3



L’organisme humain est composé de soixante à soixante-dix pour cent d’eau. Une alimentation qui apporte une ration calorique journalière de 3 500 calories nécessite un apport de 3,5 litres d’eau, faute de quoi cette eau sera prise sur les réserves de l’organisme.

Survivre dans toutes les conditions, livre écrit par Max Beck, partenaire de grimpe et ami de Jonathan Touvier

Mon pas s’accélère. J’ai alors la sensation d’un violent hold-up intérieur.

L’oreille gauche cassée, l’ossature brute de la tête, la dentition en ciseaux… C’est bien lui, Pokhara. Je m’accroupis et le serre contre moi. Mon chien est vivant.

— Ça va aller, mon Pok. Ça va aller.

Je devine sa peur. Les chiens-loups tchécoslovaques n’aiment pas l’inconnu. Je le caresse tendrement, essaie de le stimuler. Il écume, encore dans le gaz. On l’a méchamment drogué, lui aussi. Je me redresse, plein de rage et honteusement soulagé de trouver mon animal auprès de moi : je ne suis pas seul dans ce trou.

Je décide de suivre les maillons de ma chaîne. Le sol est noir et humide. J’avance, me retourne en même temps. Pokhara disparaît progressivement, par manque de lumière. Ce chien est un hymne à la liberté, pourquoi l’avoir entraîné dans cet endroit effroyable avec moi ?

Je progresse sur un sol plat, lisse, pendant une dizaine de mètres. Puis la surface s’attendrit. De la boue craquante, presque gelée, devance un ensemble d’énormes rochers. Droit devant moi, mon cône de lumière se limite soudain à une paroi abrupte. Je lève le front, la flamme du photophore dévoile des stalactites de glace et de calcaire, tout là-haut, à au moins sept mètres. J’en ai rarement vu de si grosses. Cet endroit, on dirait la mâchoire ouverte d’un monstre de science-fiction.

Je réfléchis vite. Qui dit boue dit chute de glace. Qui dit chute de glace, dit eau. Bonne nouvelle… Enfin, façon de parler, c’est comme annoncer à un condamné qu’on ne le tuera pas demain, mais après-demain.

Me voici au bout de la chaîne, ou à son début, plutôt. Un pieu l’accompagne jusqu’au cœur de la pierre, il est impossible à arracher. Je soulève même des rochers pour les fracasser dessus. Ça résonne, mais rien ne bouge. La pénétration dans la paroi est propre, chirurgicale. Seul un outil pneumatique a pu l’enfoncer avec une telle puissance.

La réserve de gaz acétylène porte des lanières grises, je la passe sur mon dos et m’oriente sur la droite, longeant la paroi. Ma vue, ma vie se résument à cette bulle d’ambre, projetée par le réflecteur en aluminium. Mes oreilles réagissent à des sifflements et des écoulements. Mon nez renifle l’humidité, ainsi que l’odeur particulière du calcaire trempé.

Je baisse le front, mon entrave doit bien mesurer vingt mètres, je progresse avec prudence. En face se dessinent des lits de rognons minéraux, des fissures de glace translucides, des épaves de quartz et de feldspaths brisés. Ce « décor » aurait pu être beau, il n’est que cauchemardesque.

Je dois halluciner parce que j’aperçois soudain un mur vertical, constitué uniquement de glace. On dirait une vague géante, prête à se rabattre comme une mâchoire. Cette paroi, sans doute née de l’humidité, du froid et de la condensation, doit se comprimer là depuis des milliers d’années. Ma lumière lui creuse le ventre, et me renvoie des bleus magnifiques. Qui dit glacier souterrain, dit endroit profond. Au moins trente, quarante mètres sous terre. Là où la lumière du soleil n’est jamais rentrée, et ne rentrera jamais.

— Assez, maintenant ! Laissez-moi sortir !

Demi-tour. Je repasse vite devant la tente pourpre. Le vent hurle, quelque part. Pokhara n’a pas bougé. J’entends sa poitrine craquer, je le regarde longuement et me rends compte que si j’ai trouvé l’eau – de l’eau en blocs qu’il faudra faire fondre par un moyen ou un autre –, je n’ai pas encore déniché de nourriture. Pokhara est un Ceskoslovenky Vlcak, davantage loup que chien depuis son passage à tabac, il y a quatre ans. Je le connais autant que je me connais moi-même. La première chose qu’il fera, au réveil, sera de chercher de la nourriture.

Je l’abandonne encore et m’aventure de l’autre côté. Tête levée, je discerne, tout là-haut, une cheminée étroite, sans fin, sans clarté. Le boyau part droit et large, sur cinq ou six mètres, avant de se réduire en chatière.

— Oh ! À l’aide ! À l’aide !

Mes paroles bondissent de loin en loin. Tout résonne, chaque son est amplifié. D’un coup, mon cœur se serre, je me plie avec l’envie de vomir. Mais rien ne sort. J’essaie encore d’avancer, ma chaîne se tend au maximum et mes semelles atteignent une ligne rouge, au sol. Je me baisse. De la peinture sèche… La ligne part à droite, à gauche, en arc de cercle. À l’évidence, cette frontière désigne mon territoire. Une prison dans une prison. Je me prends la tête dans la main. La ligne de peinture, le thermomètre, l’appareil photo, les disques vinyle… Cela semble tout à fait irrationnel.

Je pars sur la gauche. Mes pieds suivent au centimètre près la ligne, sans que je puisse la dépasser. J’entrevois, au loin, d’autres parois, puis un trou dans la roche, juste en face de moi. Une vaste galerie, semble-t-il, qui part tout de suite en courbe. Est-ce là la raison de mon entrave ? Cette bouche inaccessible offre-t-elle un moyen simple de remonter à la surface ?

Je cours, me dirige vers le dernier quart inexploré où je découvre un puits naturel. Je me penche avec prudence et sens une puissante aspiration. Un courant d’air descendant, glacial, laisse présager un immense réseau souterrain, plus profond encore. Je suis frigorifié. Mon cercle de lumière n’atteint même pas le fond, la flamme du photophore bruisse et frôle l’extinction, tant le vent est violent. Cette gueule qui chante la mort n’a pas de fin, elle se prolonge vers le ventre de la planète.

Une goutte coule de mon nez. Le froid agresse. Je cours encore. À nouveau, mon humble halo divulgue l’inimaginable. Je cligne des yeux, sans cesser, dix, quinze, vingt fois.

Il est toujours là.

Je m’avance doucement, anéanti. Là, de l’autre côté de la ligne rouge, allongé à même la roche. Un type, immobile, hormis son pouce gelé, qui remue mollement. Juste sous ses talons repose une enveloppe.

L’homme ne porte pas d’entrave.

Mais un masque de fer lui enserre le crâne, et la noirceur de son métal lui dévore le visage.

Загрузка...