oreilles que celles de ma Françoise me ferait peut-être du bien. Michel me tend son verre, je bois encore une belle gorgée.
— Max Beck est mort après un bivouac sur le Siula Grande, dans la cordillère des Andes, en 1991. J’avais trente et un ans. Le Siula Grande, c’est… c’est un véritable enfer vertical, à cause de… des ice-flutes… une architecture de glace et de neige pulvérulente que seules les montagnes péruviennes savent façonner.
J’incline la main devant moi, mes yeux me font mal. Je suis là-bas, sur les pentes, à peiner dans l’effort. Je sens la neige me durcir les traits, les UV m’agresser la peau. Mon corps n’est plus que brûlure et douleur.
— Même à soixante-dix, quatre-vingts degrés de pente, cette satanée neige tient. Oh oui, elle tient bien. Et elle s’accumule en corniches. On dirait des champignons sur des troncs d’arbres géants. Max et moi, nous grimpions depuis deux jours, en route vers l’arête sud. On s’était gavé de nourriture avant l’ascension. Du chili comme on n’en fait plus, du porridge, des tas de fromages péruviens fabriqués avec du lait de chèvre. Si vous aviez pu goûter ce lait de ch…
J’entends les glottes claquer dans les gorges, la salive se déverser sur les langues gonflées par la faim.
— Bref, on riait, on sortait des blagues foireuses, persuadés d’une montée difficile mais faisable. Nous en avions vu d’autres. Le Kilimandjaro, trois ans auparavant, les Bridal Veil Falls l’année précédente, une tentative d’ascension du Cho Oyu juste l’année d’avant.
Je ravale ma salive.
— Dans les pentes du Siula, à cause d’une soudaine tempête, nous avons été obligés de bivouaquer sur l’une de ces fichues corniches. Il n’y avait aucun autre choix possible. En poursuivant notre ascension, on aurait gelé sur place. On ne voyait pas à un mètre.
Les mots me restent en travers de la gorge. Je me souviens encore si clairement… Nos lunettes couvertes de givre. Nos barbes coiffées de glaçons et ce vent, qu’on appelle là-bas le « balai de Dieu ». Max n’avait jamais aimé cette montagne, à cause de la météo changeante, mais il voulait se la faire, avec moi, comme une revanche sur notre mésaventure du Cho Oyu.
— … Au lendemain matin, quand le soleil est revenu, Max est sorti en creusant la neige entassée devant l’entrée de notre abri. Il faisait beau, Max sifflotait. On avait le moral, persuadés que le sommet était accessible en une matinée. C’est à ce moment-là qu’une partie de la corniche a entièrement disparu sous ses pieds. Nous n’étions pas assurés par une corde. Je… Je l’ai vu chuter de la hauteur d’un immeuble de trente étages, se fracasser contre la roche et disparaître au fin fond d’une crevasse, à plus de cinq mille mètres d’altitude.
Le silence m’ensevelit. Je me rappelle le moindre pli de sa combinaison rouge et jaune. Je vois encore ses globes oculaires, noirs de fatigue, se creuser de surprise, sa main agripper le vide, ses lèvres gercées se perdre dans un cri.
Je me prends la tête dans les mains. La dernière fois où j’ai parlé de l’accident remonte à si loin. L’ambassade de Lima… Puis, sur le sol français, les sponsors, la presse spécialisée, Extérieur évidemment… Françoise, bien sûr. Je me souviens aussi de l’orbe de silence qui avait frappé le milieu de l’escalade, la consternation, le sentiment d’une perte inestimable. Max était un alpiniste remarquable, à la grâce athlétique et au caractère impétueux. Mais, derrière cette façade de roc magnifique, il s’éclatait avec des prostituées avant chaque ascension. Et, par-dessus tout, il frappait son épouse.
Et elle restait avec lui, bon Dieu. Elle l’aimait malgré tout, comme le sherpa adule sa montagne.
Michel soupire.
— C’est quelque chose d’affreux à vivre. Voir quelqu’un partir sous ses yeux sans rien pouvoir faire. Être, en quelque sorte, un survivant.
Je m’allonge, Pok serré contre moi. Ça tourne de plus en plus.
— C’est… C’est comme vous, avec vos doigts sectionnés… Ce genre d’accident fait partie du métier. La montagne est belle, mais c’est une tueuse d’hommes. C’est la première leçon que… l’on apprend en grimpant.
Michel lève sa main mutilée devant son masque.
— Les risques du métier, ouais.
À nouveau, il se fige. Longtemps. Puis il revient subitement vers nous et pose la bouteille dans un coin.
— Bon… On éteint la lumière et on dort ?
Farid, replié sous sa couche, les yeux vers la toile, se perd dans une soudaine quinte de toux. Quelque chose de gras, d’inattendu, un raclement semblable à celui de la paille qui aspire le fond d’un milk-shake.
— Ferme pas, Michel. Ferme pas… Tu peux bien baisser au strict minimum, mais ferme pas…
J’acquiesce silencieusement en direction de Michel, la bouteille d’acétylène est grande et encore bien pleine, semble-t-il. Michel tourne le robinet à son minimum. Les ombres dévalent sur la toile, les ténèbres s’engouffrent à l’intérieur. Je les sens presque me caresser le visage. Je sais qu’Obscurité en a profité pour se glisser sous la toile. Je perçois, sur ma droite, de petits tressautements… Les narines qui aspirent l’air… Farid est en train de pleurer, mais il semble retenir son souffle pour que cela ne se remarque pas. Je roule sur le côté et me glisse dans son duvet. Sa voix se meurt :
— Qu’est-ce que tu fiches…
— Rappelle-toi. Un peu de chaleur humaine, ça n’a jamais brûlé personne. On n’a que deux duvets, on est trois.
Nos corps se touchent, je passe mes bras autour de sa poitrine bruissante, laissant couler la chaîne au-dessus de son flanc droit, et le serre fort contre moi. Je sens la chaleur monter.
— Ça va aller… Ça va aller, d’accord ?
Je claque la main au sol, Pok vient se plaquer contre mon dos, puis je détourne la tête vers Michel. Les vêtements pendent au piquet transversal et m’effleurent le front.
— Vous pouvez éteindre maintenant.
Ma tête me tourne. Dans l’obscurité, je me colle davantage à Farid. En dépit des habits, nos carcasses se chauffent l’une l’autre, s’unissent pour mieux lutter. Je plaque mes pieds sous les siens et colle mon front contre son dos. Je renifle son corps, les yeux fermés.
— Qu’est-ce que tu fous, putain ?
Il me donne un coup de coude, je sursaute. Je me retourne alors et pose honteusement mes mains à plat sur mon pantalon, au niveau de l’entrejambe.