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« Je ne ressentais aucune émotion particulière. Je ne pouvais rien pour lui, et même si, selon toutes probabilités, il allait glisser, dévaler la pente et se tuer, je l’observais avec un certain détachement. Dans un sens, j’espérais même qu’il tomberait. Je ne pourrais jamais l’abandonner tant qu’il était capable de lutter, pourtant je me sentais impuissant à lui venir en aide. D’autre part, je savais que, seul, j’avais toutes les chances de m’en sortir, alors que si je tentais de le tirer de là, nous risquions fort d’y rester tous les deux… »

Extrait de La Mort suspendue (2001), de Joe Simpson

Témoignage que Jonathan Touvier a toujours refusé de lire

Seul sort un filet de voix à peine audible de ma bouche :

— Il existe peut-être une autre solution. Peut-être que…

Ça fait dix minutes que je cogne la hache contre les maillons de ma chaîne. Il n’en résulte que de pâles jets d’étincelles. Cet outil doit bien peser trois kilos, avec une tête rouge en acier à simple tranchant, un manche verni, coupé en deux pour que l’outil entre dans le coffre.

— Non, il n’y a pas d’autre solution, et tu le sais. Arrête de cogner, tu vas bousiller la lame. Il faut qu’elle reste le plus acéré possible. Enfin je dis ça, c’est pour ton bien. Maintenant, donne-la-moi, et éloigne-toi, si tu ne veux pas voir.

Mon front sue à grosses gouttes. Michel m’arrache l’outil des mains et hoche le menton vers le linceul.

— On n’a pas le choix. Vous êtes deux à posséder une entrave, et donc un émetteur. On commence par lui.

« On commence par lui. » Il porte la hache devant son masque et fait tourner la lame.

— Dis, tu connaissais son vrai nom, à Farid ? Afin qu’une fois sortis d’ici, on puisse… Enfin, tu vois ce que je veux dire ?

Je pense à la hache, à ma main, à mon corps. À Farid aussi. J’ai aimé ce gosse, pourtant je ne sais rien de lui, pas même son identité. Michel pose sa deuxième main sur le manche.

— Éloigne-toi.

Sans relever, je m’enfuis dans l’obscurité. Quand ce calvaire cessera-t-il ? J’ai si peur. Je me laisse glisser contre une paroi, le regard rivé vers notre abri. L’ombre de Michel grimpe sur la toile, difforme. La hache ressemble à la gueule ouverte d’un serpent prêt à mordre. Il se penche, déplace le linceul, je suppose. J’imagine le corps nu et blanchâtre du jeune beur, face à ce bourreau masqué. Bon Dieu, Farid souhaitait être lavé, enterré convenablement, il voulait qu’on prie pour lui. Mais même dans la mort, on le souille. J’ai envie de me lever, d’aller tout interrompre, mais je n’y arrive pas.

L’ombre se cabre, haut dans la tente, et rabat d’un coup ses bras vers le sol.

Même avec mes oreilles bouchées, le bruit du métal contre l’os me transperce. Le genre de craquement qu’on n’oublie jamais. Je lâche un cri étouffé, alors que l’ombre se redresse, encore, et qu’au-dessus du lourd crâne métallique, des filets de sang s’étirent comme des crocs. Nouvelle attaque, plus rapide, décisive, accompagnée du hurlement de Michel dont je me souviendrai jusqu’au dernier souffle.

On me touche soudain l’épaule, je crie et bascule sur le côté.

— Ce n’est que moi.

Michel se tient à mes côtés. J’ai dû, je ne sais pas, m’évanouir quelques secondes. Il m’attrape le poignet et me tire vers la tente. Je ne veux pas rentrer à l’intérieur, mais il me dit que Farid n’est plus là.

— Où est-il ?

— Quelque part, dans cette grotte. Allez, viens.

Les parois internes de la tente, comme le masque de Michel, perlent de sang. Ça dégouline encore. J’aperçois des fentes profondes dans le tapis en mousse. Je me sens mal, tandis que Michel me montre le petit rectangle verdâtre qu’il tient entre le pouce et l’index. On dirait un circuit imprimé, troué en son centre.

— Il fallait dégager le pied pour l’atteindre. Heureusement que Farid était mort. Au moins, il n’a pas souffert.

Je ne réagis plus. Ni à ce que je vois, ni à ce que j’entends. Il prend ma main enchaînée et désigne le cerceau.

— Un autre doit se trouver quelque part, à l’intérieur de ton entrave. Les instructions dans la lettre n’étaient pas bidon. Si j’étais effectivement parti, tout à l’heure, alors ma tête aurait…

Il écrase ses deux poings sur son crâne.

— Cette espèce de circuit électronique est retenu par une petite vis qui passe dans le trou de la carte et se fiche dans l’acier. À cause de ton poignet, on ne peut pas l’atteindre, ni même le toucher. Mais… une fois le cerceau vide, je pourrai l’enlever facilement.

Mes doigts se rétractent sur le tapis, mes ongles pénètrent la mousse. Mes dix ongles, mes dix doigts. Face à moi, la casserole est posée sur le réchaud tourné à pleine puissance. Le fond du récipient a pris une teinte rougeâtre, les flammes ronflent. L’ustensile dans lequel nous avons mangé mon chien et bu tant d’eau va servir de cautère, me brûler les artères, les veines, cuire la chair, éviter que le sang pisse, que je me vide, à la vitesse d’un porc égorgé. Michel me prend le poignet et le serre fort.

— Je crois que je peux faire du bon boulot avec toi, Jo. Oui, oui. Quelque chose de propre.

Il se stimule, comme si on allait trancher sa propre main. Il a rassemblé l’aiguille devant lui, de l’eau dans les deux gobelets et beaucoup de fils en nylon. Le tranchant de la hache est maculé. Je n’en peux plus, dans ma tête, ça résonne. Je n’arrête plus d’entendre le bruit d’os broyés.

— À boire, donne-moi à boire.

Il me tend un gobelet d’eau tiède. J’en renverse la moitié sur moi. Je ne parviens plus à tenir quoi que ce soit. Il saisit le manche de la casserole avec le tissu de son blouson et la fait pivoter d’un quart de tour.

— Si seulement on avait gardé un peu de vodka. Toi, tu aurais picolé, et moi… moi aussi. L’alcool aurait tellement facilité les choses.

Il prend un morceau de nylon et le lâche dans le récipient. Ça fond tout de suite.

— C’est bien brûlant, on va y aller. Plus l’heure approche, et plus j’ai peur de te faire du mal. Et merde ! Pourquoi ça m’arrive maintenant ?

Je suis allongé à présent. Délicatement, Michel me prend la main et la roule dans la chemise de Farid, qu’il a remplie de glace.

— Depuis que ce froid nous pourrit la vie… Il va nous avantager pour une fois. Ralentir la circulation. Tu vas perdre les sensations dans ta main, comme si on l’anesthésiait. Oui, oui, tu seras anesthésié.

Il fixe encore l’outil, sa silhouette meurtrière. Mes lèvres soufflent :

— Et si tu ne parviens pas à me remonter à la surface ? Si je m’évanouis et que…

— J’y arriverai. Rappelle-toi ce qu’a raconté Farid. Notre bourreau a descendu les corps seul, sauf le mien car je suis, ou plutôt j’étais bien trop lourd. Toi, t’es un poids plume. Je réussirai à te porter là-haut.

— Tu ne peux pas en être sûr.

— Au pire, je te laisse et je reviendrai te chercher. Mais le plus important, c’est de récupérer le capteur.

Je l’agrippe par le col, à bout de forces.

— Et si tu ne reviens pas me chercher ? Et si tu disparais à tout jamais, sans appeler les secours ?

— Pourquoi je le ferais ? Tu es l’homme de la femme que j’ai voulu sauver. Celle à qui je dois donner ma moelle, ne l’oublie pas.

Nous nous jaugeons longuement en silence.

— Il n’y a pas d’autre choix, Jonathan. C’est le moment où tu dois me faire le plus confiance.

Lui faire confiance… Tout s’enchaîne sous mon crâne. Je m’imagine manchot. Mon corps, déformé par l’amputation. Moi, un alpiniste qui ai grimpé l’Everest.

— Sans ma main, je… je ne pourrai plus écrire, je… je ne pourrai même plus grimper dix mètres pour montrer aux jeunes, je… C’est tout qui s’arrête pour moi. Toute ma vie. Je… Je ne veux pas blesser mon corps, il est sacré, tu… tu me comprends ?

Il inspire profondément.

— Tu peux continuer à me priver d’Émilie. Et condamner ta propre femme, aussi. La laisser mourir, seule, dans l’ignorance. Et ta fille, tu y penses ? Toi seul peux nous rendre la liberté, à tous. Que choisis-tu ?

L’air hagard, lointain, je considère ma main, je remue mes doigts qui commencent à geler. Ces doigts, ils m’appartiennent, ils se sont battus pour exister, me hisser si loin, si haut, dans la verticalité du monde. Je ne veux pas les perdre, je refuse de mutiler ce corps qui m’a tant donné.

Et pourtant, je bafouille :

— On… on le fait, Michel… On le fait… Mais avant…

Avec la pierre tranchante, je m’approche de mon calendrier. Je trace difficilement un dernier trait dans le matelas en mousse.

— Huit jours. On a tenu au moins huit jours dans cet enfer. Je veux que ce tapis reste ici, comme le témoin de notre calvaire.

Au-dessus de moi, je regarde la photo Polaroid de nous trois une dernière fois, la décroche et la pose à côté des petits bâtons gravés dans le tapis. Puis je reprends ma position. Michel découpe de larges lamelles de tissu dans l’ex-blouson de Farid.

— C’est pour les pansements… Et puis…

Avec le tranchant de son outil, il taille dans les semelles des chaussures de Farid, restées dans un coin. Il grogne face à l’ouvrage, puis me tend une bande caoutchouteuse d’une dizaine de centimètres.

— Pour toi. Tu te la fourreras entre les dents, le moment venu, et tu mordras, de toutes tes forces.

— Oui, oui… Mordre… Ils le faisaient, au Moyen Âge, hein, Michel ? Et ils survivaient. Il n’y a pas de raison.

Il hoche la tête.

— Et maintenant, on attend. Dès que tu n’arriveras plus à remuer tes doigts, on y va.

Il s’assied en tailleur, en face de moi, la hache entre les jambes. Il a ôté ses gants, ses doigts tremblent. Avec les flammes, son masque joue en tonalités orange et rouges, on dirait le diable. Je grince des dents, à n’en plus finir, mes mâchoires me tiraillent. Mes ongles crissent sur le mors, je ferme les yeux et respire au ralenti. Juste une main… Un stupide morceau d’anatomie, contre la vie de ma femme. Certains sacrifieraient un rein, une cornée pour une poignée de billets.

Si fort que je contracte, le pouce ne bouge plus. Michel s’agenouille, il passe la lame de l’outil sur la flamme. Je tremble de partout.

— C’est l’heure.

Mes épaules tressaillent. Michel plaque ma main sur un rocher bien plat qu’il a ramené tout à l’heure.

— Tu coupes là, d’accord ? Juste entre le cerceau et ma main. Pas plus, pas plus, s’il te plaît.

Je me cabre brusquement et tire de toutes mes forces sur le cerceau de la chaîne.

— On peut encore gagner un ou deux centimètres, je le sais… Oui, oui… Un demi-centimètre, quelques millimètres supplémentaires, ou alors…

— Arrête, ça ne sert à rien. Il faut agir vite à présent.

Je lui attrape le col et me mets à pleurer.

— Un seul coup. Frappe en un seul coup, je t’en supplie.

Je repose ma main bien à plat. Michel manipule la hache nerveusement, il la lève soudain au-dessus de sa tête, je hurle et détourne le visage. Mon cœur va exploser dans ma poitrine.

Le bruit est monstrueux. Des éclats de glace se fichent dans mes joues.

Je ne sens plus rien.

Je rouvre les yeux, incapable de réaliser ce qui vient de se passer. Ma main est toujours là. Michel observe la sienne, la tourne, la retourne.

— Un jour mes doigts sont passés dans une trancheuse. Je les ai vus disparaître dans un trou d’évacuation, avec les fluides des cochons. Comme de petits troncs d’arbres. Je… Je ne les ai plus jamais revus. Je pense souvent à ça, je…

— Quoi ? On s’en fout ! Vas-y ! Frappe !

— Non, non… Pas maintenant. Je… (Long silence.) On peut encore attendre un peu, hein ? Ça fait mal, des doigts coupés. Ça ressemble à des aiguilles chauffées à blanc, qu’on t’enfonce une à une. Une main, ça doit être encore pire. On peut…

Le gaz commence à s’essouffler. Je donne de grosses claques sur sa face d’acier.

— Fais-le ! Tranche cette main !

Je le perds, il se fige en regardant son fichu membre estropié.

— Tu l’as tué, Jonathan ? Dis-moi juste si tu l’as tué. Moi, je ne peux pas faire de mal à des innocents. Tu le sais.

Le gaz tressaute, pour la deuxième fois. Ce n’est pas le moment que Michel sombre. Je me mets à hurler :

— Le troisième mot disait la vérité ! Je suis un tueur !

Mes yeux ne reflètent plus que de la haine. Michel me regarde, immobile.

— Oui, j’ai tranché la corde en maudissant Max Beck !

Je me mets à rire. Ce rire dément qui devient incontrôlable et m’envahit les tripes.

— Il avait presque réussi à remonter avec les nœuds Prussik. Il n’était plus qu’à un mètre de moi quand j’ai coupé. Je l’ai tué pour avoir sa femme. Max est tombé en me voyant perché au-dessus de lui. T’es ici à cause de moi. Parce que je suis un assassin. Parce que je paie mon crime. Je suis un menteur, un voleur et un tueur.

Je ris encore. D’un mouvement très violent, Michel pousse ma tête vers l’arrière. Sa respiration gonfle, il souffle par le nez. Ça y est, il est revenu à la réalité, il va le faire. Mon rire s’estompe sur-le-champ. Je détourne le front, enfonce le mors au travers de ma bouche. J’ai peur de fermer les yeux, mon front perle, j’ai chaud, très chaud.

Je pense à ma famille. Des couleurs défilent sous mes paupières, des étoiles, des papillons. Mon cœur bat vite et partout, dans mes tempes, ma gorge. Ce n’est pas bon, la pression devient trop forte, le sang va vouloir gicler, maculer la toile, repeindre les duvets. J’entends alors la voix de Michel :

— C’est seulement maintenant que l’enfer commence.

Le feulement de la lame.

Déconnexion.

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