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« Il est des hommes que l’épreuve révèle et auxquels la difficulté sert de tremplin… »

Marcel Bleustein-Blanchet,

président de la Fondation de la Vocation

La tente se dresse là, elle m’attend. Elle est rouge comme du sang. Elle ne sert à rien, il y règne un froid aussi cru qu’à l’extérieur, mais cette tente, c’est l’écran qui limite le regard, aide à oublier l’hostilité de l’endroit, qui isole et rappelle, dans sa simplicité, la chaleur d’un foyer. Je me trouve à mi-chemin, quand j’entends ce que jamais je n’aurais cru possible dans un tel endroit : des chants d’oiseaux. De petits rubans de notes aiguës et enjouées. Je me souviens du mange-disque et du quarante-cinq tours, les Oiseaux de votre jardin, 24 chants. On nous a amené l’impossible dans ce trou. Comme avec cette musique accompagnant les travailleurs juifs d’Auschwitz, on nous signifie qu’un oiseau pourrait fuir cette grotte, pas nous.

Je me dis alors qu’il y a sans doute pire que mourir ici : c’est vivre ici.

Un brouhaha me paralyse soudain. Je lâche la casserole et, courbant le dos, porte mes mains à mon crâne. On dirait que des montagnes s’effondrent. Je suis recroquevillé, genoux au sol, quand l’enfer cesse aussi brusquement qu’il est arrivé. Je me redresse alors, tremblant de partout. Les deux autres prisonniers jaillissent hors de la tente. Pokhara s’est précipité entre mes jambes, la queue repliée. L’Arabe est sur les dents.

— C’était quoi, ce délire ?

Michel se tient juste derrière, son masque joue les girouettes. Quelque part, des roulements se font encore entendre. Des pierres ou des stalactites bondissent sur des obstacles, se perdent dans le ventre des profondeurs.

J’ai du mal à m’en remettre. Ce bruit, c’était comme une détonation, comme…

— Des… des éboulements. De la pierre, de la glace. Le gouffre est vivant, et il n’apprécie pas notre visite.

— Le gouffre, vivant ? Tu déconnes, là ?

Je ramasse le récipient, aux trois quarts vide. La glace renversée est devenue sale. Les sifflements des oiseaux se poursuivent, martèlent à mes oreilles « Liberté, liberté, qui est dans la cage, cette fois ? ». J’aurais presque envie de tout lâcher et d’aller fracasser cet ignoble mange-disque. Je regarde une dernière fois autour de moi, puis retourne d’un pas ferme vers le glacier.

— Il faut que je recommence. Restez à l’intérieur.

— Parce que tu crois que cette toile, elle va nous protéger de quelque chose ? T’as entendu comme moi, c’était pire qu’un tremblement de terre. On va se faire écrabouiller par ces maudites stalactites.

— Et arrêtez ce fichu disque !

Et donc, je recommence cette fastidieuse tâche. Tout en grattant, je ne peux m’empêcher de jauger ces essaims de stalactites. Le gouffre est vivant… Et si c’était vraiment le cas ? Et si cette matière, autour de nous, n’était que la gorge d’un gigantesque monstre organique ? Les gouttes représenteraient sa salive. Les stalactites, son palais. Le puits, sa gueule. Je serre les dents et regarde partout autour de moi. Les interminables parois d’encre… Les ombres qui jouent avec ma lampe… J’imagine aussi des forêts d’yeux, qui nous observent en silence.

Retour à la tente, notre fameux nid d’oiseaux. L’entrée du modeste logis noircit de nos empreintes boueuses, déjà. Sans discipline, sans hygiène, ce lieu risque de devenir très vite invivable, propice aux infections. Il va falloir imposer des règles strictes. Garder notre dignité d’humains, aussi longtemps que nous le pourrons. Avec soin, je range quatre des cinq recharges de propane le long de la toile, et dépose la dernière entre Michel et Farid. Je la relie au Coleman par le raccord en inox, les gestes d’antan me reviennent aussitôt. Les deux hommes, sur leur tapis, ont ouvert leur duvet et l’ont passé sur leurs épaules. D’un geste sec, j’éjecte le disque de son appareil.

— Oh ! Pourquoi tu fais ça, mec ?

— Pour l’instant, ne gâchons pas les piles du mange-disque.

— Qu’est-ce qu’on en a à foutre, des piles ? Tu veux te faire un collier avec ? Tu te prends pour le chef ou quoi ?

— Il en faut un.

Muni du briquet, j’essaie de manipuler le réchaud. Il manifeste une muette résistance mais, après plusieurs tentatives, prend enfin vie. La corolle bleutée fleurit dans un plop gourmand. Ce plop du gaz, c’est ma madeleine de Proust à moi, l’intarissable souvenir de mes douze années d’alpinisme, les cahiers d’Extérieur au fond de mon sac.

Farid et Michel font le même geste : tous deux s’allongent sur leur tapis et rapprochent leur visage du gaz brûlant. Une chaleur toute relative descend le long de ma colonne vertébrale, elle me fait du bien. Je place la casserole sur le feu. Michel ôte ses gants et fait danser ses huit doigts au-dessus de la flamme. Quant aux phalanges de Farid, elles sont très raides et d’une blancheur inquiétante. La base de ses ongles tourne au violet foncé. Je lui explique qu’il a intérêt à se masser régulièrement les extrémités pour faire circuler le sang. Il râle, comme toujours, se plaint de ne pas avoir de gants. Je crois que je vais lui prêter les miens, mais pas tout de suite. Ils sont trempés.

— Oh ! Ce que ça fait du bien…

Michel augmente le débit de gaz, je le laisse agir, je ne veux pas gâcher ce moment de plaisir, mais il faudra veiller à ne pas torpiller nos réserves. Ça sent l’eau tiède, ici tout a une odeur. Je dépose mes moufles au pied de la petite bouteille. À la maison, ma mère profitait toujours de la chaleur du four pour y poser les serviettes humides, le linge mouillé, et réchauffer un peu la cuisine.

Je regarde la photo de ma fille, longtemps et tristement, tandis que dans la casserole, la glace crépite, révèle un murmure agréable. Les gaz de nos lourdes respirations se mélangent, chacun peut sentir l’haleine vide de l’autre, percevoir les manifestations organiques voisines. Nos poumons, intestins, estomacs s’expriment eux aussi. Avec la pointe d’un couteau, je gratte doucement la peau de l’orange, elle va parfumer notre boisson. Se regrouper autour d’un feu, si modeste soit-il, est un langage universel qui ne demande aucun traducteur. Tous trois, à ce moment-là, nous sommes à l’unisson.

Soudain, une goutte tombe sur le tapis. On lève les yeux. De petites perles d’eau apparaissent sur la paroi intérieure de notre tente.

— Mince, j’avais oublié. C’est à cause de la chaleur. Ici, l’humidité avoisine les cent pour cent. L’air chaud généré par la flamme monte, touche la paroi froide de la tente et se transforme immédiatement en gouttelettes. Si nos vêtements et nos duvets sont trempés, on est morts.

L’ambiance est de nouveau plombée. Je suis contraint de baisser le débit de gaz.

— On ne peut pas continuer comme ça. D’ici quelques minutes, j’éteindrai. La prochaine fois, on fera ça dehors. Je suis désolé.

Farid soupire. Il approche ses mains un peu plus près de la flamme.

— C’est pas vrai… Notre seul bon moment depuis le début.

— Je sais. Tant qu’on en est aux réjouissances, nous devrons nous forcer à boire chacun quatre litres d’eau pour compenser le manque de nourriture, affronter l’humidité, assurer le fonctionnement des reins et rester en vie. Ça nous permettra également d’avoir l’estomac plein. Il nous faudra donc gratter et faire fondre douze litres de glace chaque jour, ça fait à peu près deux heures de travail. Je compte sur vous pour m’aider.

— Douze litres ?

— Oui, douze litres. Dernière règle : en entrant ici, chacun d’entre nous ôtera ses chaussures, question d’hygiène.

Farid se mordille les doigts.

— Tu parles comme si on allait rester longtemps ici.

— On n’a pas le choix. Et maintenant, il faut qu’on discute du cadavre. Il va falloir… faire quelque chose.

Mes yeux s’orientent vers Michel et l’interrogent. Il tourne et retourne ses mains devant lui en des gestes nerveux.

— Les rochers…

Sa voix est de plus en plus éteinte. Après tous les cris qu’il a poussés, je doute que ses cordes vocales s’en remettent facilement, vu l’âpreté de notre environnement. Farid retire ses chaussures et se masse les pieds en grimaçant.

— Quoi, les rochers ?

— Les rochers qui bouchent la caverne où j’ai trouvé le mort, eh bien, je vais tenter de les bouger. Il y en a contre lesquels je ne pourrai rien faire, c’est sûr, mais il y en a aussi plein de petits, au-dessus. Il suffirait de créer une brèche, et je suis certain qu’on pourrait ficher le camp d’ici. Parce que cet éboulement, il n’était pas naturel. (Il passe son pouce par-dessus son épaule.) C’est lui qui a fait ça, pour nous piéger ici. Et s’il l’a fait, c’est qu’il est arrivé de ce côté. Là-derrière, il y a la liberté. Nos femmes nous attendent, je le sais.

Devant moi, la boisson dégage une agréable odeur d’orange, la vieille casserole est brûlante, la flamme siffle sous le cuivre. Me servant du gant pour serrer le manche, je remplis les deux verres et les leur tend. Farid me regarde, sans un mot, et porte le gobelet à ses lèvres. Je le vois baisser les paupières sous la caresse de la vapeur. Notre sauna à nous, les quelques instants d’un bonheur déjà consumé. Michel boit son thé d’un trait, se lève et ramasse le casque ainsi que la bouteille d’acétylène.

— Il faut absolument que je m’occupe, j’ai déjà faim. Je vais dans la galerie.

Je lui tends l’appareil photo.

— Prenez une photo de ces éboulements, qu’on voie à quoi ça ressemble.

— Non, non. Ce serait du gâchis, il ne reste qu’une photo.

— Et alors ?

— Je ne tirerai pas de photo, compris ?

Pour la première fois depuis notre arrivée, il a méchamment haussé le ton, ce qui me surprend un peu. Je pose l’appareil sur le côté, un peu contrarié. Pourquoi refuse-t-il ? Qu’y a-t-il vraiment, dans la galerie ?

— Tu pars, mais sans la lampe, dit Farid.

Michel s’empare du casque et de la bouteille d’acétylène.

— Hors de question. Vous aurez la flamme du réchaud pour vous éclairer. Il suffit de la mettre devant la tente pour éviter les gouttes, la laisser tourner et…

Je prends son verre et le remplis de thé, tout en parlant :

— Et quoi ? Attendre que la recharge de gaz se vide ? Ce gaz ne doit servir qu’à faire fondre la glace et nous laver.

— Il y a quatre autres recharges.

— Qui pourraient nous sauver la vie plus tard.

— Pas sauver. Prolonger… Prolonger la vie. Et la prolonger pour quelle raison ? Pour qu’au final, on y passe tous ? Écoutez… Ce que je vais vous dire, ça risque de vous choquer, mais vous savez que je travaille dans un abattoir. Mon père aussi, il travaillait dans un abattoir, comme mon grand-père et d’autres encore. La viande, chez les Marquis, ça se transmet de génération en génération. On pense viande, on dort viande, on mange viande…

J’ai l’impression de voir Farid saliver. Quelque chose de douloureux monte dans ma propre gorge.

— … Alors, quand je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de nourriture, qu’on se trouvait dans un gigantesque congélateur naturel et qu’il y avait devant nous une carcasse aussi grande et lourde que la mienne, je crois que j’ai pensé à un truc inimaginable. Très brièvement, mais j’y ai pensé. Et ça m’a fait tout drôle, au fond du cœur.

À l’entrée de la tente où s’est allongé Pokhara, il se retourne vers nous :

— Quand on débite de la viande depuis des années, on se pose plein de questions curieuses sur tout. Et sur la nature humaine, en particulier.

Michel me pointe de sa grosse pince de crabe en nylon.

— Vous, vous êtes un dur, un montagnard, vous résisterez très longtemps sans manger, pas moi. J’ai déjà trop faim, vous avez vu ma corpulence ? Alors restez là si vous voulez, à gratter des oranges, mais moi, je vais aller bouger ces rochers.

Il sort. Farid et moi, on se regarde en silence. Tous les deux, on a compris. À entendre les paroles de Michel, j’ai aussitôt pensé aux rugbymen des Old Christians d’Uruguay, dont l’avion s’est crashé en pleine cordillère des Andes.

Ces types-là ont dévoré les morts pour survivre.

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