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« Tom se dit qu’après tout l’existence n’était pas si mauvaise. Il avait découvert à son insu l’une des grandes lois qui font agir les hommes, à savoir qu’il suffit de leur faire croire qu’une chose est difficile à obtenir pour allumer leur convoitise. Si Tom avait été un philosophe aussi grand et aussi profond que l’auteur de ce livre, il aurait compris une fois pour toutes que travailler c’est faire tout ce qui nous est imposé, et s’amuser exactement l’inverse. Que vous fabriquiez des fleurs artificielles ou que vous soyez rivé à la chaîne, on dira que vous travaillez. Mais jouez aux quilles ou escaladez le mont Blanc, on dira que vous vous amusez. »

Extrait des Aventures de Tom Sawyer, de Mark Twain.

Premier « gros livre » que Jonathan Touvier lut ;

il avait neuf ans

— Ça va ?

La voix qui résonne. La danse des ombres au plafond. Le souffle fatigué de la corolle bleutée, devant la tente. Je me redresse sur les coudes, avec l’impression d’avoir avalé un sac de sable.

— Qu’est-ce que…

Farid est penché au-dessus de moi, son haleine a l’odeur du vide. Il roule sur le côté et retourne au niveau du coffre.

— Tu t’es évanoui, il paraît. L’Autre t’a ramené jusqu’ici.

Les toiles, de chaque côté de l’entrée, sont enroulées et nouées. J’aperçois, au loin, dans les alentours du glacier, une autre lueur en mouvement : le casque.

— C’est moi qui l’ai mis dehors, le réchaud. T’as raison, ça craint vraiment trop, ces gouttes suspendues, j’ai essuyé la toile avec une serviette. Et puis moi, je veux pas qu’il fasse entièrement noir, tu comprends ? Parce que j’ai l’impression d’être mort. Regarde mes doigts, ils ressemblent à des glaçons. Même avec les gants, ça va pas bien, faut que je les réchauffe, en permanence. Et si tu permets, maintenant, je récupère mon bien.

Il retire les gants qu’il m’a sans doute passés pendant mon inconscience et les enfile.

— J’ai bossé sur le cadenas, mais on irait plus vite à deux, sans jamais s’arrêter. Un qui tourne, un qui tire l’anse. On n’en est qu’à deux mille cent soixante-sept, t’imagines ? Il fait trop froid, on dirait que mes os vont se briser.

Je me palpe le crâne.

— Ça ne m’est jamais arrivé. M’évanouir comme ça. Combien de temps je suis resté dans le gaz ?

— Pas mal de temps, je me serais inquiété si t’avais pas respiré comme une turbine d’avion et si t’avais pas parlé.

— J’ai parlé ?

Il acquiesce.

— Tu m’étonnes, t’as l’air de faire des sales cauchemars. Ton père te battait ?

Mes mâchoires se contractent.

— Pourquoi tu dis ça ? Qu’est-ce que j’ai raconté ?

— Oh rien… Mais moi, pendant ce temps-là, j’ai bien dû fumer deux ou trois clopes, et tourner trois ou quatre cents fois ces molettes. D’ailleurs, j’ai de plus en plus de mal à les allumer, mes clopes. (Il ouvre son deuxième et dernier paquet, et en sort une au hasard.) Regarde, elles débandent complètement. Le mange-disque ne marche plus. Trop humide. Plus de musique, et plus de clopes. Je vais devenir quoi, moi ?

Il renifle, se bouchant une narine. Le raclement dans sa gorge n’augure rien de bon.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Je secoue la tête.

— Je l’ignore. Je crois que ça ressemblait à une hypoglycémie, j’ai vu des étoiles, puis plus rien.

— C’est pas toi, le mec censé être le plus endurant de nous tous ?

— Je suis surtout le plus vieux. Et puis la montagne, l’extrême, c’est loin.

Je regarde avec attention sa lèvre inférieure, sérieusement gonflée. Je vais pour la toucher, il me repousse.

— T’es pas ma mère. C’est rien, j’ai déjà vu pire.

Il hoche le menton vers le coin de la tente, se frottant les épaules.

— T’as pas remarqué ?

J’épouse la direction de ses yeux, et ma poitrine se contracte. L’endroit où se trouvaient l’orange restante, les deux bouteilles de vodka, la casserole ainsi que les réserves de gaz est vide. Seules restent les assiettes, Bienvenue sous son gobelet, ainsi qu’une cartouche de gaz renversée. Je me précipite et la secoue, incrédule.

— Elle est vide, confirme Farid. Ce porc d’homme masqué a décidé de jouer avec nos vies en embarquant les recharges de gaz et en les utilisant comme bon lui semble. Il veut le contrôle.

Assis, le jeune beur regroupe ses genoux contre son torse et passe ses bras autour de ses tibias.

— Il ne se promène plus sans le flingue chargé. Il m’a pointé avec, quand il a tout embarqué, parce que je voulais l’en empêcher. Je… Je te jure, j’ai cru qu’il allait m’allumer. T’aurais entendu sa voix… On m’a jamais braqué avec un flingue de cette façon-là. Je suis sûr que, derrière son masque, il souriait. Le tueur, c’est lui. C’est sûr que c’est lui. Pour une raison X, il a buté le type avec le tatouage. Et puis je te dis, il est en train de péter un câble, ce mec. D’abord, il me voit faire des choses que j’ai pas faites. Je l’entends aussi parler, des fois, seul. Puis ce vol, maintenant. Parce que c’est bien un vol.

Je le regarde en face, j’y lis la détresse d’un gosse paumé, sans guère de repères.

— Dis-moi que tu n’as rien jeté dans ce puits.

Il retire son gant droit et plaque sa paume sur son cœur, deux doigts en V.

— Je suis un bon musulman. Je te jure, sur ma mère… Ce sac, il était déjà là. Alors ? Tu me crois au moins ?

— J’aimerais bien.

Je me retourne, cherche mon chien. Il a disparu. Brusquement je me lève et me rue vers l’entrée. Ma tête tourne encore un peu.

— Pokhara ! Pok !

Mon animal est allongé, en retrait, dans une niche naturelle, à même le sol. Il redresse la gueule, me jauge d’un œil indifférent et continue à vaquer à ses occupations. Je plisse les yeux, m’approche. Il est en train de s’arracher les poils des pattes. Des îlots de chair à nu rosissent le long de ses membres.

— Pok ! Pourquoi tu fais ça ?

Il grogne sans me regarder. Son oreille droite se tend, sa queue s’épaissit, sa babine gauche vibre. C’est le signal clair qui m’indique de rester à distance. Je n’avais plus vu un tel comportement depuis le cambriolage. Lui aussi, il morfle, et nous montre à quel point nous dérivons, tous.

Un éternuement me distrait. Je me penche à l’entrée. Farid me fixe d’un air apeuré. Il enroule son duvet autour de son cou, de ses épaules.

— C’est rien. Juste un éternuement, d’accord ? Ça va passer. Si, si, ça va passer, je te le jure, mec. Ma mère, elle a toujours dit que j’étais un gaillard solide. Jamais de rhume, rien, mais le problème, c’est mes extrémités. Les mains, les pieds. J’ai une mauvaise circulation d’après le docteur, il faut toujours que je les réchauffe. Quand je ramassais les patates dans les champs, chaque mois d’octobre, j’avais souvent l’impression de me casser en morceaux au moindre coup de vent. C’est comme cette maladie qu’on appelle l’alexie, j’y peux rien.

— Ce rhume arrive parce que cette grotte, elle pénètre en chacun de nous. Jusqu’au fond de nos gorges, de nos tripes. Elle refuse de se laisser posséder, alors elle nous possède. Écoute-la chanter, écoute-la se foutre de nous. Si on veut s’en sortir, il faudra la combattre, à chaque instant. Tu ne te laisses pas aller, d’accord ?

Son silence est, en soi, un signe de faiblesse. Je pointe le gobelet retourné.

— Regarde Bienvenue, mon araignée, et dis-toi que si un organisme si fragile y arrive, alors nous y arriverons aussi.

Je m’apprête à m’éloigner, il m’appelle.

— Jonathan ? J’ai faim.

La faim, un mot qui me percute le crâne cent fois par jour.

— J’ai faim à un point tel que je pourrais me bouffer le bras. Ça fait quoi ? Trois jours qu’on est ici ? Trois ridicules bâtons verticaux… On dirait que ça fait des mois. Je… Je sais pas s’il y en aura beaucoup d’autres, des bâtons. J’ai… J’ai déjà envie de dormir, et de ne plus jamais me réveiller. Ce serait tellement plus simple.

En entrant de nouveau sous la toile, je me rends compte à quel point nos corps en perdition sentent mauvais.

— C’est maintenant que la sensation de faim se révèle la plus forte. Il faut tenir, ton organisme va s’habituer au manque, l’eau parfumée à l’orange lui suffira. Tu as l’habitude avec le ramadan, non ?

— C’est pas pareil. Et puis, on triche un peu, au ramadan. Là, j’ai le sentiment que les batteries, elles seront bientôt à plat.

— Je sais, je sais. Le froid y joue pour beaucoup, il force notre organisme à puiser dans les réserves pour maintenir la température de croisière. C’est ce qui peut expliquer aussi les choses curieuses que nos yeux voient. Mais si j’ai découvert une petite araignée, c’est qu’il existe d’autres insectes cavernicoles dans ce gouffre, ou d’autres bestioles. Nous les mangerons, s’il le faut.

— J’ai pas vu d’insectes. Aucun être vivant. Les seuls microbes qui traînaient, c’était pour moi. Et même ? Si on trouve un scarabée, on le partage en trois ?

Je repense à la bestiole, ou ce je-ne-sais-quoi qui semblait ramper sur la roche. J’en frissonne, tandis que Farid renifle encore.

— Tu vas m’en vouloir de… de songer à un truc pareil, mais… ça tourne dans ma tête, depuis quelques heures. Et je n’arrive pas à me défaire de l’idée.

— Quoi donc ?

— Il existe peut-être une solution à ce problème de bouffe. Quelque chose qui pourrait nous aider à tenir plus longtemps. Nous redonner un peu de forces, de courage, et de la chaleur. Nous dire que…

— Parle au lieu de tourner autour du pot !

— Ton chien.

Sa réponse me tranche les veines, j’ai l’impression de me vider de mon sang. L’évidence, leur évidence ne m’avait même pas traversé l’esprit. Parce que Pok n’est pas juste un chien. C’est mon meilleur ami.

— Mon… Mon chien ?

Farid se redresse, découvrant ses épaules couvertes de duvet. Il a ôté ses gants, et ses doigts sont vraiment dans un sale état.

— Depuis le début, je me demande pourquoi il est là, ton chien. Pourquoi on t’aurait privilégié, toi, pourquoi on aurait voulu te faire plaisir. Tu vois, ici, la notion de plaisir, elle a pas vraiment lieu d’être. Notre bourreau, il t’aurait jamais fait une fleur, vu son sadisme. Et puis ces assiettes, ces couverts… Je crois que la faim, elle a apporté une réponse à tout ça. C’est dingue comme ça aide à réfléchir, un estomac vide.

La colère monte en moi.

— Jamais on ne touchera à Pok.

— Je sais, tu m’as raconté. Mais c’est pas toi aussi qui disais qu’on n’abandonne pas quelqu’un qui a besoin d’aide ? Bientôt, j’aurai besoin d’aide. Je veux pas mourir, pas ici, pas comme ça. Ton chien, c’est qu’un animal.

— Pok représente bien plus pour moi. Le jour où je l’ai arraché à sa mort programmée, ce n’est pas moi qui lui ai sauvé la vie. C’est lui qui a sauvé la mienne.

— Justement, il peut encore te sauver la vie, et à nous aussi. Un sacrifice pour le bien de la communauté. On est en démocratie, mec. Si on fait rien, on va tous crever de toute façon, et lui avec.

— Non, désolé. Manger mon chien, ce serait… ce serait du cannibalisme.

Farid retourne dans son coin en renfilant ses gants. Il renifle une cigarette avec envie, mais se retient de la fumer.

— En tout cas, dis-toi bien que si moi j’y ai pensé, alors Michel aussi. Et lui, il te demandera pas ton avis.

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