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« Si je tiens tant à escalader l’Everest, c’est parce qu’il est là », George Mallory (1886-1924)

« Les mystères de l’alpinisme sont aussi impénétrables à ses pratiquants qu’à ceux qui ne mettent jamais les pieds en montagne », Jean-Christophe Lafaille (1965-2006)

« L’alpiniste est un homme qui conduit son corps là où, un jour, ses yeux ont regardé », Gaston Rébuffat (1921-1985)

« La montagne n’est ni juste, ni injuste. Elle est dangereuse », Reinhold Messner (1944-)

« Qui ne risque rien n’a rien », Sir Edmund Hillary (1919-2008)

« Dès le début, pensez que ce pourrait être la fin », Edward Whymper (1840-1911)

« Je ne suis pas suicidaire. J’ai peur de mourir, surtout de la manière de mourir. Cette peur est mon assurance-vie. Je ne cherche pas à connaître mes limites, car le jour où je les connaîtrai, je ne rentrerai pas pour en parler », Erhard Loretan (1959-)

Jonathan Touvier, n° 67 d’ Extérieur, février 1987

Sept alpinistes, sept destins

J’ai essayé de former des dates particulières avec les numéros du cadenas. Celles de la naissance et de la mort de Max, le 120591. Sans succès, évidemment. Max est mort, et j’ignore ce qui m’a poussé à croire, une seule seconde, qu’il pouvait être impliqué dans ce qui nous arrive.

Pourtant, j’y ai pensé.

La date de la mort du fils de Michel, 040207, a conduit au même échec. Cette date de naissance fut la dernière parole que Michel prononça. Longtemps, il s’est tenu au fond de la tente, les poings sous le masque, sans parler ni même bouger. J’ai bien cru, à un moment, qu’il dormait debout. Soudain, il a embarqué le casque, l’a placé au bord de sa galerie et s’est attaqué aux éboulements avec rage. On l’entendait grogner, d’ici. Il va très mal. Si physiquement nous sommes en meilleure forme, moralement, c’est une vertigineuse dégringolade.

Le lien est cassé entre Farid et moi. Il ne me regarde plus de la même façon, ses yeux portent de lourds reproches, comme si tout ce qui arrivait était ma faute. Je lui ai demandé de venir gratter la glace avec moi, il ne m’a même pas répondu, préférant son travail inutile avec les numéros du cadenas, qu’il a replacés à dix mille quatre cent deux.

Dix mille quatre cent trois, dix mille quatre cent quatre, dix mille quatre cent cinq…

J’ai bu beaucoup de vodka, ai relu la lettre adressée à ma femme, puis me suis rendu devant le glacier, en donnant des coups de chaîne dérisoires, sans force. Derrière moi, Michel se livre soudain à un drôle de ballet. Il se met à rapporter de grosses pierres issues de la galerie, auprès de l’une des parois. Il plie sous le poids de certaines d’entre elles, qui doivent bien peser trente ou quarante kilos. Je le regarde faire en silence. Désormais, il place chaque rocher à un endroit différent. Il grogne, fait rouler, tire, halète. Le sang de sa main blessée luit sur la pierre. Parfois, il se retourne vers le plafond de stalactites, semble chercher ou fuir quelque chose.

Il a terminé, on dirait. Avec ses maudits rochers, il vient de former deux arcs de cercle, orientés vers la paroi. On dirait… Deux cercueils sans couvercle. Michel se tourne subitement dans ma direction, les mains sur les hanches. Son masque rougeoyant me frigorifie. Puis il rentre dans la tente.

— Qu’est-ce que tu fais avec ces pierres ? je dis en le rejoignant un peu plus tard.

Sans répondre, il plante l’aiguille et du fil dans la peau de sa main, encore, et encore. Des sutures torturent sa chair dans tous les sens, par-dessus celles faites par Farid. Après avoir englouti le reste de notre casserole d’eau, il plonge directement dans son duvet, habillé, et ses seuls mots sont :

— Demain… Demain, on va bien s’amuser.

Deux minutes après, les poings sous le menton, il ronfle.

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